Skip to main content

Full text of "Les sources du merveilleux chez E. T. A. Hoffmann"

See other formats


BIBLIOTHÈQUE  DE  PHILOLOGIE  ET  DE  LITTÉRATURE  MODERNES 


P.  Sucher 


Ancien  élève  de  l'Ecole  normale  supérieure 
Agrégé  de  l' Université. 


Les  Sources 

du  Merveilleux 

che\  E.  T.  A.  Hoffmann 


LIBRAIRIE  FÊLfX  ALCAN, 


LES  SOURCES 

DU  MERVEILLEUX 

CHEZ  E.  T.  A.  HOFFMANN 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2014 


https://archive.org/details/lessourcesdumervOOsuch 


LES  SOURCES 

DU  MERVEILLEUX 


CHEZ  E.  T.  A.  HOFFMANN 


P  A  R 


PAUL  SUCHER 

Ancien  élève  de  l'Ecole  Normale  supérieure, 
Agrégé  de  l'Université. 


PARIS 

LIBRAIRIE  FÉLIX  ALGAN 
LIBRAIRIES  FÉLIX  ALGAN  ET  GUILLAUMIN  RÉUNIES 

108,    BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,  108 

1912 

Tous  droits  «le  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


BIBLIOGRAPHIE 


1°  Éditions  des  œuvres  d'Hoffmann  ;  la  correspondance. 
2°  Ouvrages  relatifs  au  magnétisme. 

3°  Ouvrages  relatifs  à  la  psychologie,  psychopathie,  médecine,  etc. 

4°  Les  philosophes  naturalistes. 

5°  Magie  et  Gabbale. 

6°  Littérature  romanesque. 

7°  Hoffmann  et  la  critique. 

A.  Ses  contemporains. 

B.  La  critique  moderne,  les  étrangers. 

|  1.  —  Éditions 

Toutes  nos  citations  se  rapportent  à  l'édition  Grisebach. 
E.  T.  A.  Hoffmann's  sàmtliche  Werke,  in  15  Bden  Hgb.  mit  einer 
biographischen  Einleitung  von  Eduard  Grisebach.  Leipzig  (Hesse), 
1900. 

Une  nouvelle  édition  complète  est  en  cours  de  publication  : 
E.  T.  A.  Hoffmann's  sàmmtliche  Werke.  Historische  kritische  Aus- 
gabe.  Von  Cari  Georg  von  Maassen  Mùnchen.  Leipzig  (Georg 
Mùller)  depuis  1908  ;  4  volumes  ont  paru  de  1908  à  1911. 

La  correspondance. 

Briefe  an  Friedrich  Baron  de  la  Motte-Fouqué,  hg.  von  Albertine 
Baronin  de  la  Motte-Fouqué.  Berlin,  Adolf  u.  comp.,  1848  [pp.  122- 
145,  12  lettres  d'Hoffmann]. 

ZuE.  T.  A.  Hoffmann.  Drei  Briefe  Hoffmann's,  Von  Georg  Ellinger 
in  Berlin.  Euphorion,  1898,  V,  109-114. 

Les  nombreuses  lettres  publiées  par  les  biographes  HrrziGet  Funck 
(cf.  §7). 


II 


BIBLIOGRAPHIE 


—  Enfin  un  certain  nombre  de  lettres  ont  été  publiées  dans  diverses 

revues  (Euphorion,  Insel),  en  particulier  par  M.  Hans  von  Mùller. 

|  2.  —  Ouvrages  relatifs  au  magnétisme 

La  plupart  des  écrits  de  Mesmer  et  des  ouvrages  concernant  le 
mesmérisme  ont  été  réunis  par  la  Bibliothèque  nationale  dans  le  : 

—  Recueil  général  et  complet  de  tous  les  écrits  publiés  pour  et  contre  le 

magnétisme  animal,  (sans  date)  14  vol.,  in-i°. 
On  a  consulté  en  particulier  : 

—  Mesmer.  Mémoires  sur  la  découverte  du  magnétisme  animal.  Paris. 

Didot  le  Jeune,  1779.  (dans  le  vol.  1  du  «  Recueil  »,-) 

—  Aphorismes  de  Mesmer,  par  M.  C.  de  V.  médecin  de  la  maison  de 

Monsieur,  Paris,  1785  («  Recueil  »). 
La  même  année  paraissait  une  édition  allemande  :  Lehrsatze  ùber 
den  thierischen  Magnetismus. 

—  Système  raisonné  du  magnétisme  universel,  d'après  les  principes  de 

M.  Mesmer,  par  la  société  de  l'harmonie  d'Ostende.  Paris,  1786 
(«  Recueil  »,  vol.  13). 

—  [Puyséyur].  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  et  à  rétablissement  du 

magnétisme  animal,  1784,  2  in-8°  sans  nom  d'auteur. 

—  Heinrich  Nudow.  Vcrsuch  einer  Théorie  des  Schlafs.  Kônigsberg, 

1791,  bey  Friedrich  Nicolovius. 

—  Wolf  Davidson.  Ueber  den  Schlaf.  Eine  medizinalisch  psycholo- 

gische  Abhandlung .  Berlin,  1796. 

—  Heineke.  ldeen  und  Bcobachtungen  den  thierischen  Magnetismus 

und  dessen  Anwendung  betreffend.  Bremen,  bei  Friedr.  Wilmans, 
1800. 

—  Arnold  Wienholt.  Heilkraft  des  thierischen  Magnetismus.  Lemgo, 

1802-06,  3  vol. 

—  Cari.  Alex.  Ferd.  Kluge.  Versuch  einer  Darstellung  des  animalischen 

Magnetismus,  als  Heilmiltel.  Bérlin,  1811. 

—  Ernst  Bartels.  Grundzùge  einer  Physiologie  und  Physik  des  anima- 

lischen Magnetismus.  Frankf-a/M.,  1812. 

|  3.  —  Psychologie,  psychopatii ie,  médecine 

—  Tiedemann.  Untersuchungen  ùber  den  Menschenvon  Dietrich  Tiede- 

mann,  Professor  der  alten  Sprachen  am  Collegio  Garolino  zu 
Cassel.  3  Bde.  Leipzig,  1777-8. 

—  Moritz.  Magazin  zur  Erfahrungsseelenkunde.  10Bde.  Berlin,  Mylius, 

1783  sq. 


BIBLIOGRAPHIE 


11! 


—  Ludwig  Anton  Muratori.  Ueber  die  Einbildungskruft.  des  Menschen. 

Mit  viclen  Zusàtzen  hsg.  von  Georg  Hermann  Richerz,  Universi- 
tâtsprediger  in  Gôttingen.  2  Thle.  Leipzig,  in  der  Weygandschen 
Buchhandlung,  1785.  [traduit  de  l'italien  :  délia  Forza  délia  fan- 
tasia umana,  Venezia  i 766]. 

—  Allg.  Repertorium  fur  empirische  Psychologie  und  verwandle  Wis- 

senschaften.  Mit  Unterstiïtzung  mehrerer  Gelehrten  hg.  von  J.  D.  Mau- 
chart,  der  Weltweisheit  Magister.  Niirnberg,  in  der  Felseckerschen 
Buchhandlung.  I-II,  1793.  III,  1793.  IV,  1798.  V-VI,  Tùbingen, 
bei  Jak.  Friedr.  Heerbrandt,  1799-1801. 

—  Beitrâge  zur  philosophischen  Anthropologie  und  den  damit  ver- 

wandten  Wissenschaften,  hsg.  von  Michael  Wagner.  2  Bde,  Wien, 
bey  Joseph  Stohel  u.  comp.,  1794-6. 

—  Vineenzo  Chiarurgi's  Abhandlung  ùber  den  Wahnsinn  ùberhaupt 

und  ins  bcsondere,  nebst  einer  Centurie  von  Beobachtungen...  einc 
freie  Uebersetzung  aus  dem  ltalienischen.  Leipzig,  bei  Georg  David 
Meyer,  1795. 

—  Joh.  Chr.  Reil.  Archiv.  fur  die  Physiologie.  9  Bde,  Halle  in  der 

Gurtschen  Buchhandlg,  1796-1810. 

—  Georg.  Christoph  Lichtenberg's.  Vermischte  Schriften.  lre  édition, 

Gôttingen,  1800-06,  9  vol.,  2e  édition,  Gôttingen,  1844,  8  vol.  Un 
choix  de  ses  œuvres  est  édité  dans  la  Deutsche  Nationalliteratur , 
vol.  141. 

—  Magazin  fur  das  Neueste  aus  der  Physik  und  Naturgeschichte,  zuerst 

hsg.  von  dem  Legationsrath  Lichtenberg,  fortgesetzt  von  Joh. 
Heinr.  Voigt  Professor  an  der  Herzogl.  Landesschule  zu  Gotha. 
Gotha  bey  Cari  Wilhelm  Ettinger,  1784  sq. 

—  Pinel.  Traité  médico-philosophique  sur  Valiénation  mentale  ou  la 

manie.  Paris,  Richard,  Caille  et  Ravier,  an  IX,  1801. 

—  Reil.  Rhapsodien  ùber  die  Anwendung  der  psychologischen  Curme- 

thode  auf  Geisteszerruttungen,  Halle,  1803. 

—  Magazin  fur  die  psychische  Heilkunde,  hsg.  von  Reil  und  Kayssler. 

Berlin,  1805. 

—  Jahrbùcher  der  Medicin  als  Wissenschaft.  tarpoç  cpt).offotpoç  tao6eoç, 

tmioxp.  Tùbingen,  in  der  Cotta'  schen  Buchhandlung,  1805-8.  3  Bde 
[édité  par  Marcus  et  F.-W.-J.  Schelling]. 
Sur  la  question  de  la  double  personnalité  on  consultera  les  ouvrages 
modernes  de  : 

—  Emil  Lucka.  Verdoppelungen  des  Ich,  Preuss.  Jahrbùcher,  1904, 

Bd  115  (Januar),  pp.  54-83. 

—  Max  Dessoir.  Das  Doppel-Ich,  2°  édition,  Leipzig,  1896. 


IV 


BIBLIOGRAPHIE 


§  4.  —  Les  philosophes  naturalistes 

—  Schelling.  Vonder  Weltseele,  eine Hypothèse  der  hôhern  Physik  zur 

Erklârung  des  allgemeinen  Organismus.  Hamburg,  1798. 

—  H.  Steffens.  Beytràge  zur  inneren  Naturgeschichle  der  Erde.  Frey- 

berg,  1801. 

—  H.  Steffens.  Grundziige  der  philosophischen  Naturwissenschaft,  zum 

Behuf  seiner  Vorlesungen.  Berlin,  im  Verlag  der  Realschulbuchhdg, 
1806. 

—  Ritter.  Physik  als  Kunst,  ein  Versuch,  die  Tendenz  der  Physik  aus 

ihrer  Geschichte  zu  deuten.  Mùnchen,  1806. 

—  Ritter.  Der  Siderismus.  Tùbingen,  Gotta,  1808. 

—  Schubert  (G.  H.)  Ansichten  von  der  Nachtseite  der  Naturwissen- 

schaft. Dresden,  1808. 
La  2e  édition  des  «  Ansichten  »  «  neubearbeitete  und  wohlfeilere 
Auflage,  Dresden  1818,  in  der  Arnoldschen  Buchhandlung  »,  est  nota- 
blement différente  delà  première  édition.  L'édition  de  1808  entre  seule 
en  ligne  de  compte  dans  le  présent  travail. 

—  Schubert.  Ahndungen  einer  allgemeinen  Geschichte  des  Lebens.  Leip- 

zig, bey  Cari  Heinrich  Reclam,  1806  (2  tomes  en  3  volumes,  le 
tome  111  annoncé  à  la  fin  de  11,2  n'a  pas  paru). 

—  Schubert.  Symbolik  des  Traums,  1814,  Bamberg  im  neuen  Lesein- 

stitut  von  C.  F.  Kunz. 

—  Gotthilf  Heinrich  von  Schubert  [Selbstbiographie],  der  Erwerb  aus 

einem  vergangenen  und  die  Erwartung  von  einem  zukùnftigen 
Leben,  3  Bde.  Erlangen,  1854-56,  J.-J.  Palm  und  Ernst  Enke. 

—  Dr  G.  H.  Schubert.  Handbuch  der  Geognosie  und  Bergbaukunde. 

Nùrnberg,  bei  Joh.  Leonhard  Schrag,  1813. 

—  Oken.  Lehrbuch  der  Natur philosophie.  Jena,  1809. 

—  Isis.  oder  encyklopâdische  Zeitung,  von  Oken.  Jena,  in  der  Expédi- 

tion der  Isis,  1817-22. 

—  D.  Friedrich  Hufeland.  Ueber  Sympathie.  Weimar,  18U. 

—  Blôoe.  Werners  Nekrolog,  in  den  Schriften  der  miner alogischen  Ge- 

sellschaft  in  Dresden,  1819. 

—  S.  G.  Frisch.  Lebensbeschreibung  A.  G.  Werners.  Brockhaus,  Leip- 

zig, 1825.  Nebstzwei  Abhandlungen  ûber  Werners  Verdiensteum 
Oryktognosie  und  Geognosie  von  Christian  Samuel  Weiss. 

—  Torberni  Bergman.  Sciagraphia  regni  mineralis...  editio  prima  ita- 

lica.  Florentiae,  MDCCLXXX111. 


BIBLIOGRAPHIE 


V 


§  5.  —  Magie  et  cabbale 

De  la  Dé  monomanie  des  Sorciers,  par  Iean  Bodin,  angevin,  à  Paris 
chez  Iacques  du  Puys,  Libraire  Iuré,  MDLXXX. 

Paracelsus.  Liber  de  nymphis,  sylphis,  pygmaeis,  et  salamandris,  et 
de  caeteris  spiritibus.  Opéra,  vol.  2,  pp.  388-98  de  l'édition  de  Ge- 
nève, M. DC.I1X. 

Abbé  de  Montfaucon  deVillars.  Comte  de  Gabalis  ou  Entretiens  sur 
les  sciences  secrètes,  à  Paris,  chez  Claude  Barbin,  M.DC.LXX. 

Balthasar  Bekker.  Le  monde  enchanté  ou  Examen  des  communs  sen- 
timents touchant  les  esprits,  divisé  en  quatre  parties.  Traduit  du 
hollandais.  A  Amsterdam  chez  Pierre  Rotterdam,  1694. 

Petr.  Frid.  Arpe.  De prodigiosis  naturae  et  arlis  operibus,  talismanes 
et  amuleta  dictis  cum  recensione  scriptorum  huius  argumenti  liber 
singularis,  Ilamburgi,  apud  Christian.  Liebezeit,  1717. 

Herrn  Georgii  von  Welling.  Opus  mago-cabbalisticum  et  theosophi- 
cum.  Homburg  vor  der  Hôhe,  gedruckt  bey  Joh.  Philipp  Helwig, 
1735. 

Michaelis  Ranftii.  De  masticatione  Mortuorum  in  Tumulis  (oder  von 
dem  Kauen  und  Schmatzen  der  Todten  in  Grâbern)  Liber  singularis, 
Lipsiae,  sumptibus  Augusti  Martini,  1728. 

Dom  Calmet.  Traité  sur  les  apparitions  des  esprits,  et  sur  les  vampires, 
ou  les  revenans  de  Hongrie,  de  Moravie,  etc..  Nouvelle  édition 
revue,  corrigée  et  augmentée  par  l'auteur,  à  Paris,  1751,  2  vol. 

Sur  le  vampirisme  dans  la  littérature,  cf.  : 

Stephan  Hock.  Die  Vampyrsagen  und  ihre  Verwertung  in  der  deut- 
schen  Literatur.  Berlin,  1900.  —  Forschungen  zur  neueren  Lit- 
gesch.  hsg.  von  Dr  Franz  Muncker,  Bd  17. 

Kant.  Trâume  eines  Geistersehers  erlàutert  durch  Trâume  der  Meta- 
physik,  1766  (cité  d'après  l'édition  Hartenstein,  Bd  II,  pp.  325-81, 
Leipzig,  Leopold  Voss.  1867). 

Christlieb  Benedict  Funk.  Natùrliche  Magie,  oder  Erklàrung  ver- 
schiedener  Wahrsager-und  natûrlicher  Zauberkiinste.  Berlin,  u. 
Stettin,  bey  Friedr.  Nicolai,  1783. 

Wiegleb.  Unterricht  in  der  natùrlichen  Magie  oder  :  Martius,  Unter- 
richt,  etc. . . ,  umgearbeitet  von  Wiegleb  und  Rosenthal.  20  Bde  Ber- 
lin, Nicolaische  Buchhdlg,  1786-1805. 

Eckhartshausen.  Aufschliisse  zur  Magie.  Mùnchen,  beiJos.  Lentner, 
1791. 

Charlotta  Elisabeth  Konstantia  von  der  Recke.  Nachricht  von  des 


VI 


BIBLIOGRAPHIE 


beriichtigten  Cagliostro  Aufenthalt  in  Mi  tau  i.  J.  1779  und  von  des- 
sen  dortigen  magischcn  Operationen.  Berlin  und  Stetlin  i". 87. 
bey  Fr.  Nicolai  [avec  préface  de  l'éditeur]. 

—  Leben  und  Thaten  des  Joseph  Balsamo  sog.  Grafen  Cagliostro, 

nebst  einigen  Nachrichten  ùber  die  Beschaffenheit  und  den  Zu- 
stand  der  Freymaurersekten.  aus  den  Akten  des  1790  in  Rom 
wider  ihn  gefùhrten  Prozesses  gehoben.  Zurich,  1791. 

—  Jak.  Fx*iedrich  Abel's  Philosophische  Untersuchungen  ûber  die  Ver- 

bindung  der  Mcnschcn  mit  hoheren  Gcistcrn._  Stuttgart,  1791. 
■ —  Jung  Stilling.  Théorie  der  Geisterkunde,  2  éditions.  Frankdirt  u. 
Leipzig,  1808.  Nùrnberg,  Raw'sche  Buchhdlg,  1808. 

—  Jh.  Aug.  Apel  u.  Fr.  Laun.  Gespensterbuch,  4  Theile.  Leipzig. 

1811  bei  G.  J.  Gôschen.  5,  Band.  Leipzig,  18 lo. 

|  6.  —  Littérature  romanesque 

Cazotte.  Le  diable  amoureux  dans  les  OEuvres  badines  et  morales  de 
Cazotte.  Londres,  1798,  t.  Il,  pp.  1-154. 

—  Pitaval-Bicheu.  Causes  célèbres  et  intéressantes  avec  les  jugements 

qui  les  ont  décidées.  Rédigées  de  nouveau  par  M.  Bicher.  Amster- 
dam. Michel  Bhey.  1772. 

—  Comte  Ant.  Hamilton.  Les  quatre  Facardins.  Conte,  M.DCC.XUX. 

—  Lewis.  Le  Moine.  Traduit,  Paris,  Maradan,  1797. 

—  James  Beresford.  Les  Mùères  de  la  vie  humaine  ou  les  Gémissements 

et  soupirs  exhalés  au  milieu  des  fêtes.  Traduit  de  l'anglais  sur 
la  8°  édition  par  I.-P.  Bertin.  Paris,  J.  Chaumont,  1809. 

—  Ernst  Moritz  Arndt's  Reise  durcit  Schweden,  i.  J.  1804.  4  Bdc.  Ber- 

lin, bei  G.  A.  Lange,  1806. 

—  Joh.  Fr.  Ludwig  Haussmann's  llcisc  durcit  Skandinavien  in  den 

Jahren  1806  u.  1807.  Gôttingen,  bei  Joh.  Friedr.  Rower  1811- 
18.  5  Bde. 

—  Carlo  Gozzi.  Le  flabe,  a  cura  di  Ernesto  Masi.  Bologna.  Nicola 

Zanichelli,  1885,  2  vol. 

|  7 .  —  Hoffmann  et  la  critique 
A.  —  Les  contemporains- 

Un  article  nécrologique  de  Rochutz.  Allgemeine  Musik-Zeitung. 
1822,  n°41. 

—  Aus  Hoffmanns  Leben  und  Nachlass  von  dem  Verfasser  des  Lcbeus 

Àbrisses.  F.  L.  Z.  Werners. 
1.  Theil  mit  einem  Titelkupfer. 


BIBLIOGRAPHIE 


VII 


2.  Theil  mit  4  Steindrucken  und  Musik.  Berlin,  Dùmmler, 
1823.  [L'éditeur  est  J.  E.  Hitzig]. 
[G.  F.  Kunz].  Ans  dern  Leben  zweier  Dichter  E.  T.  A.  Hoffmanns 
nndF.  G.  Wctzels.  Von  Z.  Funck.  Leipzig,  Brockhaus,  1836. 

E.  T.  A.  Hoffmanns  Erzàhlungen  aus  seinen  letzten  Lebensjahren, 
sein  Leben  uud  sein  Nachlass.  In  5  Bden  hsg.  von  Micheline  Hoff- 
mann, geb.  Rorer.  Stuttgart,  1839.  [Les  volumes  l  et  2  sont  une 
réédition  des  Letzte  Erzàhlungen  publiées  par  Hitzig  en  1825,  les 
volumes  3,  4  et  5  sont  une  troisième  édition,  notablement  aug- 
mentée, de  :  Hitzig,  aus  Hoffmanns  Leben  und  Nachlass,  1823. 
Nous  citons  l'édition  de  1823  :  Hitzig;  et  la  troisième  édition 
(1839)  :  Hitzig3  ;  les  chiffres  romains  indiquent  le  tome.] 

Varnhagen  von  Ense.  Blâtter  aus  der  preussischen  Geschichte,  t.  II, 

pp.  11  sq.  (affaire  Knarapanti.  «  Meister  Floh»), 
Jean  Paul.  Kleine  Biicherschau,  Ges.  Vorreden  und  Rezensionen. 

2  Bde,  Breslau.  Jos.  Max.  u.  Comp.  1825. 
W.  Muller.  Vermischte  Schriften,hg.  vonGustav  Schwab.  Leipzig, 

Brockhaus,  1830.  [Cf.  t.  V,  pp.  381  sq.] 
Friedrich  Laun  [Friedr.  Aug.  Schulze]  Memoiren.  Bunzlau,  1837 

(t.  II,  249  sq  :  Hoffmann  et  les  poètes  de  Dresde). 
Adam  OEhlenschlager.  Lebenserinnerungen.  Leipzig,  1850  (Cf- 

t.  III,  pp.  200,  203). 

F.  W.  Gubitz.  Erlebnisse  nach  Erinnerungen  und  Aufzeichnungen. 
Berlin.  Vereins-Buchhandlung  3  B<ie,  1868-9  (t.  II,  88  sq.  :  Hoff- 
mann et  l'artiste  Fischer.  I,  245  sq.  :  Histoire  d'un  enfant  naturel 
d'Hoffmann.  Funck  et  Hitzig  sont  muets  à  ce  sujet.  Peut-être  tou- 
tefois le  passage  de  Funck,  p.  115  (sentiments  de  Jean  Paul  à 
l'égard  d'Hoffmann)  se  rapporte-t-il  à  cette  histoire  encore  mal 
connue) . 

B.  —  Les  étrangers.  —  la  critique  moderne. 

Walter  Scott.  On  the  supematural  in  fictitious  compositions,  and 
particularly  on  the  worhs  ofE.  T.  W.  Hoffmann.  Foreign  Quaterly 
Review.  London,  1827,  n°  1  (July). 

[Traduit  dans]  :  Œuvres  de  E.  T.  A.  Hoffmann,  traduites  de  l'alle- 
mand par  M.  Loève-Weimars,  et  précédées  d'une  notice  histo- 
rique sur  Hoffmann  par  Walter  Scott.  Paris,  publié  par  Eugène 
Renduel  chez  Garnier  frères,  1843,  2  vol. 

Sainte-Beuve.  Premiers  Lundis,  t.  1,  pp.  414-22,  7  déc.  1830. 

J.-J.  Ampère.  Un  article  dans  le  Globe  du  2  août  1828,  à  l'occasion 
de  la  publication  d 'Hitzig  :  aus  Hoffmanns  Leben. 


VIII 


BIBLIOGRAPHIE 


—  Baudelaire.  Curiosités  esthétiques.  Paris,  M.  Lévy,  1868.  [Souvent 

cité  parla  critique  allemande  d'aujourd'hui,  qui  oppose  l'admira- 
tion de  Baudelaire  aux  censures  des  «  philistins  allemands  ». 

En  Allemagne,  c'est  la  revue  de  Wagner  qui  commence  la  réaction 
en  faveur  d'Hoffmann  :  Bayreuther  Blâtter;  1879,  Bd  II,  plusieurs 
articles  de  Martin  Plùddemann  (Stùck  9  et  11). 

—  Georg  Friedmann.  Die  Bearbeitungen  dcr  Geschichte  von  dem  Berg- 

mann  von  Fahlun.  Inaugural  Dissertation.  Berlin,  1887. 

—  Dans  la  Deutsche  Dichtung,  de  Franzos,  un  article  du  P1'  Ellinger 

(15  février  et  15  mars  1890). 

—  Eug.  Reichel.  Die  Ostpreussen  in  der  deutschen  Literatur.  Eine 

Studie.  Leipzig,  1892. 
— ■  Georg  Ellinger.  E.  T.  A.  Hoffmann.  Sein  Leben  und  Seine  Werke. 
Hamburg,  u.  Leipzig.  Leopold  Voss,  1894. 

Cette  œuvre  suscite  une  foule  d'articles,  entre  autres  une  recension 
suggestive  et  documentée  de  : 

—  J.  Minor.  OEstcrrcichische  Literatur-Blàtter,  1895,  n°  21,  pp.  660-2. 
[Le  livre  d'Ellinger  a  contribué  plus  que  tout  autre  à  attirer  sur 

Hoffmann  l'attention  de  la  critique.  Hoffmann  est  dès  lors  à 
l'ordre  du  jour.] 

—  G.  Thurau.  E.  T.  A.  Hoffmanns  Erzàhlungen  in  Frankrcich.  Pro- 

gramm.  Kônigsberg,  1896,  Festschrift  zum  70.  Geburtstage  Oskar 
Schade  dargebracht,  pp.  239-89. 

—  Gegenwart.  Berlin,  1899,  n°  45  (11  nov.),  un  article  de  H.  Jessen. 

nenes  von  Hoffmann,  donne  déjà,  avant  l'édition  Grisebach,  le 
texte  du  «  Dey  von  Elba  ». 

—  Insel,  1900,  n°  9  (juni)  pp.  344-55,  article  de  Franz  Blei  :  E.  T. 

A.  Hoffmann,  eine  Fussnote. 

—  Hans  von  Mùller.  Nenes  iiber  E.  T.  A.  Hoffmann.  Sein  Beriiner 

Verkelir,  das  Schicksal  seines  Nacldasses  und  die  Entstchung  der 
Hitzig' schen  Biographie.  Berlin,  1801  (Privatdruck).  Frankf.  Ztg 
14-25  juin  1901. 

—  Hans  von  Muller.  Zu  E.  T.  A.  Hoffmann  :  Vcrzeichnis  der  Schrift- 

stiicke  von  ihm,  an  ihn  und  iiber  ihn,  die  im  Besitze  seines  Biographen 
Hitzig  gewesen  sind,  Euphorion,  IX,  360-72. 

—  Hans  von  Muller.  E.  T.  A.  Hoffmann.  Vier  Freundesbriefe,  mit 

5  Federzeichnungen  Hoffmanns,  darunter  3  Selbslpor traits.  Leipzig, 
W.  Drugulin  1902.  Insel,  févr.  1902,  tome  III,  vol.  2,  pp.  229-44. 

—  Hans  von  Mùller.  Nachtrâglicheszur  E.  T.  A.  Hoffmann.  Euphorion, 

1903  (10,  pp.  89  92). 


BIBLIOGRAPHIE 


IX 


Hans  von  Mûller.  Das  Kreislerbuch,  Im  Insclverlag .  Leipzig,  1903. 
M.  Hans  von  Mûller  a  donné  de  plus  des  éditions  telles  que  : 
Hortus  deliciarium  :  die  Màrchcn  der  Serapionsbrùdcr.  1m  Verlag 
von  Julius  Bard.  Berlin  (sans  date). 

Das  Sanctus  und  die  Branlwahl,  hg.  von  Hans  von  Mûller,  Einlei- 

tungen  von  Friedrich  Holtze.  Berlin  1911.  Schriften  des  Vereins 

fur  die  Geschichte  Berlins,  Hel't  XL11I. 
Bicarda  Huch.  Ausbreitung  und  Verfall  der  Romantik,  Leipzig,  1902 

(pp.  201  223,  225-230). 
Dr  med.  Otto  Kunke.  E.  T.  A.  Hoffmanns  Leben  und  Werke.  Vom 

Standpunkte  eines  Irrenarztes.  Braunschweig  und  Leipzig,  1902. 
Un  article  du  même  auteur  dans  la  Monatsschrift  fur  Psychiatrie 

und  Neurologie,   Berlin,   1905,  Ergânzungsheft  zu  Bd    XVII r 

pp.  144-164. 

K.  Reuschel.  Ueber  Bearbeitimgen  der  Geschichte  des  Bergmanns  von 

Falun.  Studien  f.  vgl.  Lit.  gesch.  1903,  Heft  1. 
Richard  Schaukal.  E.  T.  A.  Hoffmann,  Berlin  u.  Leipzig,  1904 

(vol.  12  de  la  collection  :  die  Dichtung). 
P.  Hensel.  Das  Schauerliche  bei  E.  T.  A.  Hoffmann.  Frankf.  Ztg, 

11  mai  1907. 

E.  T.  A.  Hoffmann.  Studien zusciner  Persônlichkeit  und seinen  Werkenr 

von  Arthur  Sakheim.  Leipzig,  1908. 
L'introduction  d'IsTEL  à  :  E.  T.  A.  Hoffmanns musikalische  Schriften, 

dans  la  collection  :  Bûcher  der  Weisheit  und  Schonheit,  Stuttgart, 

sans  date. 

Dr  Carl  Schaeffer.  Die  Bedeutung  des  Musikalischen  und  Akusli- 
schen  in  E.  T.  A.  Hoffmanns  literarischcm  Schaffen.  Beitràge  zur 
deutschen  Lit.  gesch.,  hg  von  E.  Elster,  Marburg,  1909. 

Otmar  Schissel  von  Fleschknberg.  Novellenkomposition  in  E.  T- 
A.  Hoffmanns  Elixieren  des  Teufels.  Halle,  1910. 

Dans  le  présent  travail,  Novalis  est  cité  en  général  d'après  l'édition 
Heilborn  ;  lorsqu'on  a  voulu  déterminer  une  influence  précise  de 
Novalis  sur  Hoffmann,  on  a  cité  Novalis  d'après  la  seule  édition 
qu'Hoffmann  ait  pu  utiliser  : 

Novalis.  Schriften  hg.  von  Friedr.  Schlegel  u.  Ludw.  Tieck.  Ber- 
lin, 1802,  in  der  Buchhndlg  der  Realschule.  2Bde  [réédité  en  1805^ 
et  1815]. 

Les  nouvelles  du  Phantasus  sont  citées  d'après  l'édition  de  1812. 


LES 

SOURCES  DU  MERVEILLEUX 

DANS  L'OEUVRE  DE  E.-T.-A.  HOFFMANN 


PREMIÈRE  PARTIE 
LES  FAITS  ÉTRANGES 


CHAPITRE  PREMIER 
LES  LECTURES  D  HOFFMANN 

Nous  sommes  relativement  bien  renseignés  sur  les  lectures 
d'Hoffmann.  Il  a  eu  soin  lui-même,  et  parfois  non  sans  quelque 
vanité,  de  nous  mettre  au  courant  de  ce  qu'il  avait  lu  ;  ses 
œuvres  fournissent  le  meilleur  catalogue  de  ses  auteurs  ;  il 
suffit  de  se  reporter  à  l'édition  Grisebach  pour  s'en  assurer. 
Si  nous  y  ajoutons  quelques  renseignements  que  Kunz  et 
Hitzig  nous  donnent  sur  la  culture  littéraire  et  scientifique  de 
leur  ami,  nous  aurons  épuisé  tous  les  documents  que  nous 
pouvons  avoir  à  ce  sujet.  La  correspondance  générale  d'Hoff- 
mann (à  l'exception  des  lettres  à  Hippel),  qui  nous  est  pro- 
mise depuis  1901  par  Hans  von  Mûller,  serait  peut-être  bien 
instructive  à  cet  égard.  Malheureusement  nous  en  sommes 
réduits  jusqu'à  présent  à  quelques  lettres  et  fragments  de 
lettres,  publiés  dans  l'Isis,  l'Euphorion,  ou  dans  des  pla- 
quettes tirées  à  un  nombre  très  restreint  d'exemplaires,  — 

SeciiER.  1 


2  LES  FAITS  ÉTRANGES 

par  exemple  :  E.  T.  A.  Hoffmann  und  sein  Leihbibliothecar, 
5  Billets  Hoffmanns,  1817-21.  Berlin  1904,  Privatdruck. 

Ces  lettres  et  billets  n'ont  d'ailleurs  parfois  qu'un  intérêt 
de  curiosité,  et  nous  apprennent  bien  moins  qu'une  introduc- 
tion séductrice  ne  nous  faisait  espérer  :  telles  les  quatre 
«  Freundesbriefe  »  (elles  ne  sont  que  trois  ;  la  dernière  étant 
coupée  en  deux  billets)  «  accompagnées  de  cinq  dessins  à  la 
plume  dont  trois  portraits  de  l'auteur  »,  que  nous  offre  l'Insel 
de  février  1902. 

Une  publication  moins  somptueuse  d'Ellinger  dans  l'Eu- 
phorion  de  1898  nous  apporte  une  lettre  intéressante  du 
14  novembre  1807  ;  Hoffmann  y  déclare  qu'il  parle,  «  outre 
l'allemand,  le  français  et  l'italien  ».  Ainsi  il  n'a  pu  lire  que 
dans  des  traductions  les  auteurs  espagnols  et  anglais.  Nous 
avons  d'autre  part  de  nombreux  témoignages  de  sa  connais- 
sance du  français  :  Funck  atteste  que  son  ami  pouvait  «  fran- 
zôsisch  und  italienisch  parliren  »  (p.  86)  ;  Hoffmann  annonce 
à  Fouqué,  de  Bamberg,  qu'il  est  occupé  à  traduire  une  école 
de  violon  française  (Briefe  an  Fouqué,  127,  lettre  du  30  no- 
vembre 1812).  Il  faut  même  croire  que  cette  science  de  notre 
langue  était  chez  Hoffmann  très  approfondie,  car  il  fut  chargé 
par  le  roi  de  traduire  en  allemand,  nolens,  voiens,  l'Olympia 
de  Spontini,  «  travail  infernal  »  qu'il  exécuta  avec  une  grande 
conscience  littéraire  et  un  vif  sentiment  de  la  valeur  artis- 
tique des  deux  langues.  Quand  à  l'italien,  il  dit  y  avoir  con- 
sacré l'hiver  1804-1805,  et  croît  le  connaître  assez  bien  pour 
parler  même  quelques  dialectes  (Hitzig,  318-19,  lettre  du 
16  septembre  1805  à  Hippel). 

Cela  étant,  qu'a  lu  Hoffmann  ?  Comment  a-t-il  lu  ?  Et  qu'a- 
t-il  retenu  ? 

Qu'a-t-il  lu  ?  Ses  biographes  se  montrent  bien  sévères, 
quand  ils  lui  refusent  toute  espèce  de  culture,  soit  littéraire, 


LES  LECTURES  D'HOFFMANN  3 

soit  scientifique.  Hitzig  dit  qu'il  manquait  totalement  des  con- 
naissances psychologiques  et  scientifiques  nécessaires  au 
poète  moderne,  s'il  veut  construire  un  monde  qui  ne  soit  pas 
seulement  un  monde  fantastique  (H3V,  141). 

Il  dit  encore  qu'il  ne  lisait  que  les  plus  grands  poètes,  ou 
les  livres  les  plus  arides,  qui  lui  fournissaient  des  faits  et  des 
dates  qu'il  combinait  à  sa  manière  (H,  II,  313)  ;  qu'il  aimait  à 
lire,  mais  que  son  désordre  l'empêcha  de  posséder  jamais  la 
moindre  bibliothèque  :  il  n'avait  pas  môme  ses  propres 
œuvres  (H.  II,  315).  Funck  assure  qu'il  lisait  peu,  —  ce  qui 
étonne,  —  mais  que  tout  ce  qu'il  lisait  devait  être  excellem- 
ment écrit  ;  il  dédaignait,  comme  la  politique,  les  journaux  et 
la  critique,  les  œuvres  modernes  —  (ceci  n'est  d'ailleurs  pas 
exact)  —  et  ne  les  lisait  guère  qu'à  l'instigation  de  ses  amis 
(Funck,  136). 

C'est  encore  Hoffmann  lui-même  qui  nous  renseignera  le 
mieux  sur  ce  qu'il  a  lu  et  sur  la  façon  dont  il  a  lu.  Une  seule 
règle  le  guidait  dans  le  choix  de  ses  lectures  :  son  caprice.  Il 
lisait  bien  de  temps  à  autre  les  livres  qu'on  lui  prêtait  :  par 
exemple  Hitzig  se  vante  de  lui  avoir  «  ouvert  tout  un  monde 
inconnu  »  en  lui  prêtant  à  Varsovie,  «  Sternbald  »,  le  Galde- 
ron  traduit  par  Schlegel,  etc..  Mais  il  était  peu  influençable, 
peu  enclin  à  partager  les  enthousiasmes  du  jour  ou  les  manies 
littéraires  de  ses  amis,  bâillait  à  la  lecture  de  Scott  que  lui 
recommandait  Hitzig,  et  répondait  malicieusement  à  son  ami  : 
«livre  excellent,  excellent  !  Mais  pourtant!  loin  de  moi  est  cet 
esprit  »  (H.  II,  148).  Mais  dès  que  son  imagination  se  met  de 
la  partie,  il  lit  avec  passion  les  livres  les  plus  arides,  ne  recule 
pas  devant  les  détails  techniques,  et  en  revient  toujours  plus 
riche  de  faits,  sinon  d'impressions.  C'est  ainsi  que,  se  souve- 
nant de  l'histoire  du  mineur  de  Falun,  racontée  par  Schubert, 
il  lira  d'autres  descriptions  de  la  ville  de  Falun,  de  la  vie  de 


4  LES  FAITS  ÉTRANGES 

mineur,  des  mines  de  la  Suède,  de  la  vie  suédoise  en  général, 
des  relations  de  voyage  en  Scandinavie,  —  et  nous  dépeindra 
la  rade  de  Gôthaborg  et  les  mines  de  cuivre,  comme  Schiller 
avait  dépeint  la  Suisse  de  Guillaume  Tell.  Quand  il  n'a 
point  d'idée  dominante  ou  de  fantaisie  qui  le  pousse  à  la  lec- 
ture, il  lit  au  petit  bonheur  les  choses  les  plus  hétéroclites, 
un  bric-à-brac  de  vieux  livres  de  médecine,  de  psychologie 
démodée,  —  il  a  lu  énormément  d'ouvrages  des  Aufklârer,  — 
des  catalogues  saugrenus  comme  les  «  Talismans  »  d'Arpe,  des 
compilations,  des  ouvrages  de  vulgarisation,  où  il  espère 
trouver  des  choses  rares,  curieuses,  occultes.  Tel  le  chat  Murr 
«  sautait  les  yeux  fermés  dans  la  bibliothèque  de  son  maître, 
en  tiraillait  le  premier  livre  qu'il  avait  agrippé,  et  le  lisait 
d'un  bout  à  l'autre,  quelqu'en  fût  le  contenu  »  (K.  Murr,  57). 
On  voit  dès  lors  dans  quelle  mesure  sont  justes  les  critiques 
de  ses  biographes  ;  il  n'est  pas  exact  de  dire  qu'il  manquait 
de  connaissances  scientifiques,  mais  il  faut  dire  qu'il  les 
avait  acquises  sans  méthode,  au  hasard,  et  les  avait  puisées 
non  pas  aux  meilleures  sources,  mais  empruntées  à  des 
recueils  de  seconde  main,  à  des  ouvrages  populaires.  Il  parle 
de  la  Cabbale  sans  avoir  lu,  nous  le  verrons,  un  seul  Cabba- 
liste  sérieux  ;  il  ne  connaît  pas  même  les  ouvrages  élémen- 
taires, pas  même  Paracelse,  ou  Jean  Bodin.  Ce  qu'il  lit,  c'est 
la  spirituelle  fantaisie  du  «  comte  de  Gabalis  »,  et  la  plate 
compilation  du  pharmacien  Wiegleb  (Magie  naturelle).  11 
feuillette  par  hasard  un  gros  in-folio,  l'Encyclopédie  rabbi- 
nique  de  Bartolocci l,  tombe  sur  une  anecdote  amusante,  et  ne 
manque  pas  d'en  tirer  parti.  Aimable  mystificateur,  il  mène 
grand  bruit  autour  de  livres  qu'il  appelle  «  verrufene  Bû- 
cher »  et  qui  sont  d'innocentes,  voire  d'ennuyeuses  compila- 

1.  Cf.  Meister  Ploh.  98-99. 


S 


LES  LECTURES  D'HOFFMANN 


5 


tions  bien  plates,  cite  des  titres  retentissants  et  horrifiques, 
voudrait  passer  pour  docteur  cabbaliste.  tout  au  moins  pour 
une  manière  de  sorcier,  aux  yeux  du  lecteur,  qui  lui  par- 
donne, car  il  y  a  certes  plus  de  magie  dans  son  imagination 
poétique  que  dans  l'une  quelconque  de  ses  sources. 

Quoiqu'il  en  soit  il  suffît  de  se  rapporter  au  catalogue  établi 
par  Grisebach  à  la  fin  des  «  Œuvres  »*  pour  constater  qu'Hoff- 
mann lisait,  outre  les  plus  grands  poètes,  bien  d'autres  écri- 
vains de  moindre  importance.  Il  connut  notamment  assez 
bien  la  littérature  romanesque,  tant  étrangère  qu'allemande, 
depuis  les  Mille  et  une  Nuits,  pour  lesquelles  son  admiration 
ne  surprend  point,  et  dont  il  sut  finement  apprécier  le  réa- 
lisme aussi  bien  que  le  merveilleux  (S.  W.  VIII,  90-91  :  jenes 
ewige  Buch)  jusqu'à  Rabelais,  Cervantès,  Lesage  et  Voltaire  : 
Candide  est  la  «  norme  d'un  bon  roman  »  (lettre  du  7  janvier 
1804  à  Hippel  ;  H,  I,  276).  Ses  auteurs  préférés  furent  parmi  les 
Allemands,  Scbiller  (Carlos,  Geisterseher),  Jean  Paul,  Tieck, 
parmi  les  étrangers,  Cervantès,  Shakespeare  et  le  Véni- 
tien Carlo  Gozzi.  Il  est  fort  inexact  de  dire  qu'il  rejetait  a 
priori  les  ouvrages  contemporains  :  d'abord,  ses  relations 
avec  Fouqué,  Chamisso,  Hitzig  le  mettaient  nécessairement 
au  courant  de  la  littérature  du  jour  ;  ensuite,  le  simple  fait 
qu'il  eut  connaissance  d'oeuvres  telles  que  1'  «  Aïeule  »  de 
Grillparzer  (S.  W.  XV,  86),  prouve  qu'il  s'intéressait  aux 
ouvrages  de  son  temps. 

Nous  verrons  par  la  suite  ce  qu'il  connut  de  la  littérature 
scientifique  et  philosophique  d'alors,  et  ce  qu'il  en  retint.  Il 
apportait  à  la  lecture  une  intelligence  prompte  à  saisir  le 

1.  A  ce  catalogue,  établi  avec  le  plus  grand  soin,  nous  ajouterons  les 
références  suivantes  : 

Davidson,  Moritz,  Tiedemann,  Wienholt,  x,  234;  Puységur,  xtv,  184; 
Paracelse,  xiv,  192;  Mesmer,  xv,  73.  Mauchardts  Repei-torium  der  empiri- 
schen  Psychologie,  xi,  55. 


6  LES  FAITS  ÉTRANGES 

détail,  avide  du  fait  caractéristique  et  piquant,  voire  même 
simplement  anecdotique,  un  scepticisme  indifférent  aux  théo- 
ries, assez  d'esprit  critique  pour  deviner  ou  soupçonner  l'ina- 
nité des  explications  fournies  :  il  lui  arrive  de  rejeter  même 
celles  de  Schubert,  son  guide,  en  «  Naturphilosophie  ».  S'il  a 
lu  peu  et  en  désordre,  il  a  vu  clair  au  moins  dans  ce  qu'il 
lisait. 

Et  qu'a-t-il  retenu  de  tout  cela?  A-t-il  simplement  amassé 
de  nouveaux  faits,  ou  est-il  revenu  de  ses  auteurs  avec  des 
conceptions  philosophiques  plus  riches,  plus  profondes?  Nous 
le  verrons  en  déterminant  l'influence  de  ses  lectures  sur  sa 
production  littéraire.  Disons  qu'il  était  armé  d'une  mémoire 
impeccable,  d'une  mémoire  surtout  auditive,  qui  lui  fait  rete- 
nir des  noms  propres,  des  mots  étrangers,  des  phrases  tout 
entières  qui  reviennent  périodiquement  sous  sa  plume,  et 
que,  bien  entendu,  il  n'a  point  pris  la  peine  de  copier  chaque 
fois  ;  il  est  telle  phrase  de  Schubert  (au  début  de  la  Symbolik) 
que  l'on  retrouve  partout  dans  Hoffmann,  à  peu  près  sous  la 
même  forme  :  «  im  Traume  und  schon  in  jenem  Zustande  des 
Deliriums,  der  meist  vor  dem  Einschlafen  vorhergeht.  » 
(S.  W  I,  46;  II,  250  ;  VI,  134;  M.  Floh,  XII,  44  ;  Datura  fas- 
tuosa,  XIV,  59;  Oedes  Haus,  III,  142,  etc.).  Qu'il  cite  presque 
toujours  de  mémoire,  cela  est  bien  évident,  puisqu'au  dire  de 
ses  amis  il  n'avait  point  de  bibliothèque;  or  rarement  ces 
citations  hâtives  sont  erronées  ou  inexactes.  Le  chat  Murr 
avait  des  griffes  dans  sa  mémoire.  Nous  chercherons  où  il  a 
puisé  les  connaissances  scientifiques  dont  il  fait  preuve 
chaque  fois  qu'il  parle  de  magnétisme,  de  folie,  de  télépathie, 
—  et  comment  il  a  combiné  et  utilisé  les  faits  que  lui  fournis- 
saient ses  sources,  comment  de  leur  choc  il  a  fait  jaillir  l'étin- 
celle du  merveilleux  qui  illumine  son  œuvre.  Ses  mythes  et 
ses  contes  nous  rappelleront  les  théories  philosophiques  et 


LES  LECTURES  D'HOFFMANN 


mystiques  des  «  Naturphilosophen  »  ;  et,  ouvrant  sans  crainte 
les  «  verruîene  Bûcher  »,  nous  le  verrons  acquérir  à  peu  de 
frais  une  érudition  bien  légère  eD  magie  blanche  et  noire,  mais 
qui  a  fait  illusion  auprès  de  certains  de  ses  critiques.  Fesant 
le  départ  de  ce  qui  l'intéresse  et  de  ce  qu'il  dédaigne,  nous 
déterminerons  jusqu'à  quel  point  il  a  été  en  accord  avec  son 
temps  et  a  subi  une  influence,  cela  nous  permettra  de  déga- 
ger la  personnalité  d'Hoffmann  et  d'apprécier  sa  valeur  phi- 
losophique et  esthétique. 

De  tous  les  faits  énigmatiques  dont  se  nourrissait  son  goût 
de  l'étrange,  il  n'en  est  point  qui  Fait  plus  frappé  que  le 
magnétisme  animal,  alors  en  vogue  ;  ses  nouvelles  nous  pré- 
sentent une  nombreuse  famille  morale  d'hypnotiseurs  et 
d'hypnotisés.  Nous  examinerons  ensuite  les  maladies  où  le 
sujet,  se  magnétisant  lui-même,  perd  conscience  de  sa  per- 
sonnalité, devient  fou,  se  dédouble,  et  finalement  se  croit 
dominé  par  les  puissances  d'un  autre  monde.  En  troisième 
lieu,  nous  demanderons  à  Hoffmann  ce  qu'il  a  su  et  cru  de 
ces  puissances  mystérieuses,  et  nous  serons  ainsi  conduits  à 
examiner  l'ensemble  de  ses  théories  philosophiques,  ou  plus 
exactement  à  chercher  l'origine  des  idées  philosophiques 
éparses  dans  ses  mythes  et  ses  contes.  Enfin,  ayant  vu  Hoff- 
mann au  travail,  nous  essaierons  de  dire  ce  qu'il  pensait  du 
merveilleux,  comment  il  le  sentit,  le  conçut  et  le  réalisa  dans 
son  œuvre. 


CHAPITRE  II 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


Il  n'y  a  peut-être  point  de  motif  poétique  qu'il  ait  exploité 
plus  fréquemment  et  plus  volontiers  ;  on  trouve  le  magné- 
tisme au  début  de  l'œuve  d'Hoffmann,  dans  la  courte  nouvelle 
des  «  Fantaisies  »,  qui  est  intitulée  «  le  Magnétiseur  ».  On  le 
trouve  encore  tout  à  la  fin  de  sa  carrière  littéraire,  dans  le 
court  récit  de  la  «  Guérison  ».  Et  il  y  est  revenu  fréquemment, 
entre  ces  deux  dates  extrêmes  :  le  magnétisme  apparaît  dans 
les  contes  nocturnes  (Steiuernes  Herz,  Oedes  Haus),  est  dis- 
cuté à  fond  dans  les  dialogues  des  frères  Sérapion  (S.  W. 
VII,  début),  constitue  un  des  thèmes  principaux  du  «  chat 
Murr  »  (Hedwiga)  ;  enfin  les  derniers  contes  nous  apportent 
une  reprise  pure  et  simple  du  «  Magnétiseur  »,  à  savoir  la 
nouvelle  intitulée  :  «  der  unheimliche  Gast  ». 

On  peut  s'imagiuer  qu'Hoffmann  a  dû  souvent  causer  de 
maguétisme,  assister  fréquemment  à  des  expériences  d'hyp- 
notisme, consulter  à  ce  sujet  des  médecins,  peut-être  même 
des  charlatans.  Il  est  bien  certain  qu'il  fut  particulièrement 
curieux  de  tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  se  rapportait  à  cet 
ordre  de  faits.  Mais  ses  œuvres  sont  sobres  de  renseignements 
à  cet  égard.  Quand  s'est-il  sérieusement  occupé  pour  la  pre- 
mière fois  de  magnétisme?  Le  Théodore  des  «  frères  Séra- 
pion »,  c'est-à-dire  notre  poète  lui-même,  dit  (S.  W.  VII,  43) 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  9 

qu'un  ami  d'université,  qui  s'occupait  de  médecine,  fut  le 
premier  à  lui  faire  connaître  «  la  mystérieuse  théorie  du 
magnétisme  ».  Or  en  fait  d'ami  d'université,  nous  ne  connais- 
sons guère  que  Hippel,  Hoffmann  ayant  eu  à  Kônigsberg  une 
existence  très  retirée,  et  s'étant  tenu  à  l'écart  de  la  vie  com- 
mune, de  la  vie  universitaire  en  particulier.  Et  d'autre  part, 
Hippel  étudiait  le  droit,  et  non  la  médecine  ;  il  est  vrai  qu'il 
suivait  toutes  sortes  de  cours,  contrairement  à  Hoffmann,  qui 
se  bornait  à  son  «  Brotstudium  ».  Il  est  possible  que  durant 
les  longs  entretiens  auxquels  les  deux  amis  consacraient  cer- 
taines soirées,  il  ait  été  souvent  question  de  magnétisme. 
Mais  rien  ne  nous  permet  d'affirmer  positivement  que  l'ini- 
tiation d'Hoffmann  remonte  à  ses  années  d'université. 

Mais  voici  un  témoignage  plus  positif:  Hitzig  (11,65)  publie 
à  propos  du  Magnétiseur  une  note  du  Tagebuch  de  Bamberg  : 
«  21  décembre  1812  :  vu  pour  la  première  fois  une  som- 
nambule à  l'hôpital.  Doutes.  »  Ainsi  donc  il  fait  allusion  à 
son  second  séjour  à  Berlin  (à  partir  de  1814)  et  non  à  son 
premier1  (1798-4800)  lorsqu'il  déclare  (VII,  13,  à  la  suite  du 
passage  cité  plus  haut)  avoir  assisté  à  des  séances  de  crises 
magnétiques,  alors  en  vogue  ;  cela  s'accorde  du  reste  avec  ce 
que  nous  savons  par  ailleurs  du  goût  du  public  d'alors  pour 
ces  sortes  d'expériences;  le  mesmérisme,  objet  de  la  curiosité 
générale  dans  les  années  qui  précédèrent  immédiatement  la 
Bévolution,  puis  oublié  sous  l'impression  des  événements  poli- 
tiques, revient  plus  que  jamais  à  l'ordre  du  jour  après  les 
guerres  d'Indépendance,  surtout  en  Prusse,  où  il  trouve  à  la 
cour  un  public  de  badauds  tout  disposé  à  l'accueillir.  «  On  ne 
parlait,  dit  Hoffmann,  que  desmerveilleuses  crises  magnétiques 
d'une  grande  dame.  »  La  ville  suivit  la  cour,  au  grand  effroi 

1.  Pour  la  même  raison  il  ne  peut  être  question  non  plus  des  quelques 
mois  qu'il  passa  à  Berlin  après  la  défaite  de  la  Prusse  (juillet  1807-été  1808). 


10  LES  FAITS  ÉTRANGES 

des  ratioualistes.  Il  planait  alors  sur  Berlin  une  «  atmos- 
phère d'esprits  »  (Kopke-Tieck,  1,  361  sq  ).  Kôpke  rappelle 
les  efforts  du  médecin  Wolfart  pour  soumettre  les  faits  du 
magnétisme  à  un  sérieux  contrôle  scientifique  ;  dès  1812, 
Wolfart  avait  fait  partie,  avec  Hufeland,  d'une  commission 
envoyée  à  Frauenfeld  en  Suisse,  le  lieu  de  résidence  de  Mes- 
mer, pour  étudier  la  valeur  du  magnétisme  comme  moyen 
de  guérison.  «  Un  jour  que  Tieck  lui  rendit  visite,  il  vit,  cou- 
chée sur  le  sopha,  une  jeune  fille  eu  sommeil  magnétique; 
plusieurs  personnes  l'entouraient,  et  observaient.  »  Voici  qui 
rappelle  la  scène  décrite  par  Hoffmann  dans  les  «  frères  Séra- 
pion  »  ;  chez  Hoffmann  la  magnétisée  joue  son  rôle,  et  trompe 
non  seulement  son  public,  mais  encore  sou  magnétiseur;  ce 
dernier,  «  l'homme  le  plus  franc  et  le  plus  honnête  du  monde, 
et  devant  du  plus  profond  de  l'âme  abhorrer  une  pareille 
comédie  »,  était  peut-être  Wolfart  lui-même,  qui,  revenu  de 
Suisse  avec  l'enthousiasme  du  magnétisme,  pouvait  être  faci- 
lement dupe  de  tels  charlatans.  D'ailleurs  ses  efforts  pour 
rationaliser  le  magnétisme  ne  furent  pas  absolument  vains  ; 
malgré  les  industriels  de  basse  espèce  qui  déshonoraient  la 
cause,  si  grande  était  la  faveur  dont  jouissait  alors  l'hypno- 
tisme, même  dans  certains  milieux  cultivés,  qu'en  1815 
furent  créées  à  l'Université  de  Berlin  deux  chaires  spéciale- 
ment affectées  au  magnétisme  ;  ce  fut,  il  est  vrai,  contre  l'avis 
de  la  Faculté  de  Médecine  ;  Wolfart  et  Koreff  furent  les  deux 
titulaires. 

Hoffmann  eut-il  occasion  d'entrer  en  relations  avec  Wol- 
fart et  de  visiter  sa  clinique?  Il  ne  le  dit  point.  Mais,  outre 
les  séances  de  charlatans  auxquelles  il  assista,  ses  relations 
dans  le  monde  médical  lui  ouvrirent  l'accès  d'hôpitaux,  où 
des  adeptes  de  la  nouvelle  foi  magnétique  appliquaient,  non 
sans  s'entourer  de  quelque  mystère,  les  principes  de  Mesmer 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


11 


à  la  guérison  de  certains  malades.  Le  public  n'en  savait  rien, 
se  laissait  tromper  grossièrement  par  des  Mesmer  de  carre- 
four ;  eux,  les  directeurs  d'hôpitaux,  les  praticiens,  les  Mar- 
dis, les  Speyer,  les  Koreff,  étaient  les  vrais  initiés,  possé- 
daient la  doctrine  ésotérique  ;  ils  voyaient  l'erreur  du  public 
qui  croyait  aux  charlatans,  et  des  rationalistes  qui  ne  vou- 
laient rien  admettre;  se  sentant  supérieurs  aux  uns  et  aux 
autres,  ils  en  subissaient  d'autant  plus  le  charme  mystérieux 
de  la  doctrine.  Hoffmann  fut  initié  par  eux  ;  ils  commencèrent 
par  le  désabuser  des  expériences  populaires,  puis,  quand  il 
commença  à  ne  plus  croire  à  rien  du  tout,  ils  lui  montrèrent 
que  les  «  Aufklàrer  »  aussi  se  trompaient,  et  qu'il  y  avait  des 
faits  réels,  scientifiquement  contrôlés,  inconnus  de  la  foule, 
et  défiant  les  explications  aussi  bien  que  les  doutes  du  ratio- 
nalisme (VII,  13).  Il  en  revint  profondément  troublé,  à  la  fois 
méfiant  et  croyant,  éprouva  surtout  l'horreur  de  ces  guérisons 
obtenues  par  l'anéantissement  de  la  personne  morale,  et  fut 
invinciblement  attiré  vers  le  magnétisme,  comme  il  l'était 
vers  tout  ce  qui  lui  faisait  peur.  C'est  l'état  d'esprit  que  nous 
révélera  l'ensemble  de  son  œuvre. 

Quels  furent  les  initiateurs  d'Hoffmann?  Outre  cet  ami 
d'université  que  nous  ne  pouvons  identifier,  ce  furent  princi- 
palement les  médecins  de  Bamberg  avec  lesquels  il  entretint, 
durant  son  séjour,  de  bonnes  relations.  Ce  fut  ce  médecin 
Marcus,  qui,  au  dire  de  Funck,  était  du  petit  nombre  de  ceux 
qui  pouvaient  comprendre  Hoffmann,  (Funck  66),  et  avec  qui 
Hoffmann  passa  d'excellentes  soirées  dans  les  ruines  de  l'Al- 
tenburg.  Marcus  avait  fondé  à  Bamberg  un  hôpital  dont  vrai- 
semblablement il  permit  plus  d'une  fois  l'accès  à  son  ami. 
Quand  Hoffmann  parle  (VI,  19)  d'un  certain  Dr  S...,  inB...,  un 
aliéniste  dont  il  dit  tenir  l'histoire  du  moine  Sérapion,  on 
n'hésite  pas  à  nommer  le  neveu  de  Marcus,  Speyer  de  Bam- 


i2  LES  FAITS  ÉTRANGES 

berg,  qu'Hoffmann  lui-même  désigne  en  quelque  sorte  comme 
son  maître  en  lui  envoyant  les  épreuves  du  «  Magnétiseur  »  : 
«  Que  Speyer  le  lise  avant  l'impression,  afm  de  juger  si  j'ai 
été  suffisamment  logique  au  point  de  vue  médical  »  (H3  V,  166, 
lettre  du  20  juillet  1813  à  Funck).  C'est  bien  évidemment 
l'un  des  deux,  l'oncle  ou  le  neuveu,  qui  lui  aura  fait  voir  cette 
expérience  relatée  dans  sou  journal  de  Bamberg  ;  c'est  sans 
doute  une  de  leurs  cures  qu'il  nous  décrit  (VII,  19-20). 

Durant  son  court  séjour  à  Leipzig,  il  connut  le  médecin 
Kluge,  «  le  médecin  de  notre  troupe,  un  babile  homme,  intel- 
ligent, avec  des  idées  magnifiques  sur  la  maladie  »  et  vante 
son  traitement  psychique.  (Funck,  155;  lettre  du  28  décembre 
1813).  Il  avait  déjà  lu  alors  le  livre  de  Kluge  sur  le  magné- 
tisme animal,  qu'il  jugea  sévèrement  par  la  suite.  Cet  enthou- 
siasme pour  Kluge  fut  de  courte  durée,  comme  les  relations 
qu'ils  entretinrent.  Beaucoup  plus  sérieuse  fut  l'influence 
personnelle  de  Koreff,  l'un  des  quatre  frères  Sérapion  (Vin- 
zenz),  un  des  rares  amis  dont  Hoffmann  reconnût  l'autorité, 
à  en  croire  Hitzig  (II,  131),  connu  d'ailleurs  comme  psychothé- 
rapeute,—  sans  doute  le  DrK...  des  contes  nocturnes  (111,148, 
Oedes  Haus)  «  célèbre  par  sa  profonde  connaissance  du  prin- 
cipe psychique,  qui  lui  permet  même  de  produire  des  mala- 
dies corporelles,  et  puis  de  les  guérir.  » 

Ainsi,  qu'il  fût  à  Bamberg,  à  Leipzig  ou  à  Berlin,  Hoffmann 
eut  toujours  à  ses  côtés  un  ou  plusieurs  «  magnétiseurs  »,  pour 
alimenter  et  raviver  incessamment  son  goût  d'occultisme. 
Qu'il  fut  souvent  question  de  sciences  occultes  et  en  particu- 
lier de  magnétisme  dans  le  cercle  des  amis  d'Hoffmann,  c'est 
ce  qu'attestent  à  plusieurs  reprises  les  nouvelles  de  notre 
auteur;  c'était  sa  conversation  favorite,  et  il  y  revenait  tou- 
jours, le  plus  souvent  malgré  ses  amis,  qui  évitaient  les  occa- 
sions de  l'y  faire  retomber.  «  Patience  !  dit  le  docteur  en  riant, 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  13 

il  va  bientôt  enfourcher  son  dada  et  se  lancer  à  grand  galop 
dans  le  monde  des  pressentiments,  des  rêves,  des  influences 
psychiques,  des  sympathies,  des  idiosyncrasies,  etc.,  jusqu'à 
ce  qu'il  descende  à  la  station  du  magnétisme.  »  (Sanktus, 
III,  117).  La  galerie  s'y  ennuyait  une  demi-heure,  puis  en 
repartait  avec  un  conte  joyeux  vers  des  régions  plus  sereines  ; 
mais  l'incorrigible  «  enthousiaste  »  n'épiait  qu'une  nouvelle 
occasion  de  faire  halte. 

Hoffmann  n'introduisit  point  le  magnétisme  dans  la  littéra- 
ture allemande  ;  il  rappelle  quelque  part  (VII,  65),  «  les  paroles 
superbes  de  Jean  Paul  »  sur  cette  matière.  Déjà  Novalis  avait 
accordé  beaucoup  d'attention  au  magnétisme,  au  galvanisme 
et  aux  phénomènes  du  même  ordre.  Kleist  —  on  connaît 
l'admiration  d'Hoffmann  pour  ses  nouvelles  —  avait  mis  à 
plusieurs  reprises  des  magnétisés  sur  la  scène.  Et  pourtant, 
malgré  la  vogue  des  crises  mesmériques  vers  1815,  ou  peut- 
être  en  raison  même  de  cette  vogue,  le  magnétisme  restait  en 
somme  pour  le  grand  public  une  science  mal  famée,  «  verru- 
fen  »,  où  les  uns  soupçonnaient  du  charlatanisme,  les  autres 
des  intentions  immorales,  d'autres  enfin  des  influences  diabo- 
liques. Même  ceux  qui  y  croient  s'en  méfient. 

Hufeland  (Ueber  Sympathie,  1811,  p.  6)  constate  que  le 
magnétisme  est  «  pour  la  plupart  un  objet  de  scandale.  C'est 
en  fait  un  phénomène  si  surprenant  et  si  difficile  à  saisir, 
qu'on  hésite  toujours  à  l'accueillir  dans  la  physique.  » 

Schubert  s'excuse  d'avoir  à  parler  de  magnétisme  :  «  Je  sais 
bien  que  les  objets  de  notre  leçon  d'aujourd'hui  sont  de  ceux 
qui  choquent  le  plus  »  (Ansichten  326)  Oken  dira  plus  tard 
(Isis,  1817,  n°2p.  312)  que  le  mesmérisme  est  désormais,  un 
«géant  scientifique  »  et  que  la  pensée  rationaliste  n'a  rien  à 
craindre  de  ses  progrès,  mais  pour  la  foule  il  est  encore  ce 
qu'il  est  pour  le  baron  du  «  Magnétiseur  »,  quelque  chose  dont 


14  LES  FAITS  ÉTRANGES 

on  fait  bien  de  se  tenir  éloigné,  et  qu'en  bonne  société  on  évite 
même  de  rappeler.  Et  c'est  pour  cela  qu'il  est  en  vogue  auprès 
des  badauds  de  Berlin  ;  il  a  l'attrait  des  choses  défendues. 
Jung  Stilling,  qui  crut  au  magnétisme  comme  il  croyait  à 
tout,  rappelle  dans  sa  théorie  des  Esprits  (§  66,  p.  47)  l'abus 
qu'on  en  a  fait  «  pour  scruter  des  mystères,  qui  doivent  nous 
rester  cachés  dans  cette  vie  »  ce  qui  est  un  péché  de  sorcelle- 
rie (Zauberey-Sùnde).  C'est  un  péché  qu'Hoffmann  eût  commis 
bien  volontiers.  11  avait  en  tout  cas  quelque  mérite,  même 
après  Kleist,  à  entretenir  constamment  son  public  de  cet 
objet  de  réprobation  universelle  malgré  la  faveur  apparente 
et  superficielle  dont  il  jouissait  en  quelques  milieux,  et  il  le 
fit  avec  la  conscience,  la  passion  et  l'insistance  d'un  savant 
troublé  par  un  problème  dont  il  cherche  la  solution. 

Où  Hoffmann a-t-il  puisé  sa  science  des  faits  magnétiques? 
Lorsqu'il  commença  à  écrire,  il  existait  déjà,  tant  en  France 
qu'en  Allemagne,  une  littérature  considérable  sur  la  question. 
Contemporains  des  ouvrages  de  Mesmer  et  de  Puységur,  les 
travaux  de  Gmelin  (à  partir  de  1785)  avaient  acclimaté  le 
magnétisme  en  Allemagne.  En  1800et  1802,  Heinekeet  Wien- 
holt  publient  les  résultats  de-leurs  expériences.  Schubert  pro- 
fite de  leurs  recherches  quand  il  écrit  ses  «  Ansichten  »  (1808). 
Enfin  viennent  des  livres  de  vulgarisation,  les  manuels  de 
Kluge  (1811)  de  Hufeland,  de  Bartels  (1812),  et  les  revues 
scientifiques  consacrent  à  la  question  de  fréquents  articles. 
Telle  est  la  littérature  qu'Hoffmann  eut  à  sa  disposition.  Plus 
tard  seulement  parut  une  revue  magnétique  «  Archiv  fur  den 
thierischen  Magnetismus  »  annoncée  par  Oken  dans  l'Isis  de 
1817  (n°  39,  p.  312). 

Hoffmann  a  nommé  la  plupart  de  ses  sources,  il  est  même 
probable  qu'il  lésa  nommées  toutes,  et  qu'il  n'a  lu  ni  Mesmer 
ni  Puységur,  dont  il  ne  parle  que  d'après  les  manuels;  du 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  15 

moins  rien  de  ce  qu'il  nous  dit  et  de  ce  qu'il  sait  du  mesmé^ 
risme  ne  se  rapporte  directement  à  Mesmer,  ni  à  Puységur. 
En  somme  il  a  puisé  ses  connaissances  à  trois  ouvrages,  aux 
«  Ansichten  »  de  Schubert,  et  aux  manuels  de  Kluge  et  de 
Bartels  ;  encore  ce  dernier  n'est-il  souvent  qu'une  copie  de 
l'ouvrage  de  Kluge.  A  cela  il  faut  ajouter  ce  qu'il  doit  à  la 
conversation  de  Marcus  ou  de  Koreff,  et  ce  qu'il  dit  avoir  vu 
personnellement. 

De  ces  sources  la  plus  importante  est  de  beaucoup  le 
manuel  de  Kluge  :  Versuch  einer  Darstellung  des  anima- 
lischen  Magnetismus,  als  Heilmittel  »,  un  gros  volume  qui 
parut  en  1811,  qu'Hoffmann  put  donc  lire  avant  d'avoir  encore 
rien  publié.  Nous  avons  vu  que  la  personnalité  de  Kluge  fit 
quelque  temps  une  impression  assez  vive  sur  notre  poète. 
Plus  tard  il  critiqua  rudement  le  manuel,  écrit,  dit-il  «  sans 
grande  discussion  scientifique  du  sujet  et  en  outre  sans  cri- 
tique, mêlant  aux  faits  prouvés  des  faits  absolument  fabu- 
leux »  (VII,  13).  Et  pourtant  nous  verrons  qu'il  a  recours  à 
cet  ouvrage  chaque  fois  qu'il  est  question  d'hypnotisme,  et 
que,  s'il  a  trouvé  autre  part  plus  d'idées,  il  n'est  point  d'au- 
teur auquel  il  doive  plus  de  faits  et  de  renseignements  positifs. 
Nous  examinerons  successivement  ce  qu'il  sait  de  l'histoire 
du  magnétisme  et  de  ses  adeptes,  —  ce  qu'il  connaît  des  phé- 
nomènes et  des  pratiques  de  l'hypnotisme  —  enfin  comment 
il  tâche  de  s'expliquer  ces  faits,  et  ce  qu'il  retient  des  diverses 
théories  qu'il  trouve  dans  ses  auteurs. 

1°  Histoire  du  magnétisme 

Hoffmann  a  parlé  de  Mesmer,  de  Puységur  et  de  son  école^ 
qu'il  oppose,  sur  la  foi  de  Kluge,  à  celle  de  Mesmer.  Eufin  il 
sait  qu'à  côté  d'eux  beaucoup  de  charlatans  ont  exploité  leurs 


16 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


idées,  et  en  met  lui-même  en  scène  dans  ses  nouvelles. 

De  la  théorie  mesmérique  il  ne  connaît  que  le  goût  des 
crises  violentes,  qu'il  blâme,  après  Kluge.  Nous  confrontons 
les  textes  : 


Magnétiseur,  I,  153. 
Alban  war...  dem  Mesmeris 
mus  mit  Leib  und  Seele  ergeben 
und  verteidigte  selbst  die  Herbei- 
fùhrung  der  gewaltsamen  Krisen, 
welche  Theobald  mit  Abscheu 
erfùllten. 

(Murr,  154). 

...  denkt  an  Mesmer  und  seine 
furchtbaren  Operationen. 


Kluge,  62. 

Die  MesmerscheSchule...  wirkte 
hauptsachlich  nur  physisch  durcb 
starkes  Berùhren  mit  den  Hânden 
oder  mittelst  metallner  und  glâ- 
serner  Conductors...  war  ùber- 
hauptbemùht,  starke  Reactionen 
beim  Kranken  hervorzubringen. 
Man  sahe  die  Gonvulsionen  als 
einen  Heilungsprozess  der  Natur 
an,  suchte  sie  daher  durch  Kunst 
herbeizufùhren ,  und  belegte  sie 
mit  dem  Namen  der  Krisen... 


Suit  chez  Kluge  la  description  des  «  chambres  de  crise  »et, 
à  propos  de  Puységur,  la  remarque  : 

die  Krisenzimmer  (oder  chambres  d'enfer)  wie  Puységur  sie  nannte, 
waren  hier  gânzlichverbannt  (Kluge,  64). 

Une  troisième  fois  Hoffmann  a  mentionné  Mesmer,  dans  la 
a  lettre  du  chef  de  musique  Jean  Kreisler  à  ***  »  (XV,  73).  Il 
est  question  de  l'effet  magique  des  sons  de  l'harmonica  sur 
les  nerfs  malades  et  les  âmes  sensibles.  La  source  cette  fois 
n'est  plus  Kluge,  mais  une  revue  publiée  par  Lichtenberg, 
pour  lequel  on  connaît  l'admiration  de  notre  poète  : 


XV,  73. 

...  an  den  Gebrauch,  den  Mes- 
mer von  dem  Instrumente  machte, 
mag  ich  gar  nicht  denken  ! 


Magazin  fur  das  Neueste  aus  der 
Phvsik  und  Naturgeschichte,  1784, 
p.  197. 

A  propos  d'un  livre  de  Thouret, 
«  Recherches  sur  le  magnétisme  ani- 
mal ».  Zum  ersten  Maie  erfabren 
wir  hier,  dass  sich  Herr  Mesmer 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


17 


sogar  der  Harmonika  und  eines 
ganzen  Orchesters  beys  einer  Heil- 
art  bediene  ;  ein  Verfabren,  das... 
aile  geheime  magnetische  Mitwir- 
kung...  ganz  ùberflùssig  macht. 

Quant  à  ce  qu'il  dit  de  Puységur,  de  Barbarin  et  de  l'école 
des  spiritualistes,  l'édition  de  Cari  von  Maassen  ayant  déjà 
renvoyé  aux  passages  1  correspondants  de  Kluge,  nous  n'y 
insisterons  pas.  Dans  la  «  Genesung  »  il  a  encore  une  fois  cité 
la  méthode  de  Puységur,  qui  consistait  «  à  apporter  dans 
l'âme  du  malade  inquiet  des  idées  calmantes»  (XIV,  184). 
Cela  rentre  aussi  dans  le  cadre  tracé  par  Kluge  (pp.  63  et  64  : 
Eine  zweite  Schule  wirkte  rein  psychisch).  L'inspiration 
directe  de  Kluge  est  encore  manifeste  dans  le  passage  suivant 
des  «  Sérapions  »  : 

VII,  12.  Kluge,  63. 

Soll  der  Mensch  sich  unterfan-  [L'école  de  Barbarini]  wirkte... 

gen,  auf  das  geistige  Prinzip  des  rein  psychisch  und  nahm  ausser 

andern...  wirken  zu  wollen,  so  Wilîen  und  Glauben  keine  andern 

scheint  mir  die  Lehre  der  Barba-  Agenten  des  animalischen  Magne- 

rinischen  Schule.  der  Spiritualis-  tismus,  weshalb  sie  auch  unter 

ten,  die  ohne  aile  Manipulation,  dem  Namen  der  Spiritualisten 

nur  Willen  und  Glauben  in  An-  bekannt  war.  Sie  hatte  demnach 

spruch   nahm,   bei  weitem  die  keine   magnetische  Verrichtun- 

reinste  und  unschuldigste.  gen... 

Il  trouvait  dans  l'histoire  du  magnétisme  de  nombreux 
exemples  de  charlatanerie.  Le  «  Magazin  »  de  Lichtenberg 

t.  L'édition  Cari  von  Naassen  indique  dans  Kluge  la  source  des  pas- 
sages suivants  de  Hoffmann  : 

Grisebach,  i,  139,  «  mit  Schillers  Worten  :  die  Geister,  die  den  grossen 
Geschicken  voranschreiten  ».  Kluge,  369  ;  I,  153.  Barbareiischer  Magne- 
tismus.  Kluge,  63;  I,  153.  Die  Puysegursclie  Schule.  Kluge,  64;  I,  155; 
...  fùhrte  die  Mutter  ïheobald  an  ihr  Bett.  :  une  anecdote  rapportée  par 
Kluge,  p.  325;  I,  160,  Sur  la  magnétisation  des  arbres.  C.  V.  Maassen 
renvoie,  sans  citer  les  passages,  à  Kluge,  505-513  ;  I,  164.  (Farben  erkennen.) 
Kluge,  162  ff. 

SUCHEK.  2 


18  LES  FAITS  ÉTRANGES 

(1786,  vol.  4,  p.  201-3)  mentionnant  les  expériences  de  Puy- 
ségur  et  celles  que  Lavater  fit  avec  sa  femme,  dit  aussi 
qu'une  actrice  joua  si  bien  la  cure  magnétique,  que  plusieurs 
savants  en  furent  convaincus  :  cela  rappelle  la  scène  des 
«  Sérapions  »  (VII,  16)  où  Hoffmann  remarque  explicitement 
qu'il  ne  put  s'empêcher  de  penser  «  que  la  dame  somnambule 
jouait  avec  beaucoup  d'art  un  rôle  préparé,  bien  réfléchi,  et 
répété  comme  il  faut  ».  Un  charlatan  plus  amusant  est  cet 
Exter  du  «  Cœur  de  pierre  »  (III,  268-69)  qui  dit  avoir  magné- 
tisé des  chiens  de  mer,  à  Constantinople.  Kluge  remarque 
(p.  56)  que  le  secret  de  Mesmer,  achetable  pour  cent  louis, 
passa  bientôt  aux  mains  de  chevaliers  et  de  dames  qui  en 
firent  un  abus  grotesque;  il  ajoute  que  l'on  magnétisa  même 
des  chevaux. 

Mais  le  même  Kluge  ne  s'étonne  point  que  Puységur  ait  pu 
magnétiser  des  arbres,  et  il  indique  longuement  les  procédés 
à  suivre.  Hoffmann  voit  là  encore  de  la  charlatauerie. 

Magnétiseur  (il  est  question  d'Alban),  Kluge. 

160'  507  (on  choisit  pour  les  magnc- 

...   seine  Charlatanerien,  wie  tiser)  die  Ulme,  Ëiche,  Bûche, 

er  z.  B.  die  Ulmen.  die  Linden  Esche  oder  Linde. 
und  was  veiss  ich  noch  fur  Baume       508.  Das  Magnetisiren...  muss 

magnetisirt,  wenn  er,  mit  ausge-  in  der  Ilichtung  von  Sûden  nach 

streckten  Armen  nach  Norden  Norden  geschehen...  (car  le  côté 

gerichtet,   von    dem   Weltgeist  de  l'arbre  exposé  à  la  lumière  est 

neue  Kraft  in  sich  zieht  le  plus  vigoureux. 

Or  c'est  un  procédé  très  courant  dans  cette  seconde  école 
magnétique,  qu'Hoffmann,  sur  la  foi  de  Kluge,  admire  et 
vénère  tant.  Puységur  dit  l'avoir  reçu  de  Mesmer  et  s'en  être 
servi  avec  fruit  (Mémoires,  p.  21  sq.).  S'il  était  remonté  direc- 
tement aux  sources,  au  lieu  de  se  borner  à  copier  Kluge, 
Hoffmann  n'aurait  peut-être  pas  rangé  ce  procédé  purement 
et  simplement  parmi  les  tours  de  bateleurs. 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


19 


2°  Les  phénomènes  et  les  procédés 

Des  phénomènes  et  des  pratiques  du  mesmérisme  propre- 
ment dit  (bouteille  magnétique,  baquet  magnétique,  chambres 
de  crise,  chaîne  magnétique  et  autres)  Hoffmann  ne  s'est  point 
occupé  ;  c'était  là  un  stade  primitif,  dépassé  parla  science  des 
magnétiseurs  de  son  temps,  qui  étaient  à  proprement  parler  ce 
que  nous  appelons  aujourd'hui  des  hypnotiseurs  ;  l'action  à 
distance,  la  transmission  de  la  pensée  et  de  la  volonté,  la 
sympathie  magnétique,  tels  étaient  les  points  principaux  de 
leur  doctrine,  issue  en  somme  de  celle  des  spiritualistes  et  des 
«  harmonies  »  secrètes  que  les  spiritualistes  fondèrent  eu 
divers  endroits.  Quoique  peu  partisans  des  procédés  pure- 
ment physiques,  ils  avaient  cependant  conservé  l'habitude  de 
certaines  manipulations  ayant  pour  but  d'endormir  ou  de 
réveiller  le  malade.  Hoffmann  les  mentionnera. 


Steinernes  Herz,  III,  27o. 

Nun  beschrieb  er  mit  der  flachen 
Hand  seltsame  Kreise  um  den 
Hofrath,  die  enger  und  ériger 
werdend,  zuletzt  beinahe  Schlàfe 
und  Herzgrube  berùhrten. 

Dann  hauchte  er  den  Hofratb  an 
der  sogleich  die  Augen  aufschlug. 


Kluge.  389. 
Er  [Schelling]  erzahlt...  dass  er 
ihr  [der  Kranken]  eine  Hand  auf 
die  Stirn,  die  andre  auf  die  Herz- 
grube legte,  und  dann  gegen 
ihren  Hais  hauchte...  ;  eben  dieser 
Frau  konnte  er  auch  durch  ein 
Hauchen  gegen  die  Herzgrube  das 
Athemholen  vollkommen  erleich- 
tern, 

Kluge  398-9. 

Mentionne  la  «  Palmar- Manipu- 
lation, die  wegen  ihres  lindernden 
Effekts  das  Calmiren  genannt 
wird  »  (Hoff  :  mit  der  flachen 
Hand). 


Il  connaît  par  Kluge  l'importance  de  la  région  stomacale 


20 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


dans  les  manipulations  magnétiques;  c'est  par  le  creux  de 
l'estomac  que  le  malade  affirme  avoir  toutes  ses  perceptions, 
et  c'est  par  là  qu'il  est  mis  en  relation  avec  son  hypnotiseur  : 


Unheim],  Gast  VIII.  115. 
Er  trat  zu  Marguerite,  die  in 
liefer  Ohnmacht  lag...  Er  bûckte 
sich  ûber  sie  hin,  raan  bemerkte, 
dass  er  ein  kleines  Futteral  aus 
der  Tasche  zog,  etwas  heraus  und 
zwischen  die  Finger  nahm,  und 
leise  hinstrich  ûber  Margueritens 
Nacken  und  Herzgrube. 


Kluge,  210. 

Der  Kranke  verfàllt  jetzt  schon 
in  den  magnetischen  Schlaf,  so- 
bald  er  nur  mit  seiner  Herzgrube 
eine  Glasplatte,  oder  andere  tau- 
glicheKôrper.inBerùhrungbringt, 
welche  der  Magnétiseur  entweder 
einige  Zeit  am  Leibe  getragen, 
oder  sie  durch  ôfteres  Bestreichen 
magnetisirt  und  dann  in  Seide 
gehùllt,  fur  den  Kranken  hat  auf- 
bewahren  lassen. 


Il  est  effrayé  du  sans-gêne  du  magnétiseur  vis-à-vis  de  ses 
malades,  et  recommande  la  prudence  dans  l'emploi  de  ces 
procédés  ;  l'homme  joue  avec  les  secrets  de  la  nature  comme 
un  enfant  inexpérimenté  avec  un  couteau  tranchant.  Ces 
plaintes  avaient  été  formulées  avant  lui  : 


vu,  12. 

Ein  fremder  Arzt  âusserte,  wie 
Bartels  in  seiner  Physiologie  u. 
Physik  des  Magnetismus  erzâhlt, 
seine  Bewunderuug,  dass  die  deut- 
schen  Aerzte  die  magnetisirten  In- 
dividuen  so  willkih'lich  behandel- 
ten  und  so  dreist  an  ihnen  experi- 
mentirten,  als  wenn  sie  einen 
physikalischen  Apparat  vor  sich 
hatten. 


Bartels  (Grundzùge  einer  Physiolo- 
gie und  Physik  des  animalischen 
Magnelismus,  1812)  p.  173  : 

...  âusserte  seine  Verwunderung 
darûber,  dass  die  deutschen  Aerzte 
die  magnetisirten  Individuen  so 
willkûrlich  behandelten  und  so 
dreist  an  ihnen  experimentierten, 
als  wenn  sie  einen  physikalischen 
Apparat  vor  sich  hatten. 


La  théorie  de  l'action  à  distance  et  les  faits  qui  s'y  rat- 
tachent, outre  qu'elle  était  alors  plus  à  la  mode  que  le  mes- 
mérisme,  avait  de  plus  l'avantage  d'être  plus  suggestive  pour 
un  poète.  Pourtant  là  encore  Hoffmann  n'a  rien  inventé,  rien 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


21 


imaginé,  et  suit  fidèlement  ses  guides,  Kluge  surtout. 

L'  «  actio  in  distans  »  n'est  que  la  forme  la  plus  frappante 
de  la  sympathie  qui  unit  le  magnétisé  au  magnétiseur.  Or 
certaines  conditions  sont  requises  pour  que  cette  sympathie 
puisse  s'établir;  l'école  de  Puységur,  «  l'école  invisible», 
croyait  servir  l'humanité  et  rétablir  l'harmonie  de  la  nature 
en  favorisant  1  eclosion  de  ces  sympathies  occultes  : 

Unheiml.  Gast  VIII,  129.  Kluge,  61. 

Jene  unsichtbare  Schule,  die  in  Dièse  Verbindungen  nannten 
Frankreich  und  Italien  einzelne  sich  harmonische  Gesellschaften, 
Glieder  ziib.lt,  und  aus  der  alten  weil  ihr  Zweck  dahin  ging,  ùber- 
Puysegurschen  Schule  entstanden  ail  der  Harmonie  der  Natur  nach- 
sein  soll.  zuforschen  und  hierdurch  physisch 

und  moralisch  wohlthâtig  auf  die 
Menschen  zu  wirken.  In  den  euro- 
païschen  franzôsischen  Staaten 
ziihlte  man  auf  dreissig  derselben . . . 
Auch  in  Turin  und  auf  Malta  sol- 
len  àbnliche  Verbindungen  stalt- 
gefunden  haben. 

Ce  qu'elles  exigeaient  du  magnétiseur,  c'était,  en  consé- 
quence, outre  la  force  physique  et  mentale  nécessaire,  une 
grande  pureté  d'intentions  :  veuillez  le  bien,  allez,  et  gué- 
rissez! Hoffmann  a  entrevu  cet  idéal,  ne  l'a  pas  réalisé;  le 
Théobald  du  Magnétiseur,  celui  que  le  démoniaque  Alban 
appelle  «  mon  cher  brahmane  »  eût  été  le  bon  magnétiseur,  à 
la  Puységur,  si  Hoffmann  avait  jugé  intéressant  de  nous  déve- 
lopper ses  traits.  11  en  est  resté  à  des  appréciations  d'ordre 
très  général  sur  les  qualités  morales  de  l'hypnotiseur,  s'ins- 
pirant  simplement  de  Kluge  qui  dit  (p.  382)  qu'une  âme  cor- 
rompue et  des  intentions  impures,  déjà  si  odieuses  au  com- 
mun des  hommes  dans  la  vie  ordinaire,  doivent  produire 
sur  la  sensibilité  plus  vive  du  magnétisé  une  impression 
funeste,  capable  de  ruiner  l'organisme  ;  Kluge  exige  en  con- 


22 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


séquence  du  magnétiseur  avant  tout  la  pureté  morale  ; 
Hofïmann  nous  montre  les  mauvais  magnétiseurs  au  travail 
(Alban,  le  Major)  qui  sont  pour  leurs  hypnotisés  des  «  démons 
ennemis  »,  tuent  au  lieu  de  guérir,  troublent  la  paix  et  le 
bonheur  de  familles  entières.  Par  là  le  mauvais  magnétiseur 
était  un  type  poétique  bien  plus  intéressant  que  le  bon  «  brah- 
mane »,  et  Hofïmann,  particulièrement  dans  la  nouvelle  «  le 
Magnétiseur  »,  a  su  nous  montrer  les  effets  désastreux  de  la 
corruption  morale  de  l'hypnotiseur. 

Quant  aux  magnétisés,  ils  se  ressemblent  à  peu  près  tous. 
Ce  sont  des  êtres  débiles,  nerveux,  dont  la  sensibilité  phy- 
sique et  morale  est  exaspérée,  malades  sans  maladie,  souf- 
frant de  tout  et  de  rien,  sujets  à  des  antipathies  aussi  vio- 
lentes qu'inexplicables  (idiosyncrasies).  Telle  est  la  Marie  du 
«  Magnétiseur  »,  Hedwiga  dans  le  «  Chat  Murr  »,  telle  la  jeune 
paysanne  dont  on  nous  raconte  la  cure  merveilleuse  (VII,  19): 
«  on  ne  pouvait  la  nommer  ni  saine  ni  malade.  Elle  n'éprouvait 
ni  douleur,  ni  malaise,  mangeait  et  buvait,  dormait  souvent 
des  jours  entiers,  et  avec  cela  elle  maigrissait,  et  s'affaiblis- 
sait de  jour  en  jour.  »  La  victime  d'Alban  décrit  de  même  son 
état  :  «  Point  de  douleur,  point  de  souffrances  auxquelles  on 
puisse  donner  un  nom,  et  cependant  tout  mon  repos  perdu 
(I,  162).  »  Telles  encore  la  baronesse  du  «  Majorât  »,  et  l'Au- 
réliedes  «  Élixirs  »,  toutes  deux  victimes  comme  Hedwiga 
«  des  rêveries  les  plus  étranges  »  (Murr,  172)  et  auxquelles  il 
ne  manque  qu'un  magnétiseur.  L'une  souffre  d'une  «  irritabi- 
lité, qui  finira  par  dévorer  toute  joie  de  vivre  »  (Majorai.  III, 
195).  L'autre  éprouve  sans  savoir  pourquoi  des  tristesses  mor- 
telles et  des  joies  exubérantes,  pleure  à  la  moindre  occasion, 
se  sent  souvent  près  de  s'évanouir  (comme  Hedwiga),  fait 
des  rêves  étranges,  et  sa  langueur  mélancolique  va  jusqu'à  la 
souffrance  corporelle  (Elixiere,  II,  191).  Ici  encore  Hoffmann 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  23 

est  resté  fidèle  à  ses  auteurs;  il  a  lu  dans  les  recueils  de 
Wienholt,  qu'il  cite  (X,  234J,  peut-être  aussi  dans  Gmelin,  des 
descriptions  fréquentes  et  détaillées  de  la  maladie  en  ques- 
tion. Tel  le  cas  d'une  jeune  fille  rapporté  par  Wienholt: 
«  Elle  avait...  un  fort  penchaut  aux  évanouissements,  y  tom- 
bait souvent  sans  autre  cause,  y  restait  une  demi-heure,  ou 
une  heure.  Avant  l'évanouissement,  elle  était  toujours 
inquiète  et  angoissée...  ;  après  un  fort  chagrin  elle  eut  une 
violente  crise  de  convulsions...  et  depuis  elle  se  sentait  les 
membres  si  pesants  et  si  fatigués,  que  la  plus  petite  marche 
lui  était  pénible.  Le  pire  était  que  sa  mentalité  en  était  fort 
attaquée...  sa  mémoire  et  ses  autres  facultés  s'étaient  notable- 
ment émoussées.  »  (Heilkraft  des  thierischen  Magnetismus, 
vol.  3,  2e  partie,  253-4). 

Il  est  facile  aux  volontés  fortes  de  dominer  ces  pauvres 
êtres;  et  le  rapport  de  sympathie  qui  unit  l'un  à  l'autre  est  si 
puissant,  que  la  mort  du  magnétiseur  entraîne,  sinon  celle 
de  son  malade,  au  moins  de  violents  troubles  chez  ce  dernier. 
Une  des  héroïnes  des  «  Sérapions  »,  au  moment  précis  de  la 
mort  de  l'hypnotiseur,  «  au  milieu  de  la  conversation  la  plus 
gaie,  avait  soudain  fermé  les  yeux  et  s'était  évanouie  »;  plus 
tard  elle  dit  qu'il  lui  sembla  alors  «  qu'un  cristal  se  brisait 
avec  fracas  au-dedans  d'elle-même»  (Unheiml.  Gast,  120, 122). 
C'est  un  des  phénomènes  les  plus  frappants  de  cette  «  action 
à  distance  »  que  le  magnétiseur  exerce  constamment  sur  ses 
malades. 


Oedes  Haus,  III,  150. 

...  Dass  er...  wie  aile  krâftige  Ma- 
gnétiseurs, es  Yermôge,  aus  der 
Ferne  bloss  durch  denfestflxierten 
Gedanken  und  Willen  auf  seine 
Somnambulen  zu  wirken. 


Kluge,  231. 
Der  Magnétiseur  vermag  oft 
durch  seinen  blossen  Willen,  der 
entweder  wirklich  ausgesprochen, 
oder  auch  nur  gedacht  sein  kann, 
den  Clairvoyant  augenblicklich 
in  Krise  zu  versetzen  und  ihn 


24 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


Magnétiseur  (lettre  de  Marie),  I,  164. 

Zuweilen  muss  ich  plôtzlich  an 
Alban  denken,  er  steht  vor  mir, 
und  ich  versinke  nach  und  nach 
in  einen  trâumerischen  Zustand, 
dessen  letzter  Gedanke,  in  dem 
mein  Bewusstsein  untergeht,  mir 
f  rem  de  Ideen  bringt. 


eben  so  auch  wieder  zu  erwec- 
ken. 

233. 

[Er  ist  im  stande]  durch  festen 
Willen  und  figirten  Geist,  aus  der 
Ferne  auf  den  Kranken  zu  influi- 
ren,  und  ihn  in  demselben  Au- 
genblicke  in  Krise  zu  versetzen. 


Si  le  malade  est  aussi  étroitement  lié  à  la  personnalité  de 
son  hypnotiseur,  on  s'explique  aisément  l'affection  qu'il 
éprouve  pour  le  bon  magnétiseur,  et,  au  rebours,  son  horreur 
devant  le  magnétiseur  indigne  dont  sa  propre  existence 
dépend.  Cette  aversion  peut  être  assez  puissante  pour  entraî- 
ner finalement  la  mort  du  malade  :  c'est  le  sujet  du  «  Magné- 
tiseur »,  queKluge  suggérait  déjà  à  Hoffmann  : 


Magnétiseur.  I,  1S8. 

[A  l'approche  d'Alban,  qu'elle 
ne  voit  point,  Marie  tombe  éva- 
nouie]. «  Verlass  mich,  entsetzli- 
cher  Mensch,  ohne  Quai  will  ich 
sterben.  » 

[Plus  bas  dans  sa  lettre,  elle 
raconte  ses  visions  pendant  ce 
temps.] 


Kluge,  156. 

Oft  ist  dièse  Antipathie  so  be- 
deutend,  dass  er  [der  Kranke]  die 
Annàherung  empfindet,  wenn 
auch  noch  Wânde  dazwischen 
sind. 

Kluge  228. 

Der  bôse  Wille  wirkt  auch  auf 
den  Patienten,  aber  nicht  wohl 
thàtig,  sondern  widiïg,  und  veran- 
lasst  die  heftigsten  Reaktionen, 
als  :  Unruhe ,  Angst ,  Beklem- 
mung,  Abscheu,  Schaudern,  Làh- 
mungen,  Erstarrungen,  Convul- 
sionen  u.  dgl.  m... 


Enfin,  en  citant  des  exemples  à  l'appui,  Kluge  indique  que 
«  le  sentiment  moral,  si  affiné  chez  les  clairvoyants,  se  mani- 
feste principalement  à  l'égard  des  magnétiseurs  avec  lesquels 
ils  soutiennent  le  rapport  le  plus  intime.  La  plus  insignifiante 
dureté  de  la  part  du  magnétiseur  suffit  déjà  à  les  mettre  dans 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


25 


l'état  le  plus  pénible  et  à  entraîner  les  conséquences  les  plus 
désastreuses.» 

A  la  sympathie  avec  le  magnétiseur  est  corrélative  chez  le 
malade  une  antipathie  générale  pour  tout  ce  qui  n'a  pas  été, 
au  préalable,  mis  en  rapport  magnétique  avec  lui-même  ou 
avec  le  magnétiseur.  Cette  antipathie  s'exerce  aussi  bien  à 
l'égard  d'animaux  ou  d'objets  qu'à  l'égard  de  personnes  étran- 
gères au  rapport.  D'une  façon  générale,  il  faut  éviter  tout  con- 
tact : 


Unheiml.  Gast.,  121. 

Der  Arzt  litt  nicht,  dass  man 
Angelika  entkleide,  ja  dass  man 
sie  auch  nur  von  den  Handschu- 
hen  befreie,  jede  Berùhrung  kôn- 
ne  ihr  schâdlich  sein. 


K.  159. 

Wird  der  Somnambul  von  einer 
fremden  Person  berùhrt,  so  er- 
folgen  darnach  mehr  oder  weni- 
ger  Lahmungen  oder  Krampfe  mit 
Blàsse  und  Kalte  in  dem  berùhr- 
ten  Theile.  Auch  die  mittelbare 
Berùhrung  wirkt  auf  den  Som- 
nambul ebenfalls  widrig. 


Et  Kluge  insiste  sur  la  nécessité  d'établir  ce  rapport.  Car  le 
malade  en  état  de  sommeil  magnétique  n'a  connaissance  que 
du  magnétiseur;  s'il  lui  arrive  de  décrire  d'autres  personnes, 
c'est  qu'elles  ont  été  tout  d'abord  mises  en  rapport  avec  lui 
(VII,  14-15  :  «  sie  beschreibt  die  Personen,  die  mit  ihr  in 
Rapport  gesetzt  werden  »).  De  même  la  Kàthchen  de  Kleist 
ne  connaît  d'autre  juge  que  son  hypnotiseur.  La  pénétration 
des  deux  personnalités  est  telle  que  le  magnétisé  a  le  senti- 
ment de  son  néant,  et  de  l'existence  en  lui-même  d'un  prin- 
cipe étranger  ;  c'est  une  «  possession  »  analogue  aux  posses- 
sions des  sorciers,  des  esprits,  ou  du  diable,  et  dont  nous 
trouverons,  sous  les  formes  les  plus  diverses,  de  fréquents 
exemples  chez  Hoffmann.  C'est  aussi  une  «  vie  à  deux  »  un 
phénomène  de  duplicité  (Doppelwesen)  à  la  réserve  toutefois 
qu'une  des  deux  personnes  absorbe  l'autre.  C'est  un  mariage 


26  LES  FAITS  ÉTRANGES 

d'âmes,  un  mariage  magnétique  où  les  deux  pôles,  le  malade 
et  le  médecin,  le  négatif  et  le  positif,  le  féminin  et  le  mascu- 
lin, sont  fondus  indissolublement;  un  «  dualisme  psychique 
permis  par  la  nature,  et  où  le  commerce  des  esprits,  et  leur 
action  réciproque,  produit  les  phénomènes  les  plus  remar- 
quables »  (VII,  H).  C'est  ce  que  l'héroïne  du  magnétiseur 
exprime  d'une  façon  très  concrète  en  disant  qu'Alban  vit  et 
pense  en  elle-même,  et  qu'il  est  «  l'étincelle  supérieure  qui 
vivifie  son  être  »  (I,  164).  Bien  entendu  les  auteurs  ont  tâché 
d'expliquer  cette  union  magnétique.  Kluge  y  voyait  avant 
tout  «  un  continu  formé  par  les  deux  systèmes  nerveux,  dont 
l'un  est  plus  spécialement  actif,  et  l'autre  irritable  »  (K.  350). 
Le  principe  actif  est  pour  l'autre  «  un  second  moi  de  sa  vie 
magnétique  »  (K.  207).  D'autres  insistent  surtout  sur  l'union 
des  âmes  :  celle  du  magnétiseur,  dit  Hufeland  (Ueber  Sympa- 
thie, 117)  est  en  quelque  sorte  aussi  celle  du  somnambule. 
Plus  mystique  est  encore  la  théorie  de  Schubert,  d'après 
laquelle  il  est  possible  «  que  d'une  façon  générale  deux  êtres 
humains  distincts  aient  à  un  certain  point  de  vue  la  faculté 
de  devenir  Un  »  (Ansichten,  350).  Sans  nous  demander  encore 
comment  Hoffmann  s'explique  le  fait,  nous  constaterons  sim- 
plement qu'il  trouvait  d'avance  légitimées  dans  les  ouvrages 
des  philosophes  mystiques  les  fantaisies  que  son  imagination 
pouvait  lui  suggérer  sur  ce  chapitre. 

De  la  sympathie  avec  le  magnétiseur  résulte  pour  le  som- 
nambule, et  jusqu'à  un  certain  point,  un  état  de  sympathie 
avec  la  nature  toute  entière,  au  moins  en  tant  qu'elle  se  trouve 
exprimée  et  concentrée  dans  l'âme  de  l'hypnotiseur.  C'était, 
on  s'en  souvient,  un  rapport  analogue  que  les  spiritualistes 
voulaient  établir  (ou  rétablir)  entre  l'homme  et  l'harmonie 
universelle,  et  en  vue  duquel  ils  s'adressaient  au  magnétisme. 
A  cet  égard  le  magnétiseur  est  un  «  médiateur  »  (ein  Mittler), 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  27 

idée  qu'Hoffmann  n'a  exprimée  qu'une  fois  au  sujet  du  magné- 
tiseur, mais  qui,  nous  le  verrons,  était  chez  lui  très  générale 
et  s'applique  aussi  bien  à  ce  qu'il  pensait  du  magnétisme. 
L'enthousiaste  du  «  Sanktus  »,  qui  a  magnétisé,  sans  le  vou- 
loir, la  chanteuse  Bettina,  se  plaint  d'avoir  servi  de  médium 
«  à  une  puissance  psychique  inconnue...,  de  conducteur  pour 
ainsi  dire,  de  même  que  dans  la  chaîne  électrique  l'un  frappe 
l'autre  sans  liberté  d'action  ni  volonté  propre  »  (III,  118). 
Car  la  crise  magnétique  est  un  de  ces  états  de  vie  intense, 
un  de  ces  «  moments  cosmiques  »  suivant  l'expression  de 
Schubert,  où  nous  sommes  à  la  merci  du  flot  des  phénomènes, 
si  puissant  parfois  qu'il  submerge  même  la  volonté  du  magné- 
tiseur. Le  patient  y  gagne  en  revanche  une  complexité  et  une 
délicatesse  plus  grandes  de  perceptions.  «  De  cette  hauteur 
de  la  vie  végétative  et  de  cette  plénitude  de  matérialité  plus 
fine  naissent  cette  diversité  d'idiosyncrasies,  cette  force  de 
sympathie  et  d'antipathie,  et  cette  vivacité  des  réactions  en 
présence  d'excitants  électriques  et  galvaniques  »  (Hufeland, 
23).  Nous  allons  retrouver  tous  ces  caractères  dans  la  crise 
magnétique  proprement  dite.  C'est  ici  surtout  qu'Hoffmann 
a  suivi  pas  à  pas  ses  professeurs  de  magnétisme. 

Quels  sont,  en  premier  lieu,  les  symptômes  de  la  crise  ? 
Kluge  distingue  six  degrés  différents,  suivant  la  vivacité  des 
perceptions  et  l'isolement  plus  ou  moins  considérable  du 
somnambule  à  l'égard  du  monde  extérieur.  Hoffmann  admet 
cette  division  préalable,  et  sans  nous  prévenir,  il  nous  parle 
du  «  cinquième  degré  »  et  du  «  plus  haut  degré  »  comme  si 
c'étaient  là  des  choses  généralement  connues.  11  aime  particu- 
lièrement à  rappeler  le  premier  stade  de  la  crise,  commun  au 
sommeil  magnétique  et  au  sommeil  ordinaire,  cet  état  de 
délire  transitoire  entre  la  veille  et  le  sommeil,  où  la  fantaisie 
nous  favorise  de  ses  visions  les  plus  riches  («  Delirieren  vor 


■28 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


dem  Einschlafen  »  début  de  la  «  Symbolik  des  Traumes  »). 
Suivent  les  degrés  supérieurs  de  la  crise  : 


VII,  15. 

Der  Magnétiseur  berichtete... 
dass  die  somnambule  Dame  in  den 
fùnften  Grad,  in  den  Zustand  der 
von  der  âussern  Sinnenwelt  unab- 
hangigen  Selbstbescbauung  ùber- 
gehe. 

VII,  17. 

Bald  darauf  geriet  sie  in  den 
hôchsten  Grad  des  Hellsehens  und 
begann  ihre  mystischen  Reden. 
Der  Magnétiseur  versicherte,  dass 
in  diesem  hôchsten  Grad  der  wah- 
ren  Verzùckung,  die  Somnambule, 
als  reingeistiges  Wesen,  den  Kôr- 
per  ganz  abgestreift  habe  und  fur 
jeden  physischen  Schmerz  unemp- 
findlich  sei. 


Kluge  112. 

Von  diesem  fùnften  Grade  an, 
welchen  man  auch  den  Grad  der 
Selbstbeschauung  nennt,  begreift 
man  aile  folgende  magnetische 
Zustànde  unter  der  Benennung 
Clairvoyance. 

Kluge  112-113. 

Im  sechsten  Grade  tritt  der 
Kranke  vneder  aus  sich  heraus 
und  in  eine  hohere  Verbindung 
mit  der  gesammten  Natur...  Von 
allem  Kleinlichen,  Irdischen  ist 
der  Kranke  abgezogen  und  zu 
grossern  und  edlern  Gefûhlen  ge- 
steigert  ;  hôchste  Kuhe,  Unschuld 
und  Reinheit  geben  ihm  das  An- 
sehn  eines  Verklârten...  Das  Ge- 
fùhl  dièses  Zustandes  soll  an  Se- 
ligkeit  grenzen. 


La  crise  magnétique  a  pour  résultats  de  surexciter  d'une 
façon  générale  les  facultés  de  l'esprit  ;  le  malade  y  apprend  à 
connaître  son  propre  corps,  dont  il  a  une  perception  directe, 
voit  le  siège  de  sa  maladie,  se  prescrit  à  lui-même  ses  remèdes, 
prévoit  l'époque  de  sa  guérison  ou  de  sa  mort,  la  date  de  ses 
crises  ultérieures,  et  indique  très  exactement  la  durée  de  sa 
criseactuelle  etl'époquede  sonréveil.  C'estpourHofîmann  une 
preuve  évidente  de  charlatanerie  que  la  somnambule  préten- 
due dont  il  raconte  l'histoire  (VII,  17)  s'éveille  avant  l'heure 
fixée  par  elle-même,  parce  qu'on  doit  entreprendre  sur  elle 
une  expérience  douloureuse.  La  somnambule  peut  décrire  sa 
propre  maladie  et  se  prescrire  à  elle-même  ses  remèdes;  qui 
plus  est,  cette  faculté  de  divination  s'applique  aussi  bien,  sui- 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


29 


vant  certains  auteurs,  aux  maladies  d'autres  personnes.  Hoff- 
mann n'en  veut  rien  croire,  mais  il  rapporte  l'opinion  comme 
telle,  et  il  y  voit  une  preuve  entre  autres  de  la  trop  grande 
crédulité  de  Kluge  ;  en  cela  notre  poète  se  conformait  à  l'opi- 
nion de  Schubert  et  de  Hufeland. 


VIII,  17. 

Sebr  missfiel  es  mir...  dass  der 
Magnétiseur  die  Dame  zur  weissa- 
genden  Sibylle  emporzubehen  sich 
mùhte,  da  er  sie  ùber  Gesundheit 
und  Leben  fremder  Personen,  die 
er  mit  ibr  in  Rapport  gesetzt, 
Orakelsprûcbe  tbun  liess. 


Kluge,  216. 

Der  Clairvoyant...  tritt  auch 
dann  mit  dem  Entfernteu  [Kran- 
ken]  in  magnetiscbe  Verbindung, 
sobald  er  ihn  entweder  selber 
kennt. . . ,  oder  sobald  auch  nur  der 
Magnétiseur  ihn  kennt  und  sich 
denselben  lebhaft  denkt. 

K.  205  [le  clairvoyant  peut  con- 
naître exactement]  die  inneren 
Zustânde  des  entfernten  Kranken. 

Au  contraire  Hufeland  :  225-6, 
...  die  Worte  der  Somnambùlen 
sindkeine Orakelsprùche...  An  die 
Wahrnehmung  und  Beurtheilung 
ihres  innern  kôrperlichen  Zustan- 
des  reihen  sich  oft  Bilder  der 
Phantasie,  welche  jene  unzuver- 
Iâssig  machen,  und  dasselbe  gilt 
von  den  Regeln,  die  sie  in  Rùck- 
sicht  auf  die  Behandlung  ihrer 
Krankheit  vorschreiben. 


Décisive  fut  pour  Hoffmann  l'opinion  de  Schubert  à  cet 
égard.  L'expérience  à  laquelle  assista  Hoffmann  est  mise  par 
lui-même  au  nombre  des  «  ràthselhafte  Versuche  »  que  blâ- 
ment les  «  Ansichten  »  (p.  339),  où  une  somnambule  par 
exemple  lit  une  lettre  qu'on  lui  pose  sur  la  poitrine  (de  même 
VII,  14-15)  ;  souvent  même  la  malade  fait  preuve  de  connais- 
sances  plus  étonnantes. 


VII,  15, 

[La  somnambule  parle  de  son 


Ansichten,  327. 
Fragen  aus  der  Metaphysik, 


30 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


estomac,  puis  passe  à  la  plus  haute 
métaphysique  ]  Zuweilen  war  es 
mir,  als  kâmen  ganze  Sàtze  vor, 
die  ich  irgendwo  gelesen.  Etwa 
in  Novalis'  Fragmenten  oder  in 
Schellings  Weltseele. 


deren  Bedeutung  von  den  Fragen- 
den  ôfters  selber  nient  verstanden 
war...  Fragen  ûber  kùnftige  poli- 
tische  Ereigaisse,  endlich  selbst 
die  ùber  Krankheiten  gànzlich 
fremder  Personen  und  ihre  Hei- 
lung,  waren  allerdings  hier  an 
sehr  unrechtem  Orte. 


C'est  encore  une  'croyance  assez  communément  partagée 
alors  que  la  crise  magnétique  rend  sensibles  des  phénomènes 
qui  échappent  d'ordinaire  à  la  grossièreté  de  nos  sens.  Le 
malade  reconnaît  par  simple  contact  et  distingue  les  couleurs 
et  les  métaux,  il  éprouve  de  l'aversion  pour  les  bagues  et  tous 
les  métaux  impurs,  est  attiré  par  les  métaux  purs;  enfin 
l'eau  exerce  sur  lui  une  telle  influence  qu'il  est  capable  de 
découvrir  des  sources  cachées  ou  des  nappes  d'eau  à  une 
grande  distance  du  sol.  On  se  rappelle  à  ce  propos  les  expé- 
riences de  Ritter  sur  Gampetti  (1806),  un  Italien  qui  réagis- 
sait en  présence  de  certains  métaux  et  de  sources  souter- 
raines. Ritter,  qui  consigne  dans  le  volume  intitulé  «  Sideris- 
mus  »  (Tùbingen,  1808)  les  résultats  de  ses  observations,  fait 
remarquer  combien  ces  faits  justifient  la  croyance  aux  talis- 
mans, aux  amulettes  et  baguettes  magiques.  Un  pas  de  plus, 
et  nous  sommes  en  pleine  féerie.  Kluge,  et  même  Schubert, 
croient  à  une  influence  fâcheuse  des  métaux  en  général  sur 
la  sensibilité  du  malade  magnétique  (Ansichten,  336).  Hoff- 
mann n'en  paraît  pas  sûr  :  car,  si  la  prétendue  somnambule 
des  «  Sérapions  »  prie  le  magnétiseur  d'éloigner  d'elle  un 
anneau  dont  l'existence,  dit-elle,  lui  est  révélée  par  le  rap- 
port magnétique,  la  Marie  du  «Magnétiseur»,  qui  n'est  point 
une  comédienne,  dit  simplement  qu'elle  rêve  parfois  qu'elle 
pourrait  lire  les  yeux  fermés,  reconnaître  les  couleurs,  et  dis- 
tinguer les  métaux,  si  Alban  le  désirait.  Cette  attitude  cri- 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  31 

tique  d'Hoffmann  à  l'égard  de  ses  sources  vaut  la  peine  d'être 
remarquée.  Le  soi-disant  «  Hoffmann  aux  fantômes  »,  qui, 
dit-on,  croyait  aux  diablotins  et  aux  salamandres  (Funck), 
hésitait  à  admettre  des  faits  avancés  par  un  philosophe, 
comme  Schubert,  ou  un  médecin,  comme  Kluge. 

Quant  à  l'attirance  de  l'eau,  c'est  un  phénomène  plus  géné- 
ral que  les  effets  du  seul  magnétisme,  mais  qui  rentre  aussi 
dans  leur  cadre.  Novalis  a  noté  (Fragments,  II,  390)  a  l'intime 
bien-être  de  l'eau.,  La  volupté  du  contact  de  l'eau  »  et  ses 
personnages  éprouvent  la  nostalgie  des  fleuves  et  du  fond  de 
la  mer  (Offerdingen,  p.  109).  Les  somnambules  sont  tout  spé- 
cialement sensibles  à  cet  attrait.  Hufeland  rapporte  le  cas 
d'une  femme  en  cure  magnétique,  qui  tomba  en  sommeil 
magnétique  au  passage  d'un  pont  (201)  et  Bartels  assure  que 
les  phénomènes  de  sidérisme  interviennent  souvent  dans  les 
états  magnétiques,  et  qu'une  somnambule  de  sa  connaissance 
se  sentait  attirée  par  chaque  nappe  d'eau  d'une  certaine  éten- 
due (p.  112).  Hoffmann  a  tiré  un  parti  très  heureux  de  ces 
faits.  L'étudiant  Anselme,  magnétisé  par  les  trois  serpents 
d'or,  et  sans  doute  aussi  par  les  beaux  yeux  de  M"e  Véro- 
nique qu'il  promène  en  bateau,  croit  entendre  dans  le  clapo- 
tis des  vagues  les  chansons  de  Serpentina,  et  voir  ses  yeux 
bleus  dans  les  reflets  de  l'eau  :  «  Ah  !  vous  êtes  donc  sous  les 
flots!  »  cria  l'étudiant  Anselme  en  faisant  un  mouvement  vio- 
lent, comme  s'il  eût  voulu  à  l'instant  se  précipiter  de  la  gon- 
dole dans  la  rivière.  —  Monsieur  a-t-il  le  diable  au  corps  ? 
cria  le  batelier,  en  le  saisissant  par  le  pan  de  son  habit  » 
(G.  Topf,  I,  184). 

De  tous  les  effets  de  la  crise  magnétique,  celui  qui  a  le  plus 
frappé  Hoffmann,  c'est  la  transformation  morale  qu'elle  opère 
dans  le  malade,  l'éclosion  d'une  personnalité  plus  intelligente 
et  plus  noble  ;  le  malade  fait  moralement  peau  neuve;  son 


32 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


langage  se  châtie,  ses  traits  s'affinent.  Telle  la  pauvre  fille  de 
village  dont  il  raconte  la  cure  d'après  ses  propres  observa- 
tions : 


vu,  20. 

[Avant  la  cure.]  Sie  schien  von 
dem  beschranktesten  Verstande, 
fasste  nur  mûhsam  die  an  sie  ge- 
richteten  Fragen  und  beantwortete 
sie  in  dem  breiten  unverstândli- 
chen  Jargon,  den  die  Bauern  in 
der  dortigen  Gegend  sprechen. 

[Après.]  DasKind  sprach  in  die- 
semZustande  den  reinen  gebilde- 
ten  Dialekt  ihres  Magnétiseurs, 
und  drûckte  sich  in  den  Antwor- 
ten...  gewahlt,  gebildet,  kurz  ganz 
so  aus,  wie  der  Magnétiseur  zu 
sprecben  ptlegte.  Und  dabei  blûh- 
ten  ihre  Wangen,  ihre  Lippen 
auf...  unddieZùge  ihres  Antlitzes 
erschienen  veredelt  ! 


Schub.  Ans.  333. 

Ihre  Sprachevere  deltsich,  Mâd- 
chen,  welche  das  Hochdeutsche 
nur  aus  Bùchern  kannten,  spra- 
chen  es  nun  nach  Heinekens  Beo- 
bachtungen  fertig. 

Kluge.  §  142. 

...  Sind  auchdie  geistigen  Krâfte 
eines  Clairvoyants  bedeutend  ge- 
steigert.  Seine  Sprache  ist  nicht 
mehr  die,  mit  welcher  er  sonst 
redet.  in  einer  hôhern  Sprechart 
drùckter  sich  aus,  und  seine  Rede 
enthâlt  Feuer,  Geist  und  Prâci- 
sion. 


Cette  fois  encore  sachons  gré  à  Hoffmann  de  s'être  gardé 
d'exagération,  et  de  n'avoir  point  prétendu  par  exemple  avec 
Bartels,  que,  dans  l'état  de  clairvoyance,  «  des  individus 
robustes,  mais  d'ailleurs  absolument  ignorants,  voient  plus 
clair  dans  le  royaume  des  idées  que  nos  plus  grands  philo- 
sophes eux-mêmes  »  (p.  112). 

Les  noctambules.  —  De  l'état  de  crise  magnétique  on  rap- 
proche le  sommeil  des  noctambules  (Nachtwandler  chez 
Hoffmann  et  dans  la  littérature  du  temps  le  terme  de  «  som- 
nambule »  désigne  exclusivement  l'hypnotisé).  Hoffmann  s'in- 
téressait aux  noctambules  comme  il  s'intéressait  à  tous  les  phé- 
nomènes du  sommeil  en  général,  rêves,  délires  fiévreux,  etc. 
«  Ce  délire,  qui  n'est  pas  un  sommeil,  mais  un  combat 
entre  le  sommeil  et  l'état  de  veille,  comme  soutiennent  avec 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  33 

raison  Moritz,  Davidson,  Nudow,  Tiedemann,  Wienholt,  Reil, 
Schubert,  Kluge  et  d'autres  écrivains,  qui  ont  écrit  sur  le 
sommeil  et  le  rêve,  et  que  je  n'ai  point  lus.  »  Aimable  façon 
de  faire  voir  son  érudition  !  Le  traité  de  Nudow  (Versuch 
einer  Théorie  des  Schlafs,  Kônigsberg,  1791),  est  l'œuvre  d'un 
Aufklàrer  endurci,  clair  et  plat,  avec  beaucoup  de  citations 
tirées  des  auteurs  classiques.  Nudow  définit  très  nettement, 
énumère,  distingue,  divise,  le  tout  avec  une  gravité  judi- 
cieuse qui  a  dû  so"uvent  faire  rire  Hoffmann.  Il  nous  apprend 
que  «  le  sommeil  de  l'homme  est  un  état  opposé  à  l'état  de 
veille  »  que  le  sommeil  est  «  soit  tranquille,  c'est-à-dire  com- 
plet et  profond,  soit  inquiet,  c'est-à-dire  incomplet,  léger  et 
troublé  »  (p.  102)  et  se  demande  en  citant  Aristote  s'il  y  a  des 
hommes  qui  ne  rêvent  point.  D'autres  ouvrages  du  temps 
sont  conçus  à  peu  près  dans  le  même  esprit,  quoique  moins 
excessivement  raisonnables  ;  par  exemple  le  traité  de  Louis 
Antoine  Muratori  sur  la  Force  de  l'Imagination,  traduit  de 
l'italien  en  1785,  avec  des  additions  de  Richerz,  prédicateurà 
Gôttingen,  ainsi  que  le  court  ouvrage  de  Wolf  Davidson 
«  Ueber  den  Schlaf  »  (Berlin,  1796).  Quant  à  Moritz  et  Tiede- 
mann, ils  ont  publié  plutôt  des  recueils  et  des  magazins  que 
des  œuvres  systématiques.  Et  c'est  à  cette  littérature  déjà 
ancienne  qu'Hoffmann  s'adressa,  à  des  ouvrages  périmés, 
dépassés,  où  il  s'instruisit  à  la  hâte.  De  moins  en  moins  il  se 
tint  au  courant  de  la  littérature  scientifique  de  son  temps, 
bien  que  son  goût  des  faits  ne  semble  point  avoir  diminué; 
à  Berlin  il  ne  lut  plus  du  tout  ;  aussi  ses  dernières  nouvelles 
ne  sont-elles  trop  souvent  qu'une  faible  reprisedes  premières. 

Il  n'a  guère  parlé  des  noctambules  que  dans  le  «  Majorât  », 
mais  la  scène  où  le  vieux  Daniel  apparaît  de  nuit,  tel  un  fan- 
tôme, aux  hôtes  du  château,  est  assez  saisissante  pour  qu'on 
en  étudie  le  détail. 

SUCHER.  3 


34  LES  FAITS  ÉTRANGES 

C'est  en  somme  à  Nudow  qu'il  doit  la  plupart  de  ses  con- 
naissances. 

Le  noctambulisme  sévit  surtout  à  l'époque  de  la  pleine 
lune. 


Majorât,  222. 

Ich  hatte  einen  Freund,  der 
stellte,  so  wie  du,  trat  der  Voll- 
mond  ein,  regelmâssig  nâchlliche 
Wanderungen  an. 


Nudow,  159. 

[Met  au  nombre  des  causes  exté- 
rieures de  somnambulisme]  : 

Der  Mond,  der  nach  der  Mei- 
nung  der  Astrologen  das  Gehirn 
bewacht. 

P.  161-3....  Ein  andres  Beyspiel, 
...  von  einem  jungen  Menschen, 
der  aile  Monateu.  z.  im  Vollmonde 
diesen  Zufall  hatte. 


Bien  entendu  les  facultés  mentales  sont  extraordiuairement 
excitées  ;  le  noctambule  accomplit  de  véritables  tours  de 
force  et  d'adresse;  il  fait  sa  correspondance  dans  l'obscurité 
(Majorât,  222).  Nudow  raconte  même  (168)  qu'un  noctambule 
relut  mot  pour  mot  la  lettre  qu'il  venait  d'écrire,  bien  qu'on 
la  lui  eût  enlevée  en  y  substituant  une  feuille  de  papier  blanc. 

On  attire  l'attention  du  noctambule  en  nommant  à  haute 
voix  son  nom,  ce  qui  peut  d'ailleurs  amener  de  graves 
troubles  : 


Majorât,  227. 

...  Habe  ich  denn  nicht  gehôrt, 
dass  Nachtwandler  auf  der  Slelle 
desTodes  sein  kônnen,  wenn  man 
sie  beim  Namen  ruft  ! 


Nudow,  182. 

Warum  die  Schlafganger  ge- 
meiniglich  erwachen  und  oft  fal- 
len,  wenn  man  sie  bey  ihrem  Na- 
men ruft  ? 

Muratori,  1,  304. 

Man  war  klug  genug,  ihn  nicht 
aufzuwecken,  weil  dies  gewôhn- 
lich  solchen  Personen,  wenn  sie 
sich  in  einer  gelahrlichen  Lage 
befinden,  das  Leben  zu  kosten 
pflegt. 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


35 


Le  noctambule  n'a  nullement  conscience,  à  son  réveil,  des 
actes  qu'il  a  accomplis  pendant  son  sommeil  ;  on  peut  utiliser 
sa  crise  pour  connaître  ses  secrets. 


Majorât,  222. 

Am  merkwurdigslen  war  es 
aber,  dass,  fing  ich  an  ihm  ganz 
leise  ins  Ohr  zu  fiûstern,  es  mir 
bald  gelang  ihn  zura  Sprechen  zu 
bringen.  Er  antwortele  gehôrig 
auf  aile  Fragen  und  selbst  das, 
was  er  ira  Wachen  sorglich  ver- 
schwiegea  haben  wùrde,  fioss  nun 
unwillkûrlich  von  seinen  Lip- 
pen. 


Muratori,  I,  308. 

Der  Nachtwandler  hôrt  es 
manchmal,  wenn  jemand  singt 
oder  redet.  Er'kann  selbsl  man 
ches  reden,  und  den  ihn  Fragen 
den  antworten,  so  dass  man  auf 
die  Art  wohl  Geheimnisse,  die  aufs 
strengste  verschwicgen  werden 
sollten,  herausgelockt  hat. 


Ainsi,  Hoffmann  qui  s'est  si  souvent  moqué  des  «  Auf- 
klârer»  savait  mettre  à  profit  leurs  plus  insipides  compilations. 
11  prenait  son  bien  où  il  le  trouvait,  et  il  le  trouvait  partout. 

3°  Explications  du  magnétisme 

Nous  avons  vu  qu'Hoffmann  critique  souvent  ses  sources  ; 
il  sait  qu'il  y  a  d'une  part  des  faits  mal  constatés,  et  d'autre 
part  des  charlatans  qui  les  exploitent.  Il  distingue  avec  soin 
ce  qu'il  a  vu  de  ce  qu'il  a  lu,  et  n'en  croit  pas  toujours  ses 
auteurs.  Il  est  tenté  de  rejeter  absolument  toute  la  doctrine 
«  als  eine  chimàrische  Geisterseherei  »  (VII,  18),  et  n'y  ajoute 
quelque  foi  que  parce  qu'il  dit  avoir  vu  des  faits  dont  il  ne 
peut  nier  l'évidence.  Or  comment  se  les  explique-t-il?  Et  que 
retient-il  des  diverses  théories  qu'il  a  trouvées  dans  ses 
sources  ? 

Deux  faits  ont  principalement  attiré  l'attention  des  théori- 
ciens du  magnétisme  :  l'universelle  sympathie  qu'il  suppose, 
d'une  part,  et  d'autre  part  le  dualisme,  la  lutte  de  deux  prin- 


3  G 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


cipes  opposés,  finalement  amenés  à  une  union  qui  n'est  que  la 
subordination  absolue  de  l'un  à  l'autre.  Le  premier  fait  a  con- 
duit à  un  mode  d'explication  inspiré  du  panthéisme  ;  le  second 
a  fait  naître  la  théorie  du  polarisme,  d'abord  prédominante 
avec  Mesmer,  puis  vivement  combattue,  délaissée,  ou  reprise 
et  ajustée  tant  bien  que  mal  à  la  doctrine  panthéiste. 

Mesmer  constate  au  début  de  ses  axiomes  que  la  «  matière 
élémentaire  »  est  la  même  pour  tous  les  corps,  et  définit  le 
magnétisme  «  l'influence  réciproque  et  les  rapports  detous  les 
corps  coexistants  »  (Aphorismes,  §  80).  D'où  l'idée  d  un  agent 
universel,  une  sorte  d'âme  du  monde  physique,  de  «  Welt- 
geist»  matériel,  présidant  à  ces  rapports  :  telle  est  la  concep- 
tion du  fameux  «fluide  »  mesmérique,  adoptée  aussi  par  Puy- 
ségur  :  «  Je  crois  qu'il  existe  un  fluide  universel,  vivifiant 
toute  la  nature;  ...  quece  fluide,  sur  la  terre,  est  continuelle- 
ment en  mouvement...  »  {Mémoires,  p.  8).  Hoffmann,  bien  que 
n'ayant  pas  lu  Mesmer  ni  Puységur,  a  eu  connaissance  de 
cette  théorie  alors  si  populaire.  Il  se  demande  si  le  «  principe 
psychique  étranger  »  cause  de  la  crise  magnétique  «  n'est  pas 
incorporé  dans  un  fluide,  ou,  de  quelque  façon  qu'on  le 
nomme,  dans  l'agent  qui  provient  du  magnétiseur  »  (VII,  12). 
La  forme  la  plus  concrète  de  cette  conception  du  fluide  était 
l'idée  d'une  «  sphère  animale  »  (Korpersphàre)  émanant  de 
tous  les  êtres  animés  en  général,  et  plus  puissamment  encore 
du  corps  du  magnétiseur.  On  mettait  à  l'appui  de  cette  théo- 
rie des  phénomènes  d'électricité  encore  mal  connus,  observés 
notamment  par  les  voyageurs  sur  des  poissons  exotiques  ; 
Hoffmann  aime  à  les  citer,  parce  qu'ils  lui  fournissent  des 
noms  bizarres  et  des  anecdotes  amusantes,  bien  plutôt  que 
pour  leur  intérêt  scientifique. 


Murr,  152. 
...Am  Ende  istunser  Prinzesslein 


Kluge,  §  204. 
Im  Thierreiche  giebt  es  man- 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


37 


eine  Art  von  Gymnotus  electricus 
oder  Raja  torpédo  oder  Trichiu- 
rus  indiens, . .  oder  auch  wohl  nur 
eine  muntere  Hausmaus,  wiejene, 
die  dem  wackern  Signor  Co- 
tugno  eine  tùchlige  Ohrfeige  ver- 
setzte,  als  er  sie  beim  Rucken  er- 
fasste,  um  sie  zu  sezieren. 

Murr,  254. 
...  Kleiner  schàlkischer  Raj  a  tor- 
pédo. 


nigfaltige  Erscheinungen,  die  nicht 
anders  erklârt  werden  kônnen, 
als  dass  man  um  den  Thierkôrper 
einensensibeln  Wirkungskreis  an- 
nimmt. . .  [il  cite  plus  loin]  das  ûber 
den  Umfang  ihres  Kôrpers  sich 
hinauserstreckende  Wirkungsver- 
môgen  der  elektrischen  Fische 
(Gymnotus  electricus,  Raja  tor- 
pédo, silurus  electricus,  retrodon 
Patersonii  und  Trichiurus  indicus) . 
Aehnliche  Erfahrungen  hat  man 
mitunter  auch  an  warmblùtigen 
Thieren  gemacht.  Cotugno  volltez. 
B.  eine  kleine  Hausmaus  lebend 
seciren,  fasste  sie  zu  dem  Ende 
mit  zwei  Fingern  in  der  Rûcken- 
haut  und  hielt  sie  in  der  Hôhe, 
empland  aber,  als  der  Schwanz 
der  Maus  seine  H  and  berùhrte, 
einen  heftigen  Stoss  und  Krampf. 


Le  passage  d'Hoffmann  parait  directement  copié  de  Kluge, 
d'autre  part  c'étaient  des  noms  si  répandus  dans  la  littérature 
du  temps  qu'il  eût  pu  les  citer  de  mémoire,  car  il  retrouvait 
l'histoire  de  la  raie-torpille  dans  Ritter  (Siderismus,  19)  qu'il 
a  peut-être  lu,  en  tout  cas  dans  le  Magazin  de  Lichtenberg 
(VI,  2,  78)  et  dans  Hufeland  (Sympathie,  28)  qu'il  connaissait. 
De  même  l'anecdote  de  Cotugno  était  déjà  racontée  par  Wien- 
holt  (Heilkraft,  III,  196)  et  relatée  par  Lichtenberg  (Magazin, 
VIII,  3,  121). 

C'est  encore  à  une  sphère  corporelle  de  la  même  sorte  qu'il 
fait  allusion  dans  la  troisième  des  «  Nuits  de  saint  Syl- 
vestre »  ;  le  héros,  au  contact  de  sa  bien-aimée,  sent  «  des 
éclairs  électriques  flamboyer  à  travers  toutes  ses  veines  » 
(I.  236).  Il  se  souvenait  sans  doute  d'un  passage  des  fragments 
de  Novalis  (II,  365  de  l'édition  de  1802,  la  seule  dans  laquelle 


38  LES  FAITS  ÉTRANGES 

Hoffmann  ait  pu  lire  les  Fragments)  :  «  Tout  contact  spiri- 
rituel  ressemble  au  contact  d'une  baguette  magique...  Que 
celui  qui  trouve  si  étranges  les  effets  d'une  formule  magique 
se  rappelle  seulement  le  premier  attouchement  de  la  main  de 
sa  bien-aimée...  » 

La  conception  du  fluide  de  Mesmer  était  trop  matérialiste 
pour  cadrer  avec  les  principes  des  Spiritualistes,  dont  l'in- 
fluence avait  été  prépondérante  sur  les  auteurs  allemands. 
Pourquoi  supposer  un  agent  physique  quand  le  grand  miracle 
était  la  transmission  de  la  pensée  à  des  distances  infinies  ? 
On  adopta  dès  lors  des  hypothèses  moins  grossièrement  réa- 
listes, mais  encore  plus  vagues.  On  envisagea  le  magnétisme 
comme  une  force  répandue  également  dans  la  nature,  un 
principe  dynamique  général  et  abstrait  plutôt  qu'un  agent 
physique  que,  comme  le  fluide  de  Mesmer,  la  science  eût  été 
finalement  en  état  de  mesurer,  un  principe  incommensurable 
«  répandu  partout,  agissant  d'une  manière  continue  sur  tous 
les  corps,  pénétrant  tous  les  corps  »  (Schelling,  Weltseele 
164-2).  On  y  vit  le  symbole  mystérieux  et  actif  de  l'harmonie 
et  de  la  raison  universelle,  en  laquelle  communient  finale- 
ment les  êtres  particuliers,  «  qui  ne  sont  rien  par  eux-mêmes, 
mais  n'existent  que  par  la  substance  universelle.  Par  là  tous 
les  êtres  particuliers  deviennent  égaux,  car  la  même  sub- 
stance fondamentale,  qui  fait  que  l'être  est  A,  le  force  à  être 
B  ;  dans  toutes  les  existences  particulières  est  le  même  cou- 
rant infini,  qui  remplit  l'essence  des  êtres  »  (Heineke,  p.  55). 
C'est  pourquoi  le  magnétisé,  comme  l'assurent  Kluge,  Bar- 
tels  et  Hufeland,  connaît  non  seulement  le  présent,  mais 
aussi  le  passé  et  même  le  futur,  selon  l'expression  de  Schu- 
bert, «  encore  sommeillant  dans  ses  germes  »,  ce  que  le  fluide 
mesmérique  ne  saurait  expliquer.  Sous  le  vague  des  termes 
et  l'insuffisance  des  explications,  on  entrevoit  nettement  une 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  39 

conception  panthéiste  et  dynamiste.  Or  de  toutes  ces  théories 
que  nous  ne  rappelons  que  parce  qu'Hoffmann  les  a  connues, 
il  est  caractéristique  qu'il  n'a  rien  retenu  —  que  l'épisode  du 
signor  Cotugno.  Elles  lui  semblaient  sans  doute  un  verbiage 
oiseux.  D'ailleurs  il  n'était  point  persuadé  de  l'harmonie  uni- 
verselle; ce  qu'il  a  vu  dans  le  magnétisme,  c'est,  avant  tout, 
une  lutte  d'homme  à  homme,  au  moins  de  principe  à  prin- 
cipe, l'expression  d'un  dualisme  de  la  nature. 

Par  là  il  se  rapprochait  de  la  théorie  des  pôles.  Sous  sa 
forme  la  plus  étroite,  le  polarisme  ne  pouvait  convenir  qu'à 
une  conception  matérialiste  comme  celle  de  Mesmer  :  «  deux 
êtres,  dit  Mesmer,  ont  l'un  sur  l'autre  la  plus  grande  influence 
possible,  lorsqu'ils  sont  placés  de  manière  que  leurs  parties 
analogues  agissent  les  unes  sur  les  autres  dans  l'opposition 
la  plus  exacte  »  (Axiomes,  238).  Kluge  ne  rappelle  cette  théorie 
que  pour  la  réfuter  au  nom  de  l'expérience  (p.  92),  la  position 
du  maguétiseur  relativement  au  malade  n'important  point, 
dit-il,  au  succès  de  la  crise.  Nulle  part  Hoffmann  ne  fait  allu- 
sion à  cette  thèse  démodée,  qui  assimilait  la  crise  magné- 
tique à  l'effet  réciproque  de  deux  aimants.  On  était  passé  à 
une  conception  beaucoup  plus  suggestive  et  toute  symbolique 
de  la  polarité  ;  au  lieu  de  douer  également  magnétiseur  et 
magnétisé  des  deux  fluides,  positif  et  négatif,  à  la  fois,  on 
avait  séparé  les  attributions,  et  réservé  au  seul  magnétiseur 
le  principe  positif.  C'est  une  idée  généralement  partagée  par 
les  Naturphilosophen,  et  le  magnétisme  n'est  qu'un  des  mul- 
tiples phénomènes  qu'elle  embrasse.  Hoffmann  l'exprima  à  sa 
manière  en  faisant  du  magnétisme,  au  dire  d'Alban  «  l'arme 
avec  laquelle  nous  autres,  qui  possédons  l'énergie  et  la  supé- 
riorité de  pouvoir,  combattons  ce  combat  spirituel  contre  le 
principe  subordonné,  et  l'assujettissons  »  (1, 167).  C'est  encore, 
sous  une  autre  forme,  la  lutte  du  cerveau  et  du  système  gan- 


40  LES  FAITS  ÉTRANGES 

glionnaire,  dont  Schubert,  dans  ses  «  Ahndungen  »  faisait  le 
iond  de  la  vie  organique,  et  par  laquelle  il  voulait  rendre 
compte  du  sommeil,  des  rêves,  et  du  magnétisme.  Mais  il  y 
a  chez  Hoffmann  plus  qu'une  simple  théorie  abstraite  ;  il 
s'est  peu  attardé  aux  idées  générales  ;  il  a  exprimé,  bien  plu- 
tôt que  des  pensées,  des  façons  de  sentir. 

En  faisant  de  la  crise  magnétique  une  lutte  entre  le  physique 
et  le  psychique,  il  avouait  renoncer  par  là  même  à  une 
explication  des  phénomènes.  «  Qui  peut  vouloir  reconnaître 
ou  même  seulement  pressentir  distinctement  l'essence  de  ce 
lien  mystérieux  qui  unit  l'esprit  et  le  corps  et  détermine 
ainsi  notre  existence  ?  Or  sur  cette  connaissance  est  fondé 
proprement  le  magnétisme  »  et  tant  qu'elle  est  impossible 
nous  ne  pouvons  que  tâtonner  à  l'aveuglette  dans  le  temple 
d'Isis  (VII,  11).  Il  sait  seulement  qu'il  y  a  des  moments 
supérieurs,  erhôhte  Zustànde  (les  «  moments  cosmiques  »  de 
Schubert)  où  l'esprit  domine  le  corps,  et  le  somnambulisme 
est  l'un  de  ces  moments. 

Quant  au  triomphe  du  principe  spirituel,  il  n'est  pas  néces- 
sairement pour  Hoffmann  équivalent  à  un  triomphe  du  bien 
sur  le  mal  ;  car  le  magnétiseur  victorieux  peut  être  «  un 
démon  ennemi  »,  comme  Alban.  Ce  qu'Hoffmann  considère 
avant  tout,  c'est  le  phénomène  de  la  possession  magnétique, 
qui  apporte  au  malade  une  personnalité  étrangère.  En  fait, 
cette  possession  est  souvent  démoniaque  ;  et  Hoffmann  estime 
qu'elle  est  toujours  inquiétante,  même  quaud  ses  effets  sont 
heureux  ;  elle  pose  le  poète  «  au  bord  d'un  précipice,  où  il 
n'abaisse  ses  regards  qu'en  frissonnant  »  (VII,  21).  Dans  le 
convalescent  reprenant  les  couleurs  de  la  santé,  il  ne  voit 
qu'un  automate  animé  par  un  principe  étranger,  et  cette  exis- 
tence artificielle,  énigmatique,  le  remplit  d'effroi.  La  paysanne 
a  beau  parler  son  jargon,  plus  incompréhensible  que  jamais, 


HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  41 

elle  n'est  plus  qu'une  poupée  vivant  d'une  vie  d'emprunt, 
reflet  de  la  vie  du  magnétiseur,  ou  d'une  vie  plus  générale 
peut-être  et  émanant  d'un  réservoir  inconnu  d'activité  psy- 
chique ;  elle  est  un  mystère  pour  son  propre  guérisseur. 

Hoffmann  ne  pouvait  dès  lors  ni  accepter  les  explications 
qui  lui  étaient  données,  ni  arriver  par  lui-même  à  une  solu- 
tion de  la  question  magnétique,  considérée  isolément  :  il  n'y 
apercevait  qu'une  des  formes  du  problème  de  la  connais- 
sance, ou,  ce  qui  pour  lui  revenait  au  même,  de  la  posses- 
sion :  car  c'est  un  autre  monde,  un  monde  étranger,  qui  avec 
le  principe  victorieux  fait  irruption  dans  la  mentalité  du 
vaincu.  Et  le  vainqueur  n'est  lui-même  qu'une  émanation  de 
ce  monde  nouveau,  un  serviteur  d'une  puissance  supérieure 
et  cachée,  qui  parfois  se  joue  de  lui  ;  obéir  à  cette  puissance 
eu  asservissant  les  volontés  inférieures,  c'est  pour  lui  «  tendre 
au  divin  »  (I,  168,  lettre  d'Alban).  Autrement  dit  le  sommeil 
magnétique  est  un  moyen  de  connaissance,  un  des  multiples 
degrés  qui  mènent  à  1'  «  Erkenntnis  »  suprême;  il  nous  révèle 
l'au-delà,  un  ensemble  de  forces  psychiques  inexplorées  qui 
conditionnent  notre  vie  mentale  et  nous  dominent  à  notre 
insu,  le  fond  sombre  de  notre  existence. 


CHAPITRE  III 
LA  PERSONNALITÉ 

SES  TROUBLES,  SA  SUPPRESSION,  SON  DÉDOUBLEMENT 

Nous  avons  vu  dans  la  crise  magnétique  une  cause  de  per- 
turbation des  phénomènes  psychiques  :  l'intervention  d'un 
principe  étranger  apporte  au  sujet  des  idées  et  des  volitions 
qu'il  ne  reçonnaît  point  comme  siennes,  et  va  parfois  jusqu'à 
faire  table  rase  de  son  individualité.  Dans  certains  cas  cette 
intervention  d'un  élément  étranger  est  superflue,  la  person- 
nalité se  désagrège  d'elle-même,  le  sujet  trouve  en  lui-même 
son  propre  magnétiseur  et  son  «  démon  ennemi  ».  Nous  exa- 
minerons successivement  les  cas  où  la  personnalité,  sans  se 
désagrégera  proprement  parler,  devient  excentrique  au  sujet 
et  se  perd  dans  le  milieu  qui  l'entoure  :  ce  sont  les  phéno- 
mènes de  sympathie.  Puis  les  cas,  beaucoup  plus  graves,  où 
le  malade  a  perdu  conscience  de  sa  personnalité  :  la  folie  ; 
enfin  les  cas  où  il  se  sent  vivre  simultanément  de  deux  vies 
distinctes,  la  troublante  illusion  du  dédoublement. 

1°  La  sympathie 

Hoffmann  a  considéré  plus  particulièrement  la  sympathie 
sous  la  forme  du  magnétisme  ;  toutefois  il  a  noté  aussi  d'autres 
cas  intéressants. 


LA.  PERSONNALITÉ  43 

Les  héros  d'Hoffmann,  à  l'état  normal  de  veille,  éprouvent 
souvent,  en  face  d'un  personnage  ou  d'un  événement,  deux 
impressions  simultanées,  en  apparence  contradictoires,  qu'ils 
rapportent  au  même  objet  et  qu'ils  ne  peuvent  s'expliquer  : 
le  même  fait  ou  le  même  être  leur  paraît  à  la  fois  étranger  et 
déjà  vu  (fremd,  schon  gesehen)  ;  l'union  des  deux  termes  est 
fréquente  dans  leur  bouche  : 

Sylvester-Nacht,  l,  255  :  Ihre  ganze  Gestalt  batte  etwas 
fremdartiges  angenommen...  und  doch  war  es  mir,  als  bab' 
ich  irgendwo  deutlich  mit  hellen  Augen  das  Wesen  gesehen, 
in  das  Julie  verwandelt. 

Ibid.,  259,  ...es  war,  als  habe  ich  den  Fremden  nicht  so- 
wohl  oft  gesehen  als  oft  gedacbt. 

Un  personnage  des  «  Elixirs  »  dit  que  les  traits  d'un  autre 
F  «  intriguèrent  étrangement  au  premier  coup  d'oeil  ;  ils 
réveillaient  un  souvenir  qui  s'efforçait  en  vain  d^apparaître 
distinct  et  vivant  »  (II,  57).  Et  l'étrangeté  de  l'impression,  en 
même  temps  qu'elle  ressuscite  des  états  d'esprit  antérieurs, 
provoque  des  pressentiments,  subits  et  inexplicables  :  «  dans 
la  chambre  de  mon  frère  je  vis  un  livre  étranger...  c'était  un 
roman  traduit  de  l'anglais  :  le  Moine  !  —  Un  frisson  glacé  me 
fit  tressaillir,  à  l'idée  que  le  bien-aimé  inconnu  était  un 
moine  »  (Elix.,  192).  Et  la  lecture  du  livre  confirme  ces 
inquiétudes. 

Les  faits  magnétiques  nous  ont  montré  la  sympathie  s'adres- 
sant  d'abord  à  un  seul  être,  puis  le  dépassant  quelquefois, 
mais  seulement  par  l'intermédiaire  de  cet  être,  et  dans  cer- 
taines limites.  Lorsqu'elle  n'est  pas  soumise  à  des  conditions 
aussi  rigoureusement  déterminées  que  la  crise  magnétique, 
la  sympathie  peut  embrasser  plus  largement  les  êtres  exté- 
rieurs au  sujet.  Jamais  chez  Hoffmann  elle  ne  se  perd  sans 
objet  dans  le  Tout,  jamais  non  plus  elle  n'est  déterminée  par 


44  LES  FAITS  ÉTRANGES 

des  conditions  d'ordre  idéal.  Là  encore  il  y  a  un  rapport  ana- 
logue au  rapport  magnétique;  la  sympathie  ne  s'adresse  qu'à 
certains  êtres,  qui  peuvent  être  nombreux,  mais  non  innom- 
brables :  elle  est  d'autant  plus  vive  que  les  liens  qui  unissent 
le  sujet  à  ces  êtres  sont  plus  puissants,  c'est-à-dire  suivant 
que  l'analogie  des  éléments  sympathiques  est  plus  grande,  et 
leur  faculté  d'action  réciproque  plus  considérable  ;  car  ici 
encore  ce  sont  plutôt  des  rapports  de  plus  à  moins  que  d'égal 
à  égal  qui  président  aux  relations  des  êtres  ;  il  y  a  dans  l'union 
sympathique  comme  dans  l'union  magnétique,  des  «  êtres 
subordonnés,  untergeordnete  Wesen  »  même  quand  ces  êtres 
sont  frères  ;  tel  Victorin  des  «  Elixirs  »,  le  frère  de  Médard,  et 
son  double,  qui  est  cependant  «  non  pas  le  compagnon,  mais 
seulement  l'être  subordonné,  qui  fut  placé  sur  son  chemin  » 
(II,  267  j. 

D'une  façon  générale  la  sympathie  a  pour  cause  la  parenté  : 
d'où  l'affinité  de  Médard  et  de  Victorin.  De  là  résultent  des 
phénomènes  de  contagion  psychique  à  l'intérieur  d'uue  famille  : 
telle  cette  épidémie  de  crime  et  de  folie  qui  sévit  sur  toute  la 
descendance  du  peintre  Francesco  (Elixirs)  ;  tel  encore  ce  cas 
curieux  de  1'  «  Histoire  de  revenants  »,  où  père,  mère,  frères 
et  sœurs  partagent  jusqu'à  en  mourir  de  terreur  l'hallucina- 
tion d'une  enfant  malade.  Dans  le  détail  de  cette  «  Spukge- 
schichte  »  Hoffmann  s'est  évidemment  inspiré  de  modèles 
qui  lui  étaient  très  familiers.  L'héroïne  d'Hoffmann,  Adel- 
gonde,  a  eu  un  soir  à  neuf  heures  une  apparition,  et  depuis, 
la  même  heure  lui  ramène  chaque  soir  le  spectre  redouté.  On 
conseille,  pour  la  guérir,  de  retarder  l'horloge  d'une  heure, 
mais  le  moyen  ne  réussit  pas  ;  on  l'avait  employé  avec  aussi 
peu  de  succès  dans  le  «  Geisterseher  »  de  Schiller,  un  des 
livres  favoris  d'Hoffmann  :  l'Arménien,  qui  ne  vivait  que  vingt- 
trois  heures  par  jour,  était  tombé  à  l'heure  habituelle  dans  sa 


LA  PERSONNALITÉ  45 

pâmoison,  un  jour  qu'un  sceptique  lui  avait  fait  la  mauvaise 
plaisanterie  de  retarder  l'horloge  (Sàkular-Ausgabe,  2,  p.  265- 
66).  C'était  d'ailleurs  une  des  anecdoctes  qui  circulaient  sur 
Cagliostro,  et  il  est  possible  qu'Hoffmann  l'ait  connue  par 
ailleurs;  «  la  prétendue  pâmoison  qu'il  (Cagliostro)  jouait  si 
naturellement,  dit  Elisa  von  der  Recke,  n'avait  sans  doute 
pour  but  que  de  nous  faire  peur  ».  (Berichtvon  desberûchtig- 
ten  Cagliostro  Aufentlialt  in  Mitau,  etc.,  p.  77.)  Quant  à  l'his- 
toire de  contagion  qui  nous  intéresse  plus  particulièrement, 
Hoffmann  l'avait  sans  doute  imitée  d'un  récit  du  «  Gespen- 
sterbuch  1  »  d'Apel  etLaun,  livre  qu'il  connaissait  bien  quoi- 
qu'il ne  le  cite  pas.  Certains  détails  sont  empruntés  assez 
exactement  à  la  nouvelle  intitulée  «  la  parenté  avec  le  monde 
des  esprits  »  (Ier  volume,  p.  253  sq.)  :  Séraphine,  qui  a  vu  un 
soir  son  propre  fantôme,  en  devient  malade  et  meurt  à  neuf 
heures.  Le  lendemain  de  sa  mort  elle  apparaît  à  neuf  heures 
à  son  père  et  à  sa  sœur  et  prédit  leur  mort  à  la  même  heure. 
Le  père  meurt  à  son  tour  en  prédisant  la  mort  de  sa  fille,  et 
cette  dernière  est  emportée  à  neuf  heures  par  le  fantôme  de  sa 
sœur.  Voilà  le  récit  d'Apel.  Ce  qu'il  y  a  de  commun  aux  deux 
nouvelles,  c'est  l'importance  fatale  de  la  date,  de  l'heure,  motif 
courant  dans  le  drame  du  temps  (Werner,  Houwald)  ;  —  la 
sympathie  des  deux  sœurs,  car  chez  Hoffmann  l'une  des  deux 

1.  Gespensterbuch.  —  Hoffmann  parlant  du  Gespensterbuch  de  Wagner 
rappelle  «  die  gemeinen  Geschichten  jenes  nùchternsten  aller  Bûcher,  lang- 
weiîig  »  (vi,  116).  Et  le  catalogue  de  l'édition  Grisebach  mentionne,  en 
l'attribuant  à  Apel-Laun.  ce  livre  :  «  Wagners  Gespensterbuch  »  (vgl. 
Apels  Gespensterbuch,  4  Bande,  Leipzig,  1810  f.).  vi,  116.  Il  y  a  ici  confu- 
sion évidente  :  Hoffmann  n'eût  pas  dit  :  «  Wagners  Gespensterbuch  »  s'il 
eût  voulu  désigner  l'ouvrage  d'Apel  et  de  Laun.  D'ailleurs  les  épithètes  de 
nûchtern  et  de  langweilig  ne  conviennent  pas  aux  récits  d'Apel-Laun, 
simples  nouvelles  sans  prétention,  et  qui  n'ont  pas  pour  but  de  démontrer 
l'inanité  de  la  croyance  aux  esprits.  11  existe  en  effet,  outre  le  livre  d'Apel- 
Laun.  un  ouvrage  de  Samuel  Christoph  Wagner,  intitulé  :  Die  Gespenster, 
Kurze  Erzàhlungen  aus  déni  Reiche  der  Wahrheit,  4  Theile,  Berlin 
(Maurer),  1800. 


46 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


se  croit  le  fantôme  invisible  et  incorporel  qui  épouvante 
l'autre  (VII,  72)  ;  —  eufin  la  ruine  analogue  de  deux  familles 
dont  les  membres  sont  si  étroitement  unis  par  l'affinité,  que 
l'hallucination  d'un  seul  amène  la  folie  ou  la  mort  des 
autres. 

Une  autre  puissante  cause  de  sympathie  est  le  rapport  de 
médecin  à  malade  ;  c'est  cette  fois  une  relation  de  positif  à 
négatif  ;  pour  les  théoriciens  du  magnétisme  c'est  un  fait 
admis  que  l'hypnotiseur  transmet  à  son  malade  ses  maladies 
et  ses  faiblesses  corporelles.  Cette  transmission  s'opère  même 
sans  l'intervention  de  la  crise  magnétique,  et  il  arrive  aussi 
que  la  contagion  s'opère  du  moins  au  plus,  et  que  le  médecin 
subisse  à  son  tour,  l'influence  prépondérante  du  malade .  C'est 
ce  qui  a  lieu  dans  un  cas  curieux  rapporté  par  Hoffmann  : 

OEdes  Haus,  151.  Kluge,  203. 

...  dass  ich  keineswegs  an  unbe-  [Le  magnétisé  éprouve  tous  les 

dingte  Herrschaft  eines  geistigen  malaises  du  magnétiseur,  même 

Princips  ùber  das  andere  glauben,  absent].  Man  will  auch  sogar  bis- 

sondern  vielmehr  annehmen  will,  weilen  ein  reciprokes  Verhâltnis, 

dass...  eine  Wechselwirkungstatt-  in  Bezug  auf  den  Magnétiseur,  be- 

flnden  rnuss,  die  jener  Herrschaft  merkt  haben. 
Raum  gibt. 

Ibid.,  161. 

[Le  médecin]  tch  entsezte...  als 
ich,  nachdem  ich  mich  mit  lhnen 
in  magnetischen  Rapport  gesetzt, 
ebenfalls  das  Bild  im  Spiegel 
sah. 

L'imagination,  une  sensibilité  particulièrement  exaltée, 
établissent  encore  des  rapports  plus  lointains  :  Antonie,  la 
fille  du  «  conseiller  Krespel  »  entend  sa  propre  voix  vibrer 
aux  cordes  d'un  vieux  violon.  «  Ah  !  c'est  moi,  —  c'est  moi 
qui  chante  encore  !  »  Et  quand  elle  meurt  le  violon  se  brise. 


LA  PERSONNALITÉ  47 

Une  série  de  faits  médicaux  du  même  genre  intéressait 
alors  tout  spécialement  le  public  des  revues  scientifiques  :  il 
s'agissait  de  déterminer  l'influence  de  l'imagination  des 
femmes  enceintes  sur  la  conformation  de  l'enfant. 

«  Des  savants,  dit  Cardillac,  parlent  beaucoup  des  étranges 
impressions  dont  les  femmes  euceintes  sont  susceptibles,  et 
de  l'influence  merveilleuse  que  ces  impressions  involontaires 
et  vives  exercent  du  dehors  sur  l'enfant  »  (Frâulein  von 
Scudéry).  C'était  alors  un  problème  fort  discuté;  Kant  se 
moque  de  ces  «  absurdités  qui  de  tout  temps  ont  trouvé  accès 
même  auprès  des  gens  raisonnables,  uniquement  parce  qu'on 
en  parle  généralement.  De  ce  nombre  sont  la  sympathie,  la 
baguette  magique,  les  pressentiments,  l'effet  de  l'imagination 
des  femmes  enceintes...  »(Tràumeeines  Geistersehers,  365).  Il 
suffit  en  effet  d'ouvrir  les  recueils  de  Muratori  (Forza  délia 
Fantasia)  ou  de  Mauchart  (Repertorium  fur  empirische  Psy- 
chologie, 1792  sq.,  cité  par  Hoffmann  dans  «Brambilla»,  XI, 
55)  pour  trouver  à  chaque  volume  des  exemples,  des  disserta- 
tions, des  discussions,  bref  la  matière  d'un  traité  en  règle  sur 
la  question.  Tiedemann  consacre  au  problème  un  chapitre  de 
ses  «  Untersuchungen  »  (p.  414430),  et  Kluge  voit  dans 
ces  phénomènes  un  effet  de  l'action  de  la  sphère  animale 
(Kluge,  354).  On  connaît  le  passage  fameux  où  Cardillac,  s'en 
prenant  à  sa  mauvaise  étoile,  attribue  sa  passion  des  bijoux  à 
un  accident  qui  survint  à  sa  mère  au  temps  où  elle  le  portait 
dans  son  sein  :  il  lui  était  arrivé,  en  des  circonstances  tra- 
giques, de  désirer  trop  ardemment  le  brillant  collier  d'un 
gentilhomme.  Mais  ici  Hoffmann  s'inspire  très  librement  de 
ses  sources  ;  la  question  qu'il  se  pose  n'est  plus  celle  qui 
intéressait  ses  auteurs  ;  ceux-ci  ne  parlent  en  effet  que  de  défor- 
mations physiques,  corporelles,  dues  à  l'imagination  de  la 
mère  ;  le  plus  souvent  d' «  envies  »  (Muttermàhler),  qui  en 


4S 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


sont  les  résultats.  Hoffmann  a  spiritualisé  le  problème  ;  il 
s'agit  chez  Cardillac  d'une  profonde  déformation  morale, 
d'une  influence  purement  psychologique.  Et  par  cette  habile 
transformation,  Hoffmann  rendait  poétiquement  intéressant 
un  fait  d'ordre  purement  médical. 

Avant  de  quitter  ce  sujet,  signalons  la  source  d'un  passage 
du  «  Vampire  »  :  il  s'agit  des  envies  insensées  des  femmes 
enceintes  : 


Vampyr,  IX,  185. 

...  So  hatte  die  Frau  eines 
Schmieds  ein  solch  unwidersteh- 
liches  Geliïste  nach  dem  Fleisch 
ihres  Matins,  dass  sie  nicht  eher 
ruhte,  als  bis  sie  ihn  einst,  da  er 
betrunken  nach  Hause  kam,  un- 
vermutet  mit  einem  grossen  Mes- 
ser  ùberfiel,  und  so  grausam  zer- 
fleischte,  dass  er  nach  wenigen 
Stunden  den  Geist  aufgab. 


Reil,  Rhapsodien,  p.  394. 

[Parle  de  l'envie  d'une  femme]. 
Die  wahrend  ihrer  Schwanger- 
schaft  einen  so  unwiderstehlichen 
Appétit  zum  Fleisch  ihres  Mannes 
bekam,  dass  sie  ihn  ermordete, 
und  einen  Theil  seines  Fleisches 
einsalzte,um  es  lange  geniessenzu 
kônnen. 


Quelle  que  soit  son  origine,  parenté,  ressemblance  physique, 
rapports  médicaux,  ou  surexcitation  de  l'imagination,  la 
sympathie  a  pour  effet  une  sorte  d'action  à  distance  équiva- 
1  ente  à  celle  que  l'on  observe  dans  le  magnétisme.  C'est  ce 
que  nous  appellerions  aujourd'hui  la  télépathie,  ce  que  Hoff- 
mann connaît  sous  le  nom  de  «  Ferngefuhl  ».  Faits  alors  très 
discutés,  d'ailleurs,  nous  avons  vu  que  Kant  les  rejette  comme 
simplement  absurdes  (widersinnig).  Pour  se  rendre  compte 
de  ce  sentiment  mystérieux,  on  a  cherché  des  équivalents 
dans  les  faits  du  règne  animal,  de  même  qu'on  avait  rapproché 
le  fluide  magnétique  des  décharges  électriques  des  poissons. 
Hoffmann  a  eu  connaissance  des  travaux  de  Spallanzani  (Spal- 
lanzani  est  un  des  héros  du  «  Sandmann  »)  et  en  particulier 
de  ses  observations  sur  les  chauves-souris. 


LA  PERSONNALITÉ 


49 


OEdes  Haus,  133. 

...  das  skurrileGleichnis..,  dass 
Menschen,  denen  die  Sehergabe, 
das  Wunderbare  zu  schauen,  mir 
wohl  wie  die  Fledermâuse  bedùn- 
ken  wollen,  an  denen  dergelehrte 
Anatom  Spalanzani  einen  vortret'- 
flichen  sechsten  Sinn  entdeckte, 
der..  nicht  allein  ailes,  sondera 
viel  mehr  ausrichtet,  als  aile 
ùbrige  Sinne  zusammengenom- 
men. 


Klûge,  290. 

...  das  auffallende  Ferngefùhl 
der,  von  Spallanzani  nicht  blos 
geblendeten,  sondern  auch  aller 
ùbrigen  Sinne  beraubten  Fleder- 
mâuse. 

Reils  Archiv  fur  die  Physiologie 
(1796,  3.  Heft,  58-64)  : 

Der  Abt  Spalanzani  machte  zu- 
fallig  die  Entdeckung,  dass  die 
geblendeten  Fledermâuse  ebenso 
handelten,  als  wenn  sie  ihr  Ge- 
sicht  hàtten. 


Ces  phénomènes  de  télépathie  offraient  à  lalittérature  roma- 
nesque un  champ  facile  à  exploiter:  le  recueil  d'Apel-Laun 
est  plein  d'histoires  de  mourants  qui  avertissent  de  leur  mort 
ceux  qu'ils  aiment,  à  des  distances  considérables,  et  à  l'ins- 
tant précis  de  leur  trépas.  Schubert  prétend  que  ces  faits  ont 
été  «  racontés  par  des  observateurs  trop  sensés,  pour  qu'on 
puisse  les  nier  tout  à  fait  »  (Symbolik,  136).  Bien  caractéris- 
tique est  l'anecdote  de  l'officier  italien  qui,  parfois,  voyait 
dans  ses  crises  s'approcher  de  lui  l'image  d'une  femme  qu'il 
avait  connue  à  Pise  (III,  153),  et  qui  mourut  le  jour  où  elle 
rendit  lame,  à  la  même  heure.  Les  «  rêves  sympathiques  »  que 
nous  étudierons  plus  loin  sont  des  manifestations  curieuses 
de  la  télépathie. 

Donc  l'individu  n'est  pas  isolé  dans  la  nature  ;  il  y  a  autour 
de  lui,  et  parfois  très  loin,  des  organismes  qui  subissent  son 
influence  et  réagissent  à  leur  tour  sur  le  sien.  Ainsi  se  consti- 
tuent des  groupes  fermés  d'individus  qui  se  magnétisent  entre 
eux  à  leur  insu,  des  sortes  de  chaînes  sympathiques  analogues 
aux  chaînes  magnétiques  de  Puységur.  Ce  motif  défraiera 
constamment  les  nouvelles  d'Hoffmann,  y  produisant  un  im- 
broglio d'aventures  merveilleuses  que  la  première  lecture  ne 

SUCHER.  4 


50  LES  FAITS  ÉTRANGES 

suffit  pas  toujours  à  démêler  ;  typique  est  à  cet  égard  la  nou- 
velle confuse  intitulée  «  QEdes  Haus  »,  ou  des  «  rapports 
occultes  »  et  des  «influences  mystiques  réciproques  jouent  un 
jeu  démoniaque  »  (III,  161)  ;  l'on  comprend  aussi  que  l'édition 
Cari  von  Maassen,  pour  faciliter  l'intelligence  de  ce  jeu  d'in- 
fluences mystiques,  ait  donné  en  supplément  aux  «  Elixirs  du 
Diable  »  l'arbre  généalogique  du  moine  Médard.  Aux  chaînes 
sympathiques  que  nous  connaissons  déjà  ajoutons  celle  du 
«Cœur  de  Pierre  »,  une  chaîne  à  quatre,  uue  équation  de 
forces  psychiques,  posée  par  la  destinée  :  l'oncle  et  le  neveu, 
qui  se  ressemblent,  aiment  dans  les  mêmes  conditions  des 
femmes  analogues  (ce  qu'Hoffmann  a  marqué  par  la  similitude 
des  noms:  toutes  deux  s'appellent  Julie),  et  la  vie  du  jeune 
homme  est  la  vie  du  vieillard  renouvelée.  Or,  c'est  une  puis- 
sance intelligente  qui  préside  à  tous  ces  rapports  ;  les  chaînes 
sympathiques  maintienuentet  enserrent  l'individudans  1  etau 
parfois  étroit  de  l'ordre  moral  universel.  Il  existe  uue  sympa- 
thie préétablie  que  des  puissances  inconnues  exploitent  en  vue 
d'une  fin  que  nous  ignorons.  Victorin  devient  aux  yeux  de  Mé- 
dard le  représentant  d'un  principe  démoniaque  qui  domine  sa 
propre  vie  (Schadenfroh  fesselte  mich  der  Satan  an  einen  Ver- 
ruchten)  ;  de  même  que  ses  crimes  sont  expiés  par  le  martyre 
d'Aurélie  (El.  277,  278).  La  même  conception  fataliste  se 
retrouve  dans  1'  «Histoire  de  revenants  »,  qui  nous  montre 
l'acharnement  inexpliqué  du  sort  contre  une  famille  dont  il 
poursuit  laruine  ;  Hoffmann  trouvailcette  conception  déjà  net- 
tement formulée  dans  son  modèle:  «  le  sort»  disait  le  père 
mourant  dans  le  récit  d'Apel  (I,  261  sq.)  «  semble  avoir  eu  pour 
but  l'extinction  de  notre  race  ».  Taudis  que  dans  les  Elixirs,  les 
crimes  de  toute  la  famille  justifient  la  persécution  du  Destin, 
cette  persécution  est  ici  absolument  sans  motif,  et  révèle  bru- 
talementà  l'homme  une  force  intelligente,  mais  ennemie,  qui 


LA  PERSONNALITÉ  51 

le  régit  à  son  bon  plaisir.  Par  là  Hoffmann  s'écarte  de  ses 
auteurs,  et  préfère  une  explication  «  poétique  »  à  une  expli- 
cation scientifique,  même  «  pénétrante  »  (Funck,  153).  Schu- 
bert admettait  pour  rendre  compte  des  faits  de  sympathie  la 
présence  dans  chaque  organisme  individuel  d'un  principe 
commun  à  tous  les  êtres,  et  en  rapport  immédiat  avec  «  l'âme 
vitale  »  générale  (Ans,  371).  C'est  ce  qu'exprime  sous  une  forme 
physiologique  sa  théorie  du  système  ganglionnaire,  qui  dans 
l'individu  représente  l'organismeuniversel,le  macrocosme,  en 
opposition  au  cerveau,  principe  d'organisation  strictement 
individuelle.  Pour  Hoffmann  l'harmonie  universelle  n'est  pas 
due  au  jeu  naturel  de  forces  naturelles  interdépendautes  et 
simplement  livrées  à  elle-même  ;  la  conception  d'une  âme 
vitale  est  trop  vague  pour  sa  sensibilité  d'artiste.  Cette  har- 
monie résulte  de  la  lutte  de  puissances  occultes  ;  et  elle  a  ses 
ennemis,  qui  parfois  font  violemment  irruption  dans  le  cours 
des  événements  humains.  La  série  des  faits  dont  se  compose 
l'existence  individuelle  est  bien  pour  notre  poète,  incomplète, 
unilatérale  et  inexplicable  en  elle-même  ;  mais  elle  n'est  point 
un  simple  «  reflet  du  Tout,  ou  un  essai  imparfait  de  repré- 
senter dans  sa  pureté  l'idée  absolue  de  la  vie,  que  seule  la 
nature,  en  tant  que  totalité,  peut  réaliser  »  (Hufelaud,  Sym- 
pathie 1).  Il  repousse  ces  doctrines  d'immanence  et  fait, 
comme  pour  le  magnétisme,  appel  à  l'au-delà  pour  expliquer 
le  monde  actuel. 

En  quelles  circonstances  et  sous  quelles  formes  se  manifes- 
tent ces  rapports  de  sympathie  que  l'individu  soutient  avec 
le  monde  extérieur  ?  Nous  avons  signalé  les  pressentiments 
et  l'impression  du  «  déjà  vu  »  comme  les  symptômes  appa- 
rents de  la  sympathie.  Les  faits  du  rêve  la  feront  aussi  claire- 
ment reconnaître. 

Les  pressentiments,  niés  par  les  rationalistes  comme  tous 


52 


LES  FAITS  ETRANGES 


les  phénomènes  de  sympathie  d'une  façon  générale  (Kant), 
provoquent  chez  leurs  partisans  des  explications  diverses  ; 
les  uns  recourent  à  un  «  sens  interne  en  relation  avec  l'en- 
semble de  tout  l'univers  »  (Mesmer,  Axiomes,  184),  à  unecon- 
nexiondetoute  lanature  actuelle  avec  le  passéetlefutur  (Kluge 
370).  D'autres  n'hésitent  pas  à  y  reconnaître  une  influence 
supra-terrestre,  leur  cause,  dit  Jung  Stilling,  ne  saurait  être 
cherchée  dans  le  monde  sensible  »  (Geisterkunde,  §  121)  ;  la 
conception  d'Hoffmann  se  rapproche  de  celle  de  Schubert  pour 
qui  cette  «  intervention  d'une  existence  future  plus  haute 
dans  l'existence  actuelle  »  se  produit  «  à  certains  moments  où 
les  forces  de  la  vie  présente  se  reposent»  (Ans. ,  22)  ;  le  pressen- 
timent serait  donc  un  état  voisin  du  sommeil  magnétique,  et 
Hoffmann  le  reconnaît  aussi  bien  que  Kluge  et  Schubert.  Il 
se  produit  principalement  dans  ces  moments  d'extase  où  l'âme, 
en  état  de  veille,  est  à  la  limite  de  deux  mondes,  ou  bien  dans 
ces  moments  de  délire  qui  préludent  au  véritable  sommeil  ; 
rêve  et  pressentiments  sont  tous  deux  en  effet  les  messagers 
d'une  vie  plus  haute,  et  Hoffmann  les  rapproche  fréquem- 
ment (III,  107;  VI,  112;  VII,  11;  VIII,  99).  Ils  constituent  par 
là  un  moyen  de  connaissance  qu'il  ne  dédaigne  pas  :  ils  nous 
entourent  comme  d'un  battement  d'ailes  de  séraphins,  des- 
tiné à  nous  emporter  vers  des  régions  plus  hautes  (Elixirs,  23). 

Il  est  même  des  cas  où  le  pressentiment  prend  la  forme 
d'un  ordre  dicté  par  la  conscience  morale,  ou  plutôt  par  une 
puissance  étrangère  au  sujet,  mais  toujours  présente,  une 
sorte  de  démon  socratique  ou  d'ange  gardien,  un  magnétiseur 
iutime  et  caché  qui  prescrit  à  l'individu  sa  conduite  ;  c'est  ce 
qu'Audrès  (Ignaz  Denner,  III,  44)  appelle  sa  «  voix  inté- 
rieure ».  Hoffmann  s'est  inspiré  de  la  «  Symbolique  du  rêve  »  : 


m,  44. 

Dièse  innere  Stimme,  der  ich, 


Syuib.,  60-61. 
Auch  vor..  bloss  leiblichen  Ge- 


LA  PERSONNALITÉ  33 

•wie  der  hôhern  Eingebungmeines  fahren  warntuns  der  sokratische 

Schutzheiligen,  immer  vertraut,  Dàmon..  unterwegens  spricht  die 

hat  mich  bisher  sicher  durch  das  innere  Stimmezu  uns  :  was  thust 

Leben   gefùhrt   und    mich   be-  du  hier?.,  er  hait  ein..  und  noch 

schùtztvonallen  Gefahren  desLei-  indem  er  nachsinnt,  kommt  ein 

bes  und  der  Seele.  Felsenstùck  herabgestùrzt. 

Mais  Hoffmann  s'est  gardé  de  ces  plates  anecdotes  où  le 
sujet  pressent  mystérieusement  la  chute  d'un  rocher  ou  d'un 
meuble,  l'écroulement  d'une  maison,  qui  l'eussent  infaillible- 
ment mis  à  mort.  Le  rôle  protecteur  qu'il  lui  attribue  est  plus 
général  et  plus  poétique.  D'ailleurs  il  entend  le  plus  souvent 
par  pressentiment  la  prescience  d'un  événement  malheureux 
et  nécessaire,  le  «  sombre  pressentiment,  dunkle  Ahnung  »  qui 
attriste  déjà  l'enfance  de  ses  héros  et  les  suit  toute  leur  vie 
(Elix..,  196, 197),  la  plainte  de  l'homme  qui,  dès  qu'il  a  con- 
science de  lui-même  et  de  la  vie,  se  sent  la  proie  d'une  Puis- 
sance capricieuse  et  cruelle  qui  l'a  marqué  d'avance  comme 
sa  victime.  Cette  crainte  du  destin  se  trouve  exprimée  le  plus 
fortement  dans  les  «  Contes  nocturnes  »  ;  c'est  là  que  les  pres- 
sentiments sont  le  plus  sombres,  épais  nuages  de  tempête 
qui  se  répandent  sur  la  vie  du  héros  (Sandmann,  7  ;  Jesui- 
terkirche  107  ;  Majorât  175)  «  présages  d'un  avenir  noir, 
gros  de  malheur  ».  Ces  chevaliers  de  l'Infortune,  qui  redou- 
tent même  le  bonheur  comme  le  pire  piège  que  leur  tend  la 
destinée,  et  comme  Nathanaël,  rêvent  des  plus  sombres  catas- 
trophes jusque  dans  les  bras  de  leur  amante,  ce  sont  autant 
de  Hoffmanns.  Lui  aussi  a  cru  avec  persistance  à  sa  mauvaise 
étoile,  et  noté  dans  son  Tagebuch  «  des  pressentiments  d'évé- 
nements étranges,  qui  donnent  à  la  vie  une  direction,  ou  — 
la  terminent  »  (Hitzig  II,  44). 

Le  rêve.  —  La  complaisance  avec  laquelle  Hoffmann  nous 
fait  part  de  ses  lectures  sur  le  rêve  témoigne  tout  au  moins 
de  l'intérêt  qu'il  attachait  à  ce  sujet.  Nous  avons  déjà  parlé 


54  LES  FAITS  ÉTRANGES 

de  Nudow,  Moritz,  Davidson,  Tiedemana  (Murr,  234)  ;  qu'Hoff- 
mann ait  lu,  comme  il  le  prétend  (Brautwahl,  50)  «  le  Songe  de 
Scipion,  et  l'ouvrage  célèbre  d'Artémidore  sur  les  rêves,  et  le 
Livre  des  Rêves  de  Francfort  »,  cela  est  possible,  —  il  est 
possible  aussi  qu'il  n'en  ait  guère  lu  que  les  titres,  et  qu'il  les 
cite  par  plaisanterie  (c'est  Tusmann  qui  les  énumère).  Il  a 
profité  de  plus  des  fines  observations  de  Lichtenberg,  qu'il 
appelle  un  écrivain  très  spirituel  (Brambilla,  105)  et  les  idées 
de  Novalis  sur  le  rêve  lui  sont  bien  connues  aussi. 

D'une  façon  générale,  Hoffmann  conçoit  le  rêve  comme  un 
moyen  de  connaissance  très  sûr,  c'est-à-dire  nou  pas  tant  un 
moyen  de  connaître  l'avenir  prochain,  qu'une  révélation  du 
monde  supérieur  dont  les  pressentiments  nous  ouvrent  la 
porte,  de  cette  «  Erkenntnis  »  métaphysique  et  poétique  qui 
concerne  une  réalité  plus  haute  que  celle  du  monde  sensible. 
C'était  la  théorie  de  Schubert  ;  Novalis  considérait  le  rêve 
comme  un  état  où  le  Saint-Esprit  se  révèle  immédiatement  à 
nous,  et  non  plus  par  l'intermédiaire  de  la  raison  (Ofter- 
dingen,  9),  et  il  faisait  sans  doute  allusion  à  ce  mode  de  con- 
naissance supérieure  lorsqu'il  disait  que  la  vie  «  n'est  point 
un  rêve,  mais  doit  en  devenir  un  et  le  sera  peut-être  »  (Frag- 
ments, Heilborn  II,  522). 

Hoffmann  aime  à  noter  les  degrés  du  rêve  et  à  en  signaler 
quelques  phénomènes  curieux,  qu'il  doit  autant  à  sa  propre 
observation  qu'à  ses  lectures.  Nous  savons  quelle  importance 
il  attache  au  «  délire  qui  précède  le  moment  où  l'on  s'endort  »; 
c'est  à  ce  moment  précis  que  la  vision  est  la  plus  intense,  la 
plus  précise  et  la  plus  riche  ;  il  remarque  que  le  rêve  est  un 
drame  psychologique,  une  comédie  où  l'esprit  confie  à  des 
personnages  qu'il  crée  le  soin  de  soutenir  ou  de  discuter  ses 
propres  idées  :  un  artiste  entend  la  nuit  les  critiques  les  plus 
pénétrantes  de  son  propre  jeu  «  Quand  nous  rêvons  d'une 


LA  PERSONNALITÉ 


55 


société  de  gens,  avec  quelle  justesse  faisons-nous  parler  chacun 
suivant  son  caractère  !  Et  pourquoi  n'y  réussissons-nous  pas 
quand  nous  écrivons?  »  (Lichtenberg,  II,  109,  de  l'édition  de 
1844).  Lichtenberg  note  aussi  que  certaines  visions  sont  si  pré- 
cises et  si  étrangement  réalistes  que  l'imagination  de  l'écrivain 
le  plus  fantaisiste  ne  saurait  en  créer  de  semblables  :  ce  sont 
des  traits  qu'on  n'invente  point,  et  qu'il  faut  avoir  vus.  De 
même,  chez  Hoffmann,  un  fantôme  avale  quelques  gouttes  de 
liqueur  stomachique,  au  beau  milieu  de  son  apparition;  ainsi 
le  rêve  mêle  aux  plus  sublimes  visions  «  des  lieux  communs  de 
la  vie,  qu'il  sait  par  là  ironiser  amèiement  »  (fragment  de  la 
«  Vie  de  trois  amis  »,  112).  Hoffmann  sait  au  contraire  des  cas 
où  la  représentation  est  fort  indistincte,  quoique  l'impression 
sur  la  sensibilité  soit  profonde  et  durable  :  tels  certains  rêves 
qu'on  se  rappelle  avoir  racontés,  mais  dont  on  a  oublié  le  con- 
tenu : 


UnheimI.  Gast,  99. 

Vergebens  rang  ich  aber  dar- 
nach  mich  auf  den  Traum  zu 
besinnen,  der  mich  so  entsetzt 
natte. Deutlichbin  ich  mirbewusst, 
dass  ich  eben  auch  im  Traum 
jenen  schrecklichen  Traum... 
*  ôfters  erzàhlt  habe,  aber  nur,  dass 
ich  jenen  Traum  erzàhlt  hatte, 
ohne  mich  auf  seinen  Inhalt  be- 
sinnen zu  kônnen,  war  mir  beim 
Erwachen  erinnerlich 


Symb.  180. 

...  der  innere  Kampfbeimplôtz- 
lichen  Aufschrecken  aus  einem 
bedeutungsvollen  Traume,  dessen 
genauen  Inhalt  der  Erwachende 
nient  mehr  wusste,  der  aber  eine 
tiefe  innere  Wirkung  zurùckge- 
lassen. 


Il  y  a  des  rêves  dits  «  symphatiques  »  qui  font  connaitre  au 
rêveur  l'état  des  personnes  qu'il  chérit,  ou  auxquelles  il  est 
uni  par  des  influences  physiques  ou  psychiques  ;  ils  sont  une 
des  manifestations  fréquentes  de  la  télépathie  ;  Hoffmann  en 
raconte  quelques-uns  :  le  grand-oncle,  dans  le  «  Majorât  »,  voit 


56  LES  FAITS  ÉTRANGES 

en  rêve  l'apparition  que  le  héros  voit  en  réalité  :  «  sache  que 
j'ai  rêvé  la  chose  même  qui  t'est  arrivée  »  (172).  Hoffmann  se 
souvenait  sans  doute  de  cas  curieux  rapportés  par  le  réper- 
toire de  Mauchart  ;  deux  personnages  (VI,  167)  font  absolu- 
ment le  même  songe  relatif  à  la  même  personne,  et  s'étonnent 
au  réveil  «  de  cette  rencontre  merveilleuse  des  deux  rêves,  si 
exactement  au  même  moment  et  avec  des  images  si  parfaite- 
ment semblables  ». 

Plus  compliquée  est  l'histoire  des  rêves  symphatiques  de  la 
fiancée  de  Théobald  (Magnétiseur).  Nous  croyons  pouvoir  la 
rapporter  à  un  exemple  de  rêve  sympatique  cité  par  Tiede- 
mann,  d'autant  plus  que  cet  exemple  était  connu  d'autres 
compilateurs,  comme  Muratori  (Fantasia,  1,  285)  qui  le  relate 
en  renvoyant  à  Tiedemann.  Il  est  question  chez  ce  dernier 
d'une  dame  qui  assiste  en  rêve  à  la  mort  de  son  mari,  voit  les 
personnes  étrangères  qui  l'entourent,  reconnaît  ensuite, 
d'après  son  rêve,  un  de  ces  étrangers  auquel  elle  décrit  la 
scène.  Hoffmann  s'est  souvenu  de  quelques  détails  : 


Magn,  1, 154  sq. 

...  nui)  verfolgte  das  Bild  des 
Geliebten,  wie  er  in  grâsslichen 
Kâmpfen  blute,  wie  er,  zu  Boden 
geworfen,  sterbend  (ihren  Namen 
rufe,  unaufhôrlich  das  arme  Mâd- 
chen... 

Mit  herzzerschneidendem  Ton 
rief  sie  den  Namen  ihres  Gelieb- 
ten. 


Tiedemann,  Untersuchungen, 

III,  234  sq. 

«  Mein  Liebster  ist  dahin,  ich 
habe  ihn  eben  sterben  sehen.  Es 
war  an  einer  Wasserquelle. ..  » 
[Le  témoin  :]  Ihr  Name,  den  er 
bis  auf  den  letzten  Seufzer  aus- 
sprach. 

Auf  einmal  erwachte  sie  mit 
einem  kreiscbenden  Geschrey... 
«  Mein  Liebster  istdahin  !  » 


Il  ressort  du  récit  de  Tiedemann  que  le  rêve  peut  nous  faire 
connaître  d'avance  des  êtres  ou  des  événements  qui  n'inter- 
viendront que  plus  tard  dans  notre  vie.  Cette  espèce  de  rêve 
est  appelée  «  prophétique  »  par  Novalis  (II,  180)  qui  y  voit 


LA  PERSONNALITÉ  57 

un  phénomène  d'association,  et  par  Schubert  (Symb.,  11).  Le 
merveilleux  qui  en  résulte  est  sans  doute  trop  banal  aux  yeux 
de  notre  poète  ;  du  moins  n'en  fait-il  point  souvent  usage.  Il 
arrive  au  héros  des  «  Automates  »  d'apercevoir  en  rêve  une 
chanteuse  dont  il  s'éprend  aussitôt  et  qu'effectivement  il  ren- 
contre plus  tard  ;  mais  jamais  chez  Hoffmann  le  rêve  n'annonce 
d'une  manière  grossièrement  précise  un  fait  à  venir;  Hoff^ 
mann  a  procédé  avec  plus  d'imagination  et  de  délicatesse,  et 
s'est  intéressé  non  pas  à  la  rencontre  d'un  événement  con- 
forme aux  images  du  rêve,  mais  au  fait  psychologique,  à 
l'illusion  du  déjà  vu  que  cette  coïncidence  suscite  en  l'esprit 
de  ses  personnages. 

D'où  viennent  les  images  du  rêve  ?  De  quelle  activité  sont- 
elles  les  effets?  La  plupart  des  écrivains  d'alors  ont  rapporté 
le  rêve  au  fonctionnement  de  principes  d'ordre  inférieur, 
domptés  à  l'état  de  veille  par  les  centres  nerveux,  éclipsés 
par  l'activité  spirituelle,  mais  redevenant  nos  maîtres  quand 
la  nuit  a  désorganisé  momentanément  le  système  cérébral- 
C'est  le  triomphe  de  l'abdomen  sur  le  cerveau,  de  l'âme 
vitale  (Seele)  sur  l'esprit  (Geist),  (Schubert,  Symbolik). 
Novalis  exprime  cette  idée  en  termes  saisissants  :  pendant  le 
sommeil,  dit-il,  le  corps  digère  l'âme  (II,  517-518).  Lichten- 
berg  descend  plus  bas  eucore,  et  voit  dans  le  sommeil  un 
phénomène  de  vie  végétative.  «  Qu'est-ce  que  l'homme 
endormi?  Une  simple  plante...  A-t-on  jamais  considéré  le 
sommeil  comme  un  état  qui  nous  unit  aux  plantes?  »  (Philo - 
sophische  Bemerkungen,  p.  85  de  l'édition  Kùrschner.) 

En  faisant  dépendre  le  rêve  de  ces  forces  inférieures,  Schu- 
bert pensait  rendre  compte  de  son  caractère  prophétique  : 
«  les  rêves  prophétiques  les  plus  étranges,  dit-il,  viennent  très 
fréquemment  de  l'abdomen...  car  c'est  l'abdomen  qui  prend  la 
plus  grande  part  aux  vicissitudes  de  la  nature  extérieure,  aux 


58 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


variations  dépendant  de  la  lune,  du  soleil  et  des  autres  astres. . .  » 
(Ahndungen,  II,  138).  Hoffmann  pense  arriver  au  même 
résultat  en  attribuant  le  rêve  à  l'activité  d'un  meilleur  moi, 
d'un  esprit  de  l'esprit,  dont  nous  ne  percevons  la  voix  plus 
fine  que  pendant  le  repos  de  l'organisme. 

Les  visions  du  rêve  sont  «  des  esquisses  auxquelles  l'esprit 
s'amuse,  quand  le  tyran  appelé  corps  l'a  délivré  de  son  ser- 
vice d'esclave  »  (Floh,  86).  C'est  l'esprit  qui  nous  conduit 
«  aux  champs  éthérés,  quand  le  sommeil  maintient  le  corps 
dans  des  liens  de  plomb  »  (Don  Juan,  I,  73).  Et  il  demande 
plaisamment  au  lecteur  s'il  ne  connaît  vraiment  que  les  rêves 
qui  proviennent  du  vin  ou  de  la  fièvre  (Brambilla,  24).  Il  en 
est  d'autres  qui  nous  révèlent  dans  un  clair  sciutillement 
l'éclat  d'images  enchantées,  et  si  magiquement  beaux  qu'on 
se  demande  au  réveil  «  si  ces  rêves-là  ne  sont  pas  à  vrai  dire 
notre  existence,  et  si  ce  que  nous  prenons  d'ordinaire  pour 
notre  vie  ne  serait  pas  la  méprise  de  l'esprit  aveuglé?»  ([bid  ) 

Mais  malgré  la  différence  des  modes  d'explication,  tous 
s'accordent  à  considérer  le  sommeil  comme  une  libération 
«  du  monde  des  sens  et  de  ses  influences  grossières  »  (Kluge, 
367),  pendant  laquelle  l'homme  est  susceptible  d'impressious 
plus  fines-  C'est  à  un  «  poète  caché  »,  dit  Schubert  dans  sa 
Symbolique,  que  nous  devons  les  images  de  nos  songes.  Car 
Schubert  n'entend  pas  par  activité  de  l'abdomen  un  simple 
mécanisme  physiologique  ;  il  reconnaît  «  dans  les  fonctions 
du  système  ganglionnaire  une  activité  spirituelle  masquée...  » 
(Symb  ,  114).  Voilà  ce  «  poète  intime  »  qu'après  Schubert 
Hoffmann  s'est  plu  à  rappeler  (IV,  40)  et  dont  la  voix,  «  qui 
semble  nous  apporter  une  science  étrangère,  ne  vient  pourtant 
que  du  dedans  de  nous-mêmes  »  (Automate,  89;  ;  seulement 
pour  Hoffmann  elle  vient  d'en  haut,  non  d'en  bas.  Au  lieu  d'être 
un  des  «  côtés  nocturnes  »  de  la  nature,  le  rêve  est  le  côté 


LA  PERSONNALITÉ  59 

lumineux  de  lame.  Il  a  pensé  qu'il  n'était  pas  «  poétique  » 
d'accorder  une  activité  spirituelle  cachée  aux  fonctions  de 
l' abdomen,  et  nous  a  montré  cette  fois  l'au-delà  dans  des  hau- 
teurs sereines,  et  non  dans  des  abîmes  de  nuit. 

Le  sentiment  du  déjà  vu  dépend  directement  des  impressions 
du  rêve;  pour  Hoffmann,  ce  sentiment  constitue  l'un  des 
symptômes  de  rapports  sympathiques  occultes.  Cette  dépen- 
dance est  bien  évidente  dans  la  nouvelle  intitulée,  «  Auto- 
mate »,  où  le  jeuue  Ferdinand  reconnaît  en  une  chanteuse  un 
personnage  de  son  rêve;  la  même  explication  de  ce  phéno- 
mène se  trouve  dans  Kluge,  qui  prétend  que  l'on  peut  per- 
cevoir des  objets,  «  sans  en  avoir  une  conscience  très  nette  au 
moment  de  la  perception,  bien  que  l'on  puisse  plus  tard  se 
souvenir  de  cette  perception  »  (Kluge  346);  il  cite  à  l'appui 
certains  faits  observés  sur  les  somnambules.  Ce  qui  a  spéciale- 
ment intéressé  Hoffmann,  c'est  bien  plutôt  la  forme  qu'affecte 
cette  impression  du  déjà  vu,  que  son  origine.  Il  trouvait  une 
fine  et  pénétrante  analyse  dans  les  «  Fragments  de  Novalis  », 
(édition  de  1802,  II,  292  sq.).  Il  y  a,  dit  Novalis,  de  véritables 
«  révélations  de  l'esprit.  Ce  n'est  ni  une  vision,  ni  une  audi- 
tion, ni  un  sentiment,  mais  plutôt  un  composé  de  tout  cela, 
un  sentiment  de  certitude  immédiate...  Ce  phénomène  est 
particulièrement  surprenant  à  l'aspect  de  certaines  figures 
humaines,  de  certains  visages,  surtout  à  l'aperception  d'yeux, 
de  mines,  de  mouvements,  à  l'audition  de  certains  mots,  à 
la  lecture  de  certains  passages...  »  Et  voilà  pourquoi  les  héros 
d'Hoffmann,  en  voyant  étinceler  les  yeux  de  Lindhorst  ou 
de  Torbern,  en  entendant  certaines  voix  d'une  sonorité  cris- 
talline, se  troublent  subitement,  se  taisent,  ravis  dans  un 
autre  monde  qu'ils  soupçonnent  et  qui  les  subjugue.  On  se 
ra  ppelle  aussi  le  cas  d'Aurélie  (Elixirs)  qui,  à  la  simple  lec- 
ture d'un  titre  de  roman,  acquiert  subitement  la  certitude 


00 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


que  son  amant  est  un  moine.  De  là  vient  la  fréquence  de 
l'épithète  «  fremd  »  chez  Hoffmann  :  elle  désigne  l'irrup- 
tion soudaine  d'un  phénomène  étranger  à  la  série  des  faits 
de  conscience  habituels,  l'intrusion  d'une  autre  réalité  à 
laquelle  le  sujet  est  obligé  d'ajouter  foi  aussi  bien  qu'à  la  réa- 
lité de  sa  vie  quotidienne.  C'est  l'expression  de  l'au-delà  en 
termes  de  psychologie  ;  —  et  le  terme  de  déjà  vu  «  schon  gese- 
hen  »  n'est  qu'un  essai  d'explication  postérieure,  explication 
que  le  sujet  va  chercher  dans  ses  rêves,  pour  sauvegarder 
l'illusion  de  l'unité  de  sa  personnalité.  Mais  pour  Hoffmann 
le  rêve  est  déjà  l'au-delà. 

Cette  impression  du  déjà  vu  est  plus  ou  moins  vive,  ce 
n'est  parfois  qu'un  souvenir  confus,  «  dumpfe  Erinnerung  »  ; 
c'est  le  vague  souvenir  de  Pepusch  se  demandant  si  la  petite 
Dortje  Elverdink  ne  lui  apparut  pas  jadis  en  des  circons- 
tances toutes  différentes  :  or,  en  tant  que  Pepusch,  il  ne  se 
souvient  plus  qu'il  fut  jadis  le  chardon  Zéhérit,  amant  de  la 
princesse  Gamaheh,  alors  tulipe.  Quelquefois  le  souvenir, 
imprécis  au  début,  se  précise;  on  reconnaît,  et  le  souvenir  se 
fait  menaçant,  on  frissonne  ;  «  dans  les  plus  sombres  profon- 
deurs de  l'âme  s'agite  un  souvenir...  j'ai  vu  déjà  cet  homme 
mêlé  à  quelque  circonstance  horrible,  qui  a  déchiré  mou 
cœur  »  (Murr,  52).  C'est  le  cas  du  baron  du  Magnétiseur,  qui 
retrouve  en  Alban  l'épouvantable  major  danois  qu'il  connut 
dans  sa  jeunesse,  et  de  Nathanaël  qui  voit  en  Coppola  «  le 
double  et  le  revenant  maudit  de  Coppélius  »  (Sandmann,  27). 
D'autres  fois  encore  on  se  rappelle  les  circonstances  exactes 
de  la  première  vision  :  une  image,  une  statue,  un  fantôme  de 
rêve  réapparaissent  sous  une  forme  un  peu  différente  :  «  ne 
l'as-tu  pas  déjà  vue  chez  Breughel,  chez  Callot  ou  chez  Rem- 
brandt? »  (Sylvester-Nacht,  1-264).  Aurélie  n'est  pour  le  moine 
qu'une  incarnation  de  la  statue  de  sainte  Rosalie,  qui  se  con- 


LA  PERSONNALITÉ     "  61 

fessait  à  lui  et  qu'il  aimait  (Elixirs,  58),  et  Aurélie  à  son 
tour  retrouvait  en  Médard  le  fantôme  aimé  de  ses  rêves. 
(Elixirs,  191.  Cf.  aussi  I,  267  et  Bergwerkevon  Falun  175-177, 
Ulla  est  vue  d'abord  en  rêve).  Hoffmann  avait  dans  Novalis 
des  modèles  de  ces  incarnations  successives  :  la  fleur  bleue  se 
retrouve  dans  la  vie,  et  même  souvent,  lorsqu'on  cherche 
bien  (Mathilde,  Cyané,  Maria).  A  chaque  nouvelle  découverte, 
le  héros  voit  se  révéler  soudain  tout  un  infini  qu'il  ne  soup- 
çonnait point  jusque-là,  ou  du  moins  dont  il  prend  seulement 
alors  une  conscience  aiguë  :  «  Oui,  c'est  toi,  —  et  c'est  toi  que 
j'ai  aimée  de  tout  temps,  figure  angélique  !  —  je  t'ai  vue 
dans  mes  rêves  »  (I,  267).  Cela  rappelle  le  dialogue  de  Henri 
et  de  Maria  de  Hohenzollern  «  "Woher  kennst  du  mich  ?  —  0, 
von  alten  Zeiten  »  (Ofterdingen,  168).  Voilà  les  «  moments 
cosmiques  »  où  s'opèrent  les  véritables  révélations  de  l'es- 
prit ;  le  sujet  découvre,  à  propos  de  la  réalité  extérieure, 
des  parties  secrètes  de  son  moi,  ses  rêves,  tout  un  monde 
transcendant  qu'il  porte  inconsciemment  en  lui  ;  le  livre  de 
la  destinée  s'ouvre  alors  sous  ses  yeux,  écrit  en  caractères 
étrangers  dont  il  «  sent  »  la  signification,  le  livre  où  Ofter- 
dingen lit  sa  vie  (I,  91)  où  l'étudiant  Anselme  griffonne  la 
sienne  en  lettres  magiques  (G.  Topf,  223). 

2°  Perte  de  la  personnalité 

Des  phénomènes  de  sympathie  il  résulte  que  la  vie  mentale 
n'est  pas  homogène  :  elle  est  formée  de  séries  distinctes  de 
faits  psychologiques,  avec  des  interférences  soudaines  où  le 
sujet  prend  pleinement  conscience  de  la  totalité  de  son  moi. 
C'est  un  somnambulisme  permanent,  mais  le  centre  de  per- 
ception, le  principe  d'unité,  est  en  général  assez  puissant  pour 
embrasser  à  la  fois  les  diverses  séries  de  phénomènes,  si 


62  LES  FAITS  ÉTRANGES 

vague  que  puisse  être  d'ailleurs  la  notion  qu'il  a  de  l'une 
d'entre  elles.  Cette  notion  s'efïace-t-elle  complètement  ?  Le 
sujet  ne  vit  plus  que  d'une  existence  unilatérale;  des  parti  es 
entières  de  son  moi  lui  échappent,  et  il  a  perdu,  avec  le  sen- 
timent de  sa  duplicité,  la  conscience  de  sa  personnalité;  tel 
le  moine  Sérapion  à  qui  «  une  étoile  ennemie  avait  ravi  la 
connaissance  de  la  duplicité,  qui  à  vrai  dire  conditionne  seule 
notre  existence  terrestre  »  (VI,  54).  On  dit  alors  que  le  sujet 
est  fou. 

La  folie.  —  La  folie  a  toujours  vivement  intéressé  Hofïman  n , 
car  il  en  avait  peur.  Kreisler  a  toujours  vu  &  aux  aguets  le 
fantôme  livide  aux  yeux  rouges  étincelants,  tendant  vers  lui 
ses  griffes  et  ses  poings  osseux,  par  les  trous  de  son  manteau  » 
(Kreisleriana,  n°  3).  Et  le  Kreisler  vieilli  du  «  Chat  Murr  » 
«  avait  eu  de  tout  temps  l'idée  fixe  que  la  folie  le  guettait 
comme  une  bête  féroce  avide  de  proie,  et  le  déchirerait  subi- 
tement un  jour  »  (X,  140).  Pourtant  les  biographes  de  notre 
poète  ne  relatent  point  daus  sa  vie  des  traits  de  folie  bien 
caractérisés;  —  qu'il soufïrîtparfoisd'hallucinationsetde rêve  s 
de  fièvre,  on  le  comprend  assez  lorsqu'on  songe  à  la  nervosité 
de  son  tempérament  et  au  genre  de  vie  qu'il  mena  ;  —  mais  ce 
ne  furent  que  des  accidents  passagers  ;  en  particulier  ses  der- 
niers instants  furent  d'une  lucidité  remarquable.  En  somme 
s'il  eut  une  idée  fixe,  ce  fut  précisément  la  crainte  des  idées 
fixes,  mais  rien  de  plus. 

Il  eut  peur  de  la  folie,  c'est  pourquoi  il  aima  à  en  parler.  Il 
n'est  peut-être  pas  un  de  ses  héros,  depuis  l'étudiant  Anselme 
jusqu'aux  Pepusch  et  aux  Tyss  de  «  Maître  Puce  »  dont  on 
ne  puisse  prétendre  qu'ils  sont  fous  ;  les  plus  raisonnables, 
Cardillac,  le  tonnelier  de  Nuremberg,  Maître  Wacht,  ont  des 
passions  inexplicables  ou  des  aversions  injustifiées.  Décrire 
des  aliénés,  ce  fut  la  spécialité  littéraire  d'Hoffmann,  et  Louis 


LA  PEBSONNALITÉ  63 

Borne,  qui  lui  refuse  le  talent  poétique  proprement  dit,  donne 
à  ses  œuvres  une  valeur  quasi-scientifique  :  «  c'est  un  manuel 
avec  de  belles  images,  c'est  le  Pinel  élégant,  c'est  l'épopée  de 
la  folie  ».  Ses  relations  avec  Marcus,  Speyer,  Korefï,  tous 
trois  aliénistes  éminents,  et  les  visites  fréquentes  qu'il  eut 
l'occasion  de  faire  aux  cliniques,  —  il  cite  dans  les  Elixirs 
l'hôpital  de  Sankt  Getreu  près  Bamberg,  dont  le  directeur, 
«  un  médecin  de  génie  »  (Elixirs,  265),  était  précisément  son 
ami  Marcus,  —  confirmèrent  et  précisèrent  les  connaissances 
qu'il  puisa  dans  les  livres.  Il  dit  quelque  part  avoir  avidement 
dévoré  tous  les  ouvrages  traitant  de  l'Idée  Fixe  (Œdes 
Haus,  148).  Il  lut  les  Rhapsodies  de  Reil,  et  le  livre  alors  clas- 
sique de  Pinel,  le  «  Traité  médico-philosophique  sur  l'aliéna- 
tion mentale  ou  la  Manie  »,  ouvrage  déjà  ancien  (de  l'an  IX), 
d'ailleurs  moins  riche  de  faits  et  présenté  sous  une  forme 
moins  séduisante  que  le  livre  de  Reil.  Les  «  Rhapsodien 
tiber  die  Anwendung  der  psychologischen  Curmethode  auf 
Geisteszerriittungen  »  (Halle  1803),  fréquemment  citées  par 
Schubert,  lues  aussi  de  Kleist,  furent  la  principale  source 
d'Hoffmann,  en  ce  qui  concerne  l'aliénation.  Il  recourut 
aussi  aux  ouvrages  de  Tiedemann,  Muratori,  Mauchart,  et 
sans  doute  à  d'autres  recueils  du  même  genre,  ou  à  des 
revues  qu'il  a  omis  de  rappeler. 

Que  sait-il  de  la  folie  ?  Le  vocabulaire  allemand  est  riche 
de  termes  qui  désignent  l'aliénation  et  ses  diverses  formes. 
Certains  auteurs,  comme  Reil,  tentent  de  classer  les  diffé- 
rents cas  de  folie  à  l'aide  des  vocables  allemands  qui  les 
désignent.  D'autres  emploient  de  préférence  les  mots  latins, 
dont  Hoffmann,  toujours  à  l'affût  du  baroque,  s'empare  pour 
faire  rire  le  lecteur  au  déballage  de  son  érudition  .  La  petite 
classification  suivante,  qu'Hoffmann  dit  avoir  empruntée  au 
livre  de  Kluge,  où  elle  ne  se  trouve  pas,  est  due  sans  doute  à 


64 


LES  FAITS  ETRANGES 


un  ouvrage  de  Chiarurgi  :  «  Abhandlung  ùber  den  Wahusinn  » 
traduit  de  l'italien  en  1795.  Hoffmann  pouvait  régaler  son 
goût  de  dénominations  bizarres  à  la  lecture  de  ce  traité,  qui 
nous  présente  un  «  tableau  synoptique  de  l'aliénation  » 
péchant  par  excès  plutôt  que  par  défaut. 


Murr,  147. 

Der  Prinz  Ignatius...,  der  offen- 
bar  an  einer  Paranoia  laboriert, 
an  einer  fatuitas,  stoliditas,  die 
nach  Kluge  eine  sehr  angenehme 
Sorte  der  eigentlichen  Narrheit 
ist. 


Chiarurgi,  451-2. 

Das  Wort  dementia  drûckte  die 
Sache  [den  Wahnsinn]  am  besten 
aus  ;  indess  ist  die  griechische 
Benennung  paranoia  gleichbedeu- 
tend... 

512. 

[Quelques  écrivains]  gaben  dem 
Blôdsinn  den  Namen  stoliditas 
oder  stultitia  (Narrheit,  Albern- 
heit)  und  begriffen...  unter  eben 
diesem  Namen  auch  die  Fatuitas 
(Aberwitz). 

Notre  poète  distiugue  d'une  façon  générale  deux  types  bien 
différents  de  la  folie  :  la  folie  furieuse  (Raserei)  et  l'idée  fixe. 
De  la  première  il  donne  des  exemples  principalement  dans 
les  Elixirs  du  Diable,  où  tour  à  tour  Médard  et  Valentin  com- 
mettent les  plus  sauvages  excès  sous  l'impulsion  d'un  délire 
subit;  Hoffmann  déclare  devoir  à  Pinel  ce  qu'il  sait  de  cette 
rage  de  meurtres  propre  aux  foux  furieux  : 


VI,  29. 

Die  Gefahr,  dass  vie  der  fïanzô- 
sische  Arzt  Pinel  haufige  Fàlle 
anfùhrt,  von  fixen  Ideen  Befal- 
lene  oft  plôtzlich  in  Tobsucht  ge- 
raten,  und  wie  ein  wùtendes  Tier 
ailes  um  sich  her  morden. 


Pinel,  20. 

...  instinct  destructeur  de  quel- 
ques aliénés...  propension  aveugle 
et  féroce  à  tremper  leurs  mains 
dans  le  sang  et  à  déchirer  les  en- 
trailles de  leurs  semblables. 


Kreisler  se  figure  «  avoir  voulu  tuer  la  princesse  (Hedwiga) 
dans  un  accès  de  fureur  »  (Murr,  140)  et  le  moine  Médard, 


LA.  PERSONNALITÉ  65 

au  pied  de  l'autel  où  ou  va  le  marier  à  Aurélie,  pris  d'une 
crise  soudaine  de  folie,  lui  plonge  son  couteau  dans  le  sein 
et  s'enfuit  en  reuversant  tout  sur  son  passage  (Elixirs,  200). 
Hoffmann  s'est  plu  d'ailleurs  à  chercher  dans  l'excitation  de 
linstinct  sexuel,  les  causes  de  cette  fureur  meurtrière  ; 
Médardus  dans  les  bras  d'Euphémie  médite  la  mort  de  sa  com- 
plice, et  ce  n'est  que  la  chute  accidentelle  de  son  couteau  qui 
recule  de  quelques  instants  le  crime  qu'il  médite.  A  la  prise 
de  voile  d'Aurélie,  il  songea  «  l'embrasser  avec  toute  l'ardeur 
d'un  désir  furieux,  puis  à  lui  donner  la  mort  ».  C'étaient  des 
conceptious  courantes  à  cette  époque,  familières,  par  exemple 
à  Zacharias  Werner;  déjà  Novalis  établissait  une  «  associa- 
tion entre  volupté,  religion  et  cruauté  »  (Fragm.  II,  341  ; 
Nov.1  II,  462)  et  s'étonnait  «  que  le  vrai  fond  de  la  cruauté 
soit  la  volupté  »  (Ibid.  II,  320  ;  Nov. 1 II,  462).  Ce  sont  des  idées 
que  Schubert  partage  encore  ;  jouant  sur  les  mots,  il  rappelle 
dans  une  note  de  la  Symbolique  «  die  schon  lângst  aner- 
kannte  Verwandtschaft  der  Wollust  (Fleischeslust)  undMord- 
lust  »  (123)  ;  et  peut-être  le  cas  rapporté  par  Schubert 
(Symbolik,  118),  d'un  fou  qui,  la  crise  venue,  jetait  autour  de 
lui  des  regards  farouches  et  méchants,  et  riait  à  son  aise  d'un 
rire  effroyable,  a-t -il  inspiré  la  page  d'une  «  fantaisie  rouge  » 
suivant  l'expression  de  Borne,  où  Médard  sent  «  se  réveiller  en 
lui  les  esprits  de  l'enfer  »  et  pousse  son  rire  insensé  avant 
d'assassiner  celle  qu'il  aime  (Elixirs,  199-200). 

Cette  fureur  de  destruction  s'exerce  aussi  bien  sur  la 
propre  personne  du  fou,  s'il  pense  provoquer  ainsi  l'étonne- 
ment  et  l'admiration.  Hoffmann  en  connaît  de  nombreux 
exemples  : 

VH>  16-  Cf.  l'histoire  des  Ursulines  dans 

Gab  es  denn  nient  von  den  Bekker,  Monde  enchanté,  IV, 
vom  Teufel  besessenen  Ursulerin-    chap.  xi,  p.  205  sq. 


66 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


Symb.  130. 
...  Auch  jene  Klosterfràulein 
pflegten...    tàglich  eine  Stunde 
lang  wie  die  Katzen  zu  heulen... 

Reils,  Rhap,  358. 
Fixer  Wahn,  durch  Aufopfe- 
rungen...  dieMenschenzu  verwir- 
ren...  Ins  Julius-Spital  zu  Wùrz- 
burg..,  kam  eine  Weibsperson, 
der  vor  ein  paar  Wochen  zur 
Ader  gelassen  war,  und  gab  vor, 
dass  sie  eine  Geschwulst  am 
Arm  hatte.  Bey  der  Untersu- 
ehung  fand  sich...  eine  Erhô- 
hung,  aus  der  man  ein  Stùck 
Glas,  zwey  zusammengedrehete 
Haarnadeln,  und  eine  abgebro- 
chene  Nadel  berauszog...  Wahr- 
scheinlich  hatte  dies  Weib  sich 
durch  die  Aderlasswunde  das  Glas 
und  die  Nadeln  unter  die  Haut 
gesteckt,  und  die  Schmerzen  nicht 
geachtet  una  nur  die  hàmische 
Freude  zu  haben,  Aufsehen  zu  er- 
regen. 

Quant  à  la  «  fameuse  Mauson  »  à  laquelle  Hoffmann  fait 
allusion,  c'était  l'héroïne  alors  bien  counue  du  procès  Fual- 
dès  (1817-19)  et  il  en  aura  entendu  parler  dans  les  gazettes. 

11  est  naturel  que  le  fou  allie  à  ce  désir  de  surprendre  un 
vif  goût  du  mensonge  en  général.  Schubert  prétend  que  des 
«  aliénés,  qui  tinrent  pour  la  leur  propre  une  histoire  entiè- 
rement inventée  par  eux,  ne  sont  pas  rares  »  et  cite  à  l'appui 
l'histoire  d'un  fou,  qui  sut  si  bien  par  ses  mensonges  tromper 
ses  amis  et  même  des  magistrats,  qu'on  lui  ôta  la  camisole  de 
force  (Symb.  120-1)  :  de  même  Médardus  se  fait  passer  auprès 
de  ses  juges  pour  un  seigneur  polonais;  de  même  Victorin 
raconte  au  garde-forestier  qui  l'a  recueilli  des  histoires  iuvrai- 


nen,  von  jenen  miauenden  Non- 
nen,  von  den  in  gr  sslichen  Ver- 
renkungen  sich  windenden  Ver- 
zuckten  bis  auf  jenes  Weib  im 
Wùrzburger  Hospital,  die  sich, 
den  wùtendsten  Schmerz  nicht 
achtend,  Glasscherben,  Nadeln  in 
die  Aderlaswunde  bobrte,  damit 
der  Arzt...  erstaunen  sollte,  ja  bis 
auf  die  berùchtigte  Manson  in  der 
neuesten  Zeit,gab  es  denn  nicht... 
eine  Menge  Weiber  etc. 


LA  PERSONNALITÉ  67 

semblables  (II,  264).  Pour  guérir  ce  goût  des  mensonges,  et 
le  délire  en  général,  Reil  recommande  entre  autres  un  moyeu 
énergique  :  les  coups  (Rhaps.  387)  «  les  corrections  convien- 
nent... pour  ceux  qui  ont  encore  quelque  jugement,  sont  mali- 
cieux, affectent  la  tranquillité  pour  nuire  ensuite  en  cachette  ». 
C'est  le  moyen  qu'on  emploie  aussi  contre  le  malheureux  Vic- 
torin  ;  d'ailleurs  il  convenait  assez  aux  habitudes  de  ce 
temps-là,  —  qu'on  lise  seulement  les  descriptions  de  Reil  sur 
le  traitement  des  aliénés,  —  pour  que  les  ouvrages  de  méde- 
cine puissent  se  dispenser  de  le  mentionner. 

L'idée  fixe.  —  Plus  féconds  en  observations  pour  le  psycho- 
logue sont  encore  les  phénomènes  d'idée  fixe,  qui  ont  leur 
source  uniquement  dans  l'imaginatiou  du  malade.  Il  ne  s'agit 
point  ici,  comme  pour  la  folie  furieuse,  d'un  état  de  surexci- 
tation passagère  où  le  sujet  ne  sait  plus  ce  qu'il  fait,  mais 
d'une  modification  durable  de  la  conscience.  Le  délire  boule- 
verse de  fond  eu  comble  toutes  les  séries  de  faits  psycholo- 
giques ;  l'idée  fixe  supprime  radicalement  certaines  de  ces 
séries,  mais  systématise  plus  fortement  qu'à  l'état  normal 
celles  qui  subsistent  ;  aussi  les  aliénistes  sont  d'accord  sur  la 
logique  remarquable  de  leurs  malades  ;  et  le  moine  Sérapion 
démontre  clairement  à  ses  visiteurs  qu'il  est  sensé  et  qu'eux 
sont  les  fous.  L'histoire  de  Sérapion  est  évidemment  inspirée 
de  celle  du  père  jésuite  Sgambari,  qui  se  figurait  être  cardinal 
comme  Sérapion  se  croyait  martyr  et  démontrait  aux  impor- 
tuns l'impossibilité  de  lui  prouver  sa  folie.  Cette  anecdote,  Hoff- 
mann la  trouvait  à  la  fois  dans  Reil  et  dans  la  psychologie  de 
Mauchart,  qu'il  connaissait  aussi  (Reportorium  fur  empirische 
Psychologie,  t.  II,  p.  20;.  Nous  rapprochons  le  texte  de 
Hoffmann  de  celui  des  Rhapsodies  : 

Sera  p.;  VI,  23.  Rhapsodien,  316. 

«  Es  ist  vom  Wahnsinne  die        Der  Pater  Sgambari  bildote  sieh 


08 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


Rede,  leidet  einer  von  uns  an 
dieser  bôsen  Krankheit,  so  ist 
das  offenbar  bei  Ihnen  der  Fall 
in  viel  hôherem  Grade  als  bei 
mir.  Siebehaupten,  es  sei  fixe  Idée., 
dass  icb  mich  fur  dea  Màrtyrer 
Serapion  balte...  Bin  ich  nun 
wirklich  wahnsinnig,  sokannnur 
ein  Verrùckter  wàhnen,  dass  er 
imstande  sein  werde  mir  die  fixe 
Idée  die  der  Wabnsinn  erzeugt 
hat,  auszureden...  Bin  ich  aber 
nicbt  wahnsinnig  und  wirklich 
der  Màrtyrer  Serapion,  so  ist  es 
wieder  ein  thôrichtes  Unterneh- 
men  mir  das  ausreden  zu  wollen. 


ein,  Kardinal  zu  seyn.  Der  Pro- 
vincial suchte  ihn  von  diesem 
Wahn  zu  befreien  ;  allein  er  ant- 
wortete  ihm  mit  folgendem  Di- 
lemma  :  entweder  halten  sie 
mich  fur  einen  Narren  oder  nicht. 
Im  letzten  Fall  begehen  Sie  ein 
grosses  Unrecht,  dass  Sie  mit  mir 
in  einem  solchen  Ton  reden.  Im 
ersten  Fall  halte  ich  Sie,  mit 
Ihrer  Erlaubnis,  fur  einen  grôsse- 
ren  Narren  als  micht  selbst,  weil 
Sie  sich  vorstellen,  einen  Narren 
durch  blosses  Zureden  von  seinem 
Wahn  ùberzeugen  zukonnen. 


Les  fous  sont  conséquents  dans  leur  folie  ;  ils  se  conduisent 
comme  les  personnages  qu'ils  se  figurent  être.  Le  malade  a 
plusieurs  existences  successives,  et  chacune  est  homogène, 
sans  correspondre  avec  les  autres.  Victorin  dans  ses  accès 
voit  à  ses  côtés  un  autre  moi  qu'il  appelle  le  «  moi  de  ses 
pensées  »  et  auquel  il  rapporte  tous  les  actes  qui  ne  sont  point 
en  accord  avec  sa  mentalité  habituelle  (II,  265-266).  Ainsi  un 
malade  de  Reil  se  croyant  guéri,  avait  inventé  un  second  moi, 
un  moi  convalescent  couché  près  de  lui.  Hoffmann  men- 
tionne une  de  ces  amusantes  illusions;  elle  est  produite,  il 
est  vrai,  non  plus  par  la  folie,  mais  par  l'ivresse,  et  il  la  cite 
d'après  le  recueil  de  Mauchart  ;  c'est  l'histoire  d'un  employé 
wùrtembergeois,  qui,  revenant  fort  tard  du  cabaret,  tombe 
dans  l'escalier,  et  demande  â  son  secrétaire  qui  l'accompagne 
s'il  s'est  fait  mal  (Brambilla,  55  ;  Maucbarts  Repertorium, 
I,  109).  Il  y  a  là  en  germe  la  folie  du  dédoublement.  Parfois 
l'illusion  est  plus  radicale  encore;  il  y  a,  dit  Reil  «  des  idées 
fixes  qui  se  rapportent  à  des  transformations  du  corps  et  de  la 
personnalité..,  le  malade  croit  à  des  transformations  de  parties 


LA  PERSONNALITÉ  69 

isolées  ou  à  une  métamorphose  de  son  essence,  se  figure  devenu 
un  grain  d'orge,  une  cruche,  un  loup  etc.  »  (Rhaps.,  337-8). 
Et  sur  la  foi  de  Reil  Hoffmann  parle  d'un  savant  qui  ne  vou- 
lait pas  quitter  sa  chambre,  «  tout  simplement  parce  qu'il  se 
prenait  pour  un  grain  d'orge  et  craigDait  d'être  dévoré  par 
les  poules  »  (VI,  23). 

On  peut  classer  dans  le  même  ordre  de  faits,  les  cas  de 
vampirisme;  Reil  voyait  en  eux  des  «  idées  fixes  relatives  à 
la  superstition  »  (Rhapsodieu,  344)  ;  et  Wagner  dans  ses 
Beytràge  zur  Anthropologie  »  (Vienne,  1794-96)  appelait  la 
maladie  «  melancholia  vampirismus  »  (II,  20)  et  rapportait 
plusieurs  cas  d'après  une  relation  officielle.  Hoffmann  dit 
avoir  consulté  le  traité  de  Michael  Ranft  mais  les  passages 
qu'il  cite  (la  lettre  d'un  officier  de  Belgrade  à  un  célèbre  doc- 
teur de  Leipzig)1  ne  se  trouvent  ni  dans  l'édition  allemande, 
ni  dans  l'édition  latine,  que  possède  du  petit  ouvrage  de 
Ranft  la  bibliothèque  royale  de  Munich.  Il  a  lu  de  plus  le 
«  Vampire  »  de  Polidori,  qu'avec  tous  ses  contemporains  il 
attribue  à  Byron.  Du  reste,  il  eut  très  probablement  une  autre 
source  littéraire,  sans  doute  un  ancien  roman,  car  il  dit 
«  avoir  lu  cette  horrible  histoire  de  fautômes  dans  un  vieux 
livre...  les  abominables  exploits  de  la  vieille  [delà  mère  de 
son  vampire]  y  étaient  expliqués  tout  au  long  et  con  amore  » 
(IX,  188).  Il  n'a  traité  lui-même  le  vampirisme  qu'en  passant, 
n'en  reparle  nulle  part  dans  ses  œuvres,  et  ce  qu'il  en  dit  dans 
sa  courte  nouvelle  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  s'y  arrête. 

La  plus  amusante  des  illusions  produites  par  l'idée  fixe,  — 

1.  IX,  173.  «  In  dcrn  Dorfe,  Kinklina  genannt,  hat  es  sich  zugetragen, 
dass  zwei  Brùder  von  einen  Vampyr  geplaget  wurden...  esjwar  der  Fâhn- 
drich  des  Prinz-Alexandrinischen  Régiments,  Sigismund  Àlexander  Fried- 
rich von  Kottwitz.  »  Wagner,  Beytràge  zur  Anthropologie  (Wien,  1794-96), 
II,  20  sq.  donne  un  extrait  de  la  relation  officielle  du  7  janvier  1732, 
signée  :  Freyherr  von  Kôtwitz.  Fâhndrich  von  Alexander  R.  Le  nom  de 
«  Kinklina  »  ne  figure  pas  dans  la  relation. 


70 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


ou  par  l'ivresse,  —  est  bien  celle  de  l'étudiant  Anselme,  qui, 
regardant  couler  l'Elbe  du  baut  du  pont  de  Dresde,  s'ima- 
gine être  dans  une  fiole  de  verre,  ainsi  que  les  passants.  Il 
est  sans  doute  permis  de  rapprocher  ce  délicieux  passage 
d'une  anecdote  contée  par  Reil  :  l'étudiant  Anselme  s'y 
trouve  déjà,  avec  sa  folie,  sa  profondeur  et  ses  subtilités  : 


G.  T.  238. 

Aber,  meine  besten  werthesten 
Herren,  sagtè  der  Student  Ansel- 
mus,  spùren  Sie  es  dcnn  nicht,  dass 
Sie  aile  sammt  und  sonders  in 
glasernenFlaschensitzen...?  —  Da 
schlugen  die  Kreuzschùler  und  die 
Praktikanten  eine  helle  Lâche  auf 
und  schrien  :  «  Der  Studiosus  ist 
toll,  er  bildet  sich  ein  in  einer 
gl'àsernen  Flasche  zu  sitzen  und 
steht  auf  der  Elbbrùcke  und  sieht 
gerade  hinein  ins  Wasser.  Gehen 
wir  nui"  weiter  !  » 


Rhapsodien,  72. 

Ein  Candidat,  der  ersl  aus  dem 
Irrenhause  entlassen  war,  sass  an 
einem  schônen  Fruhlingsabend 
am.  Abhange  des  Ufers...  Eine 
lange,  hagere  Figur...  ein  Zug  des 
Tiefsinnes  schien  der  herrschende 
in  seiner...  Physiognomiezuseyn. 
Slarr  sah  er  vor  sich  hin  in  den 
Fluss...  Es  schien  als  beobachtete 
er  seinen  Schatten...  «  Sie  schei- 
nen  in  tiefes  Nachdenken  ver- 
senkt  !  So  redete  ein  Vorùber- 
gehender  ihn  an.  «  Ichweiss  nicht, 
sagte  er...,  bin  ich  das  in  dem 
Strome  dort,  oder  das,  indem  er 
auf  sich  deutete,  was  hier  in  den 
Strom  sieht?  » 


Reil  note  la  valeur  des  phénomènes  auditifs  qui  accom- 
pagnent cet  état  d'aliénation  légère  due  à  la  fièvre  ou  à 
l'ivresse  (Irresinn  im  Rauscb  und  in  Gefàssfiebern)  :  «  Les 
malades  entendent  le  carrillon  des  cloches,  le  mugissement 
du  vent  »  (273).  De  même  Anselme  dans  sa  prison  de  verre 
ne  peut  «  se  remuer,  ui  même  penser  quoi  que  ce  soit  de  rai- 
sonnable, sans  qu'il  eu  résulte  un  charivari  infernal  de  tinte- 
ments sonores  »  (G.  T.,  238).  Et  quand  il  contemple  sous  le 
sureau  les  jeux  des  trois  serpents  d'or,  à  chaque  repli  de 
leurs  corps  étincelants  il  entend  «  des  accords  magnifiques, 
comme  des  cloches  de  cristal  »  (G.  T.  198). 


LA  PERSONNALITÉ  71 

Comment  guérir  l'idée  fixe  ?  L'originalité  de  Reil  fut  l'ap- 
plication de  la  cure  «  psychologique  ».  Il  s'agit  de  reconsti- 
tuer les  forces  morales  du  malade  ;  et  tous  les  moyens,  phy- 
siques ou  psychiques,  doivent  y  être  employés  dès  qu'ils  ont 
pour  effet  de  fortifier  l'organisme,  car  le  «sens  commun» 
(Gemeingefiihl)  transmet  à  l'organe  psychique  les  modifica- 
tions relatives  au  corps  (181-2)  ;  une  forte  nourriture,  le  vin, 
et  en  général  tous  les  excitants  de  l'organisme  relèvent  d'au- 
tant la  personne  morale.  C'est  aussi  le  conseil  que  donnent  les 
aliénistes  chez  Hoffmann  :  «  Mangez  des  aliments  nourris- 
sants, buvez  des  vins  forts  »  (CEdes  Haus,  149).  Mais  il  ne  faut 
pas  négliger  non  plus  de  s'adresser  directement  au  principe 
psychique  :  la  musique  en  particulier  «  agit  par  l'oreille,  sur 
l'âme...  parle  immédiatement  à  notre  cœur,  tend  nos  sensa- 
tions, excite  nos  passions  l'une  après  l'autre,  et  apaise  la 
tempête  de  l'âme  »  Rhapsodien,  206)  ;  Reil  voit  en  elle  un 
puissant  moyen  de  guérisou.  Hoffmann  ne  pouvait  pas  ne  pas 
partager  cette  opinion  :  «  Chante,  joue  de  l'instrument 
magique  »  dit  la  folle  Hedwiga  à  sa  compagne;  «  peut-être 
réussiras-tu  à  conjurer  dans  l'Orcus  les  esprits  ennemis  qui 
voulaient  me  dominer  »  (Murr  52).  Mais  le  jeune  baron  du 
Majorât  reproche  à  son  hôte  «  d'exalter  sa  femme  par  la 
musique  et  le  chant  »  et  attribue  à  leur  charme  funeste  les 
hallucinations  delà  baronnesse  (III,  195). 

Quelle  idée  Hoffmann  se  fait-il  de  la  folie?  D'où  vient-elle? 
Et  n'a-t-elle  point  une  valeur  plus  haute  que  celle  que  lui 
accorde  l'opinion  populaire?  Sérapion  déclare  à  ceux  qui 
veulent  le  convertir  à  la  raison  qu'il  mène  depuis  de  longues 
années  une  vie  tranquille  et  comtemplative,  en  paix  avec 
Dieu  et  avec  la  nature  ;  le  inonde  extérieur  lui  est  fermé,  le 
monde  de  l'âme  ne  s'en  épanouit  que  plus  magnifiquement 
sous  ses  yeux  :  car  la  folie  est  un  moyen  de  connaissance 


72  LES  FAITS  ÉTRANGES 

spirituelle  :  Victorin  dans  ses  crises  connaît  —  on  ne  sait 
comment  —  l'histoire  intime  de  Médard  :  il  est  vrai  qu'ici 
l'affinité  naturelle  contribue  à  expliquer  le  mystère.  Folie, 
sympathie,  rêve,  somnambulisme,  ce  sont  aux  yeux  des  théo- 
riciens du  temps  autant  de  termes  presque  équivalents,  expri- 
mant  au  point  de  vue  métaphysique  et  mystique  un  mode  de 
conscience  plus  directe  de  la  réalité  cachée,  une  relation 
immédiate  avec  l'au-delà.  Schubert  attribue  également  «  au 
somnambulisme,  au  rêve,  à  l'aliénation,  ce  mode  de  connais- 
sance prophétique  »  (Symbolik,  200).  «  Il  est  caractéristique, 
dit  Euphémie  dans  les  «  Elixirs  »,  que  souvent  des  aliénés, 
comme  s'ils  étaient  en  rapport  plus  étroit  avec  l'Esprit,  et 
bien  que  sous  l'impulsion  d'un  principe  spirituel  étranger, 
pénètrent  ce  qui  est  caché  au  fond  de  nous,  et  l'expriment  en 
accords  étranges  »  (II,  64).  Mais  pour  Hoffmann  c'est  de  l'au- 
delà  que  les  aliénés  tieunent  cette  faculté  de  divination,  c'est 
de  la  Puissance  supérieure  qui  dispose  à  son  gré  de  la  force 
spirituelle  dont  nous  ne  sommes  ici-bas  que  les  dépositaires 
et  non  les  possesseurs  (VI,  23);  c'est  son  caprice  qui  nous 
envoie  la  folie;  mais  elle  réserve  à  ses  victimes  de  soulever  le 
voile  d'Isis. 

3°  Dédoublement  de  la  personnalité 

C'est  une  forme  particulière  de  la  folie;  Mauchart  et  Reil 
nous  ont  cité  des  cas  où  le  malade  se  perçoit  en  double.  Le 
malade  a  conscience  de  tous  les  phénomènes  qui  constituent 
son  être  mental,  mais  le  lien  de  ces  phénomènes  lui  échap- 
pant, il  projette  les  uns  au  dehors  de  lui-même,  et  crée  un 
personnage  fantastique  auquel  il  rapporte  les  parties  de  son 
moi  qui  ne  peuvent  plus  faire  corps  avec  celles  dont  il  assume 
la  responsabilité.  Dans  la  simple  folie,  ces  séries  sont  oubliées  ; 


LA  PERSONNALITÉ  73 

elles  sont  maintenant  perçues,  mais  objectivement.  Schubert 
connaît  ce  «  sentiment  de  double  personnalité  »  (Symbolik, 
110),  mais  Hoffmann  en  décrit  la  genèse  avec  une  netteté  qui 
dépasse  de  beaucoup  les  indications  éparses  chez  ses  auteurs. 
«  J'avais,  dit  Victorin,  de  grands  projets...  mais  tandis  que  je 
délibérais  avec  moi-même,  il  me  sembla  que  mes  pensées  les 
plus  intimes  sortirent  du  dedans  de  moi-même  et  s'incarnè- 
rent en  un  être  corporel,  effroyable,  et  pourtant  mon  moi  » 
(Elixirs,  265).  Ce  second  moi,  ou  double  (Doppelgiinger  ou  Dop- 
peltgànger)  est  souvent  évoqué  par  Hoffmann  ;  ses  dernières 
œuvres  surtout  sont  d'une  richesse  surprenante  à  cet  égard  : 
il  n'est  guère  de  personnage  de  «  Maître  Floh  »,  si  humble 
soit-il,  qui  n'ait,  son  double  ;  seul  maître  Floh  lui-même,  qui 
mène  toute  l'action,  n'en  a  point.  «  Princesse  Brambilla  »  ne 
se  comprend  que  si  l'on  admet  cette  étrange  faculté  que  les 
personnages  y  possèdent  de  voir  le  monde  en  double,  en  com- 
mençant par  eux-mêmes.  Les  animaux  eux-mêmes  éprouvent 
la  terreur  du  double  :  le  chat  Murr  est  trop  «  philistin  »  pour 
avoir  de  pareilles  hallucinations,  mais  le  brave  Berganza,  à 
la  nuit  du  sabbat,  se  figure  qu'il  va  lui  «  falloir  sortir  de  son 
propre  corps  »  et  voit  de  temps  en  temps  un  autre  Berganza 
couché  à  ses  côtés,  «  et  c'était  encore  moi-même,  et  le  Ber- 
ganza, qui  voyait  l'autre  sous  le  poing  des  sorcières,  c'était 
moi  aussi  »  (I,  80).  Il  va  de  soi  que  ce  dernier  trait  n'était 
qu'une  plaisante  fantaisie  de  poète,  et  qu'Hoffmann  ne  trouvait 
nulle  part  d'exemple  d'animaux  sujets  à  ces  rêveries.  Les 
théoriciens  modernes  du  «  Doppel-Ich  »  comme  Émile  Lucka, 
refusent  catégoriquement  aux  animaux  (on  se  demande  ce 
qui  leur  permet  d'être  si  afîirmatifs)  ce  privilège  qu'ils  n'ac- 
cordent même  point  à  la  femme  (Verdoppelungeu  des  Ich, 
dans  les  «  Preussische  Jahrbùcher  »,  janvier  1904)  :  il  n'ap- 
partiendrait qu'aux  sensibilités  profondes  et  raffinées,  aux 


74  LES  FAITS  ÉTRANGES 

esprits  conscients  de  leur  valeur  morale,  d"éprouver  la 
frayeur  du  dédoublement.  Sans  discuter  ces  thèses  a  priori, 
constatons  simplement  qu'Hoffmann  éprouva  réellement 
cette  frayeur  du  dédoublement,  qu'elle  fut  pour  lui  plus 
qu'un  simple  motif  littéraire.  Le  6  janvier  1803,  il  note  dans 
son  journal,  à  Plozk,  des  pensées  de  mort  et  la  vision  d'un 
double  (Hitzig,  I,  y27o).  C'était  une  représentation  qui  lui  était 
familière,  même  sans  hallucination.  «  Je  pense  mon  moi  vu  à 
travers  un  verre  multipliant;  toutes  les  figures  qui  se  meuvent 
autour  de  moi  sont  des  moi...  »  (H11  59). 

Dans  la  littérature  le  motif  des  Méuechmes  et  des  Sosies 
fournissait  bien  une  analogie  au  «  double  »,  mais  on  n'y  avait 
vu  jusqu'alors  qu'une  occasion  d'intrigues  comiques.  Ni  Jean 
Paul,  ni  Kleist  lui-même  n'avaient  dit  l'épouvante  de  leurs 
héros  devant  leur  second  moi  ;  pour  Siebenkàs  c'est  une  joie 
que  d'apercevoir  à  l'église,  le  jour  de  ses  noces,  la  face  ter- 
reuse de  son  double,  qui  n'est  autre  que  son  bon  vieil  ami 
Leibgeber.  D'ailleurs  il  n'est  point  question  en  tout  cela  de 
«  doubles  »  à  proprement  parler  :  ce  sont  des  Ménechmes, 
comme  l'oncle  et  le  neveu  du  «  Cœur  de  Pierre  »,  et  comme 
les  héros  de  Schiller.  Jean  Paul  définit  les  «  Doppelgàn- 
ger  »  «  des  personnes  qui  se  voient  elles-mêmes  »  (Sieben- 
kàs, chap.  ii,  note).  La  littérature  médicale  et  le  folklore 
du  temps  désignaient  ce  phénomène  du  nom  de  «  second 
sight  »,  «  das  zweite  Gesicht  »,  hallucination  fréquente, 
disait-on,  chez  les  paysans  de  certaines  contrées  de  l'Écosse 
(Muratori,  Einbildungskraft,  II,  137).  Les  héros  d'Hoffmann 
en  sont  à  leur  tour  si  souvent  victimes  qu'il  est  possible  d'éta- 
blir en  les  observant  une  classification  des  faits  de  dédouble- 
ment. 


LA  PERSONNALITÉ  75 

Il  convient  lout  d'abord  d'écarter  les  cas  de  simple  ressem- 
blance de  deux  individus, dont  chacun  conserve  intégralement 
sa  personnalité  (Gelùbde,  Steinernes  Herz)  et  aussi  les  cas  où 
le  dédoublement  est  dû  à  une  expérience  de  physique  ou  à  une 
plaisanterie  :  ainsi  l'artiste  Salvator  Rosa  amène  sur  la  scène 
un  second  Signor  Pasquale  que  le  pauvre  vieux  reconnaît 
avec  terreur  comme  son  double.  De  môme,  maître  Abraham 
trouve  amusant  de  faire  peur  à  Kreisler  en  lui  montrant, 
grâce  à  une  combinaison  de  miroirs  concaves,  son  propre  moi 
(Murr,  147-8).  Ces«  tours  »  se  trouvaient  fréquemment  men- 
tionnés par  les  livres  de  soi-disant  sorcellerie  qu'Hoffmann 
avait  à  sa  disposition.  La  «  Magie  naturelle  »  de  Wiegleb  en 
donne  la  recette  :  «  Les  chambres  où  ce  tour  de  sorcellerie  a 
lieu  sont  arrangées  d'une  façon  particulière,  difficile  à  décou- 
vrir. Un  charlatan  de  cette  espèce  fit  croire  à  un  savant  qui 
croyait  à  l'existence  de  génies,  qu'il  allait  lui  montrer  son 
propre  génie  »  (Wiegleb,  L  35).  On  fait  apparaître  le  fantôme 
dans  un  endroit  sombre,  où  l'on  projette  la  lumière  à  l'aide 
de  miroirs  (lbid,\,  81-3).  Hoffmann  était  curieux  de  pareilles 
expériences,  lisait  assidûment  Wiegleb,  rêvait  de  se  monter 
un  jour  un  automate,  et  sans  doute,  comme  maître  Abraham, 
il  eût  aussi  mystifié  ses  amis,  si  sa  maison  de  Berlin,  ses 
fonctions  et  son  cercle  chez  Lutter  et  Wegener  lui  en  avaient 
laissé  la  faculté  et  le  loisir. 

Devant  certains  personnages  énigmatiques  nous  avons  déjà 
l'impression  —  plus  ou  moins  confuse  —  d'une  existence 
double;  il  y  a  des  êtres  qui  ne  sont  pas  ce  qu'ils  semblent 
être,  ou  plutôt  qui  sont  cela  et  en  même  temps  quelque  autre 
chose,  que  le  spectateur  pressent  vaguement  et  qu'il  n'ose 
exprimer  ;  les  traits  s'effacent,  la  voix  s'altère,  un  second  être 
étranger  et  pourtant  déjà  vu  apparaît  sous  le  premier,  puis 


76  LES  FAITS  ÉTRANGES 

tout  se  brouille  à  nouveau,  et  le  personnage  reparaît  sous  sa 
forme  habituelle  et  se  moque  de  son  interlocuteur  (Ie  Sylves- 
ter-Nacht,  I,  254-7).  Souwarow  «  entre  avec  un  bon  visage 
de  jeune  homme...  et  voici  que  c'est  un  vieillard  à  la  faced'une 
pâleur  mortelle,  fanée,  ridée,  qui  me  regarde  fixement...  » 
(2e  nuit,  I,  ~2o9).  Les  héros  d'Hoffmann  sont  habitués  à  ces 
sortes  d'hallucinations,  et  les  redoutent  :  Elis  Frobom  craint 
de  voir  apparaître  le  vieux  mineur  en  chaque  fille  qui  se  pré- 
sente à  lui  (Bergwerke,  177).  Ils  eu  concluent  à  l'existence 
d'un  principe  supérieur,  arbitraire,  qui  les  poursuit  partout 
et  sous  toutes  sortes  de  formes,  magnétiseur  suprême  qui 
capte  à  son  profit  toutes  les  existences  et  anime  les  corps  à 
notre  insu. 

Quelquefois  l'on  distingue  très  nettement  deux  personnali- 
tés dans  le  même  personnage,  sans  qu'on  ait  lieu  d'ailleurs 
de  se  croire  fou  soi-même.  De  là  à  l'objectivation  de  l'une  de 
ces  personnalités,  il  n'y  a  qu'un  pas  ;  dans  le  «  Vase  d'or  », 
Lindhorst,  en  vrai  souverain  des  esprits,  dédaigue  d'effrayer 
les  braves  bourgeois  de  Dresde  par  uu  tour  si  facile  pour  lui, 
il  se  contente  de  leur  faire  constater  à  loisir  qu'il  est  double, 
sans  le  leur  prouver  sous  une  forme  sensible  ;  ils  reconnais- 
sent du  premier  coup  d'oeil  auquel  des  deux  Lindhorst  ils  ont 
affaire  :  «  L'archiviste  avait  encore  aujourd'hui  son  humeur 
particulière  ;  demain  il  sera  certainement  paisible  et  ne  dira 
pas  un  mot,  regardant  eu  silence  la  fumée  de  sa  pipe  ou  lisant 
les  journaux;  il  n'y  faut  pas  prendre  garde  »  (G.  Topf,  193). 
Le  major  danois  du  «Magnétiseur  »  «  avait  parfois  des  jours  où 
il  n'était  plus  semblable  à  lui-même.  Le  ton  d'ordinaire  dur  et 
grondant  de  sa  voix  de  basse  avait  alors  des  sonorités  indes- 
criptibles, et  l'on  ne  pouvait  s'arracher  à  son  regard...  mais 
ces  jours  là  étaient  suivis  d'ordinaire  d'une  épouvantable 
tempête.  »  Voilà  le  «  dualisme  chronique  »  dont  souffrent 


LA  PERSONNALITÉ  77 

aussi  les  personnages  de  Brambilla  (XI,  104)  signalé  d'ailleurs 
dans  la  «  Symbolique  »  de  Schubert  (postérieurement  au 
«  Magnétiseur  »,  et  qu'Hoffmann  n'a  pu  lire  avant  l'achève- 
ment du  «  Vase  d'or  »)  :  «  le  phénomène  de  deux  individuali- 
tés bien  distinctes  l'une  de  l'autre  et  bien  cohérentes  en  elles- 
mêmes,  et  qui,  d'une  façon  merveilleuse.,  sont  unies  dans  une 
seule  et  même  personne  »  (108). 

On  a  tort  de  dire  deux  individualités;  carie  phénomène  est 
d'une  nature  si  riche,  si  complexe,  que  le  calcul  des  person- 
nalités ne  saurait  se  faire  avec  certitude  :  le  même  person- 
nage, outre  qu'il  «  unit  en  lui  les  deux  natures  différentes  »  a 
aussi  la  faculté  contraire  de  faire  apparaître  l'une  de  ses 
natures  sous  des  formes  diverses  :  ainsi  le  major  danois  réap- 
paraît sous  les  traits  d'Alban.  De  même  le  Coppélius  du 
«  Sandmann  »  revêt  l'apparence  du  marchand  de  lunettes 
Coppola,  quoiqu'il  soit  bien  évident  qu'une  seule  personna- 
lité subsiste  au  fond  de  ces  deux  êtres.  On  peut  en  rapprocher 
les  nombreux  passages  des  «  Elixirs  »  où  Aurélie  est  présen- 
tée comme  une  simple  incarnation  de  sainte  Rosalie  (II,  58, 
179,  199,  213). 

Jusqu'ici  le  sujet  a  pressenti,  parfois  très  clairement,  mais 
enfin  pressenti  seulement  et  non  aperçu  l'existence  simulta- 
née de  deux  personnalités  ;  il  y  a  eu  «  Doppelwesen  »  sans 
«  Doppelgànger  ».  Avec  la  perception  du  «  Doppelgànger  » 
nous  rentrons  dans  les  cas  de  folie;  cette  perception  est  dif- 
férente suivant  que  le  sujet  voit  son  propre  double,  ou  voit  un 
autre  en  double.  Dans  «  l'Esprit  élémentaire  »,  le  lieutenant, 
qui  vient  d'assister  avec  le  major  O'Malley  à  une  conjuration 
d'esprits,  est  saisi  d'effroi  en  apercevant  sous  la  forêt  deux 
O'Malley  (161)  ;  ce  lieutenant  est  d'ailleurs  victime  d'halluci- 
nations si  étranges  que  sa  folie  n'est  pas  douteuse.  Plus  inté- 
ressant est  le  cas  où  le  sujet  s'aperçoit  lui-même  ;  c'est  au 


78  LES  FAITS  ÉTRANGES 

sens  strict  de  la  définition  de  Jean  Paul  «  des  gens  qui  se 
voient  eux-mêmes  »,  l'unique  cas  où  l'on  puisse  parler  de 
«  doubles  »,  sinon  de  dédoublement.  Kreisler  et  Médard 
entre  autres  sont  sujets  à  cette  hallucination,  mais  comment 
est-elle  possible?  Et  comment  sont-ils  amenés  à  se  créer  un 
autre  moi  ? 

Cela  tient  à  ce  que  d'une  façon  générale  le  sujet  est  inca- 
pable de  se  dominer  ;  il  y  a  désaccord  intime  dans  sa  menta- 
lité; il  subit  trop  violemment  l'influence  du  monde  extérieur 
et  réagit  si  fortement  à  son  tour  qu'il  altribue  sa  réaction  à 
un  autre .  C'est  l'origine  de  ces  représentations  forcées 
(Zwangsvorstellungen)  dont  parle  la  psychologie  moderne  et 
qu'Hoffmann  a  clairement  décrites  sans  leur  donner  de 
dénomination  particulière.  Le  malade  ne  peut  arriver  à  écar- 
ter certaines  images,  et  en  conclut  qu'une  partie  de  son  moi 
lui  est  devenue  étrangère,  ne  lui  obéit  plus  :  «  Chaque  fois 
que,  éveillé  ou  rêvant,  je  voulais  voir  en  esprit  Angélique, 
c'était  Marguerite  qui  se  présentait  à  moi  »  (VIII,  125). 
Médard  veut  parler,  confesser  ses  crimes,  «  mais  à  mon  effroi 
ce  que  je  disais  n'était  absolument  pas  ce  que  je  pensais  et 
ce  que  je  voulais  dire...  je  faisais  de  nouveaux  efforts,  mais 
parole  et  pensée  étaient  follement  en  désaccord  »  (II,  168).  Et 
c'est  alors  que  ses  pensées  les  plus  intimes  sortent  de  son  moi 
pour  constituer  des  moi  distincts  :  «  mon  moi  était  divisé  en 
cent  parties.  Chaque  partie  avait  dans  son  propre  mouvement 
une  conscience  propre  de  la  vie  et  c'est  en  vain  que  la  tête 
commandait  aux  membres...  Alors  les  pensées  des  parties 
distinctes  commencèrent  à  tourner  »  (Elixirs,  201).  Giglio, 
souffrant  de  dualisme  chronique,  est  brouillé  avec  lui-même 
et  ne  peut  plus  retenir  sa  propre  personnalité  (XI,  104). 

C'est  donc  un  autre  moi  qui  commande  à  ces  parties  de 
moi  rebelles;  c'est  un  étranger,  souvent  un  ennemi,  que  le 


LA  PERSONNALITÉ  7lJ 

premier  moi  envisage  avec  méfiance.  C'est  à  lui  qu'il  rapporte 
les  actions  involontaires  :  «  devant  moi  se  tenait  l'image  san- 
glante de  Victorin;  ce  n'est  pas  moi,  mais  lui,  qui  avait  pro- 
noncé ces  paroles  »  (II,  74).  Elis  Frobom,  qui  lui  aussi  se  sent 
«  comme  partagé  en  deux  parties  »  dont  l'une  est  «  son  vrai 
moi  »  (VI,  190-191)  donne  à  ses  interlocuteurs  des  réponses 
absolument  opposées  à  ses  intentions,  et  qui  «  sortent  tout  à 
fait  involontairement  de  lui  »  (VI,  182).  Dans  cet  état  le 
malade  s'extériorise  à  lui-même,  et  se  perçoit  comme  il  per- 
çoit les  autres  objets  du  monde  extérieur;  principalement  les 
sons  de  sa  propre  voix  sont  attribués  à  une  activité  étran- 
gère; Médard  dit  «  qu*on  répondit  d'une  voix  creuse  et  sourde 
hors  de  lui-même  »  (II,  44)  et  qu'une  «  voix  étrangère  mur- 
murait dans  son  intérieur»  (11,48;.  D'autres  fois  il  «  s'entend 
rire  »  (II,  2lo).  Sa  conscience,  pour  ainsi  dire,  flotte  autour 
de  son  corps  ;  «  c'est  moi  qui  avais  parlé,  mais  quand  je  me 
sentis  séparé  de  mon  moi  mort,  je  m'aperçus  que  j'étais  l'Idée 
incorporelle  de  mon  moi,  et  je  me  reconnus  bientôt  comme  le 
rouge  nageant  dans  l'éther...  »  (II,  250)  ;  et  voilà  comment  il 
arrive  à  se  prendre  pour  son  double. 

Le  rôle  des  phénomènes  auditifs  dans  la  production  de 
cette  hallucination,  —  ce  que  la  psychologie  moderne  nomme 
Gedankerlautwerden  —  a  été  bien  mis  en  lumière  par  Hotï 
mann,  qui  lui  aussi  s'est  parfois  «  entendu  ».  Voici  une  bien 
fine  observation  de  ce  genre  dans  le  «  Sauktus  »  :  le  héros 
défend  à  l'actrice  Bettina,  par  plaisanterie,  de  chanter  à 
l'église,  «  mais  je  ne  sais  comment  il  arriva  que  mes  paroles 
prirent  tout  à  coup  une  sonorité  si  solennelle  »  (III,  119). 
C'est  qu'une  puissance  maligne  s'est  pour  un  instant  substi- 
tuée à  la  personnalité.  Une  lettre  à  Hitzig  nous  montre  Hoff- 
mann victime  de  ce  phénomène;  il  compose  avec  ardeur  le 
Faust  :  «  certaines  fantaisies  sont  très  distinctement  rubri- 


80  LES  FAITS  ÉTKANGES 

quées  par  une  certaine  voix  inconnue  :  pour  le  Faust  !  » 
(H.  I,  332)  *. 

Ainsi  il  y  a  dans  la  personnalité  du  malade  deux  ennemis  ; 
le  sujet  devient  méfiant  à  l'égard  de  lui-même,  scrupuleux  à 
l'excès,  effrayé  même  de  la  trop  entière  réussite  de  ses  pro- 
jets. Médard  s'épouvante  de  son  bonheur  à  la  chasse  :  «  Mou 
heureux  coup  de  fusil  me  fit  frissonner.  Plus  que  jamais  en 
désaccord  avec  mou  moi,  je  me  devins  une  énigme  à  moi- 
même.  »  Il  est  saisi  d'une  peur  atroce  à  la  vue  de  Victorin 
qu'il  prend  pour  son  double,  et  Victorin  à  son  tourue  redoute 
pas  moins  Médard.  C'est  un  fait  bien  connu  des  psychologues 
contemporains  que  cette  horreur  du  second  moi,  et  tous  les 
auteurs  qui  rapportent  des  faits  de  double  personnalité  y 
voient  des  présages  de  mort.  Muratori  mentionne  que  la 
«  Second  Sight  »  est  «  le  plus  souvent  relative  à  des  cas  de 
mort,  des  mariages,  des  visites  à  recevoir  »  (II,  137).  Jung 
Stilling  cite  «plusieurs  exemples  de  gens  qui  se  sont  vus  eux- 
mêmes,  et  moururent  bientôt  après  »  (Geisterkunde,  p.  275). 
C'est  une  idée  encore  familière  à  Schubert.  «Les  cas  de  vision 
de  soi-même  (sich  selber  Sehens),  dit-il,  ont  lieu  le  plus  sou- 
vent peu  de  temps  avant  la  mort  ou  en  présence  de  dangers 
moraux  »  (Symbolik,  62).  Pour  une  héroïne  d'Apel-Laun, 
l'apparition  du  double  est  uu  présage  non  équivoque  de  mort 
imminente  (Gespeusterbuch,  I,  264).  On  s'explique  dès  lors 
ces  phrases  d'Hoffmann,  que  le  contexte  ne  suffit  nullement 
à  éclaircir  :  le  faux  Médard  tenait  l'autre  «  pour  son  double, 
dont  l'apparition  lui  annonçait  la  mort  »  (II,  173).  De  même  le 
plus  âgé  des  Ménechmes  du  «  Cœur  de  Pierre  »  dit  que  «  la 

1.  Sur  le  rôle  des  sensations  acoustiques  dans  la  vie  et  l'œuvre  d'iloll- 
mann,  cf.  la  récente  publication  de  Cari  Schaeffer.  die  Bedeutung  des 
Musikalischen  und  Akustischen  in  E.  T.  A.  Hofïinanns  literarischem 
Sehalïen  (Marburg,  1909),  en  particulier,  p.  220  sq.  le  rapport  des  phéno- 
mènes acoustiques  et  musicaux  aux  «  erholite  Zusliinde  ». 


LA.  PERSONNALITÉ 


81 


Puissance  sombre  lui  a  annoncé  la  mort  prochaine  »  car  il 
s'est  vu  lui-même  «  tel  qu'il  était  il  y  a  trente  ans,  et  dans  le 
même  habit...  »  (III,  276). 

Quelle  conception  Hoffmann  se  fait-il  des  phénomènes  de 
dédoublement  en  général,  c'est-à-dire  de  l'existence  de  plu- 
sieurs personnalités  dans  un  seul  individu  ?  Si  c'est  un  motif 
constant  de  ses  mythes  (Vase  d'or,  Brambilla,  Floh)  c'est  qu'il 
y  voyait  un  symbole  poétique  d'une  conception  fondamentale 
de  sa  philosophie,  l'expression  concrète  de  la  duplicité  uni- 
verselle. Les  personnages  de  Meister  Floh  ont  tous  leurs 
doubles  dans  l'au-delà  mythique  où  régnent  Sékaki  et  Gama- 
heh.  Ceux  de  «  Brambilla  »  ne  se  contentent  plus  d'un  seul 
double  :  car  ils  en  ont  un  ici-bas  et  un  dans  l'existence 
mythique  dont  vit  l'Idée  de  leur  moi,  comme  disait  Médard  ; 
le  comédien  Giglio  se  croit  le  prince  assyrien  Chiapperi,  et 
dans  le  mythe  il  est  —  à  sou  insu  —  le  roi  Ophioch,  tout  de 
même  que  Peregrinus  Tyss  est  identique  au  roi  Sékaki.  Gia- 
ciuta,  la  princesse  Brambilla,  est  aussi  Liris,  la  femme 
d'Ophioch  ;  et  quant  au  charlatan  Célionati  ('prince  Basta- 
niello),  il  est  évidemment  le  magicien  Hermod,  qui  magnétise 
Ophioch  et  Liris  comme  Célionati  magnétise  Giacinta  et  son 
comédien. 

Sous  cette  forme  le  double  n'est  plus  le  hideux  fantôme 
qui  suit  Médard  et  Kreisler  ;  il  ne  s'agit  plus  de  ce  combat 
entre  l'homme  intérieur  et  l'homme  extérieur,  dont  parle 
Schubert,  et  qui  a  pu  donner  à  Hoffmann  l'idée  de  la  lutte 
désespérée  de  Médard  et  de  Victorin  après  le  meurtre  d'Auré- 
lie  : 


Riicken  sprang,  und  mich  mit  den  Missgeburt,  davon  ein  Leib  dem 
Armen  umhalste.  Vergebens  ver-     andern  zur  Last  ist,  der  eine  im 


II,  200. 

...  Als  ein  Mensch  auf  meinen 


Syinbolik,  69-70. 
...  Wird  an  jener  zweileibigen 


Socher. 


6 


82 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


suchte  ich,  ihn  abzuschùttelii... 
der  Mensch  lachle  und  kicherle 
hohnisch...  aufs  neue  befreit!  — 
aufs  neue  umhalst  ! 

II,  199. 

Médard  auprès  d'Aurélie  entend 
tout  à  coup  les  paroles  insensées 
de  son  double  (Victorin). 


Todewirklicbsterben,  oderscblep- 
pen  wir  den  niirriscken  Doppel- 
niagen  mit  uns  hinûber  und  wer- 
den...  jenes  am  Sarge  unseres 
Liebsten  frech  auflachenden,  in 
unsere  schônsten  Freuden  lauthi- 
neingrinsenden  Ungeheuers  auch 
dort  nicht  los  ? 


Il  s'agit  dans  Brambilla  et  dans  Floh  de  l'action  d'un  monde 
plus  beau  sur  notre  réalité  terrestre,  et  cette  double  existence 
n'est  bien  saisie  que  par  l'ironie  «  cette  force  merveilleuse 
qu'a  la  pensée  de  créer  son  propre  double  »  (XI,  51).  Et  par 
là,  l'ballucination  du  dédoublement,  comme  la  folie,  comme 
le  rêve,  est  aussi  un  commencement  de  «  connaissance  ».  Le 
double  est  un  don  de  la  même  puissance  occulte  qui  nous 
envoie  les  songes,  les  ballucinations,  et  nous  soumet  aux 
magnétiseurs,  ses  représentants  ici-bas.  Il  reste  à  étudier 
cette  puissance  mystérieuse,  les  esprits  qui  la  détiennent,  les 
moyens  de  la  conjurer. 


CHAPITRE  IV 

L'AU-DELA 
MAGIE.  -  CABBALE.  —  LES  AUTOMATES 

«  Excusez,  mon  très  cher,  si  je  vous  coupe  la  parole.  Mais 
ne  remarquez-vous  pas  là-bas  à  droite,  daus  le  coin,  le  satané 
petit  nabot  qui  sort  du  parquet  en  rampant  ?  Mais  voyez  donc 
ce  gaillard  infernal!  Quelles  cabrioles  il  fait!  . —  Voyez, 
voyez,  ah  !  le  voilà  disparu  !  »  (H3,  V,  p.  29).  C'est  ainsi 
qu'Hoffmann,  «  au  milieu  de  la  conversation  la  plus  inno- 
cente »  interrompait  son  ami  Funck  qui  nous  rapporte  ces 
mots  ;  et  il  aimait  à  lui  raconter  ses  hallucinations  nocturnes, 
sa  peur,  et  comment  il  réveillait  sa  femme  pour  chasser  dia- 
blotins et  fantômes.  «  Pas  vrai,  Mischa  ?  »  et  Mischa  approu- 
vait de  la  tète,  en  souriant.  Elle  souriait  sans  doute  de  la 
crédulité  de  l'ami  Funck,  et  de  l'adroite  mise  en  scène  de  son 
mari.  C'était  une  de  ses  plaisanteries  favorites  que  de  poser 
délicatement  sur  l'épaule  de  ses  visiteurs  de  petits  diables 
noirs  «  avec  une  corne  au  front  et  la  langue  rouge  pendante  », 
dont  il  avait  ses  tiroirs  pleins  (OEhlenschlager,  rapporté  dans 
la  Gegenwart  du  11  novembre  1899,  n°  45,  p.  310).  Les  gens 
qui  croient  aux  démons  évitent  d'en  mettre  dans  leurs 
armoires,  et  même  dans  leurs  discours.  Et  quand  Hoffmann 
disait  que  «  le  diable  pose  sa  queue  partout  »,  il  entendait  un 
autre  diable  que  le  nègre  cornu  auquel  croyaient  encore  cer- 


84  LES  FAITS  ÉTRANGES 

tains  de  ses  contemporains.  C'est  dire  d'avance  que  tout  ce 
que  nous  allons  exposer  de  la  magie  et  de  la  cabbale  chez 
Hoffmann  n'a  guère  eu  à  ses  yeux  qu'une  valeur  littéraire  ;  il 
ne  pouvait  y  avoir  là  de  problème  pour  un  esprit  qui  doutait 
de  faits  bien  plus  vraisemblables,  comme  ceux  du  magné- 
tisme. Il  ne  croyait  pas  plus  à  ses  salamandres  que  Fouqué 
ne  croyait  à  sou  ondine.  Seule  la  question  des  automates  le 
troubla  et  l'attira  toujours  :  mais  s'il  ne  trouva  point  la  solu- 
tion, il  posa  du  moins  un  tout  autre  problème  que  ses  con- 
temporains. Là  il  redevint  sincère  et  original  ;  car  s'il  ne  crut 
pas  aux  esprits,  il  crut  à  l'Esprit.  Voyons  cependant  ce  qu'il 
nous  dit  des  uns  et  des  autres.  Nous  examinerons  tour  à 
tour  : 

1°  Les  esprits  des  hommes,  les  revenants,  et  à  ce  propos  les 
charlatans  et  la  magie  ; 
2°  Les  esprits  élémentaires  :  la  cabbale  ; 
3°  L'esprit  parlant  par  les  automates. 

l.°  Les  revenants 

Le  prétendu  «  Hoffmann  aux  Fantômes  »  nous  a  présenté 
peu  de  revenants  dans  son  œuvre,  du  moins  peu  de  ces  reve- 
nants sérieux,  à  la  Jung-Stilliug,  qui  apparaissent  la  nuit, 
prédisent  des  morts  ou  exhortent  à  faire  pénitence.  Il  n'y  a 
guère  dans  ce  genre  que  les  histoires  de  spectres  des  «  Trois 
Amis»;  encore  l'un  des  fantômes  oublie-t-il  à  tel  point  sa 
gravité  de  revenant  qu'il  prend  quelques  gouttes  d'un  élixir, 
en  pleine  apparition.  Les  autres  histoires  sont  expliquées 
ensuite  naturellement.  Swammerdamm  qui  est  enterré  depuis 
quelques  centaines  d'années  et  l'explique  à  son  propriétaire 
Tyss,  qui  ne  s'en  émeut  guère,  ne  nous  effraie  pas  beaucoup 
non  plus,  car  tout  est  fantôme  dans  «  Maître  Puce  »,  et  l'on 


l'au-dela 


85 


craindrait  bien  plutôt  qu'un  homme  en  chair  et  en  os  apparût 
à  son  tour  parmi  cette  société  de  revenants.  De  même  l'orfèvre 
de  la  «  Brautvvahl  »  bien  qu'il  soit,  comme  il  dit,  «  le  Suisse 
Léonard  Turnhàuser,  du  xvie  siècle  »,  ne  nous  intéresse  pas 
plus  que  bien  d'autres  magiciens,  dont  nous  ne  savons  s'ils 
sont  déjà  morts  ou  encore  vivants.  Il  ne  suffit  point  de  nous 
dire  confidentiellement  que  tel  personnage  est  un  spectre 
pour  piquer  notre  curiosité,  si  ce  prétendu  spectre  se  com- 
porte d'ailleurs  comme  les  autres  héros.  C'est  une  fantaisie 
un  peu  factice  de  l'auteur,  amusante,  sans  plus,  tant  qu'elle 
ne  devient  pas  un  procédé. 

Hoffmann  nous  intéresse  bien  plus  quand  il  fait  paraître 
devant  le  tribunal  le  marquis  de  la  Pivardière  que  tout  le 
monde  croit  mort,  et  nous  laisse  dans  le  doute  sur  cette  appa- 
rition, —  ou  quand  il  fait  revenir  en  la  personne  d'Alban  le 
major  danois,  et  ne  nous  dit  point  ce  qu'il  faut  en  penser.  De 
même  1  enigmatique  chevalier  Gluck  n'a  point  l'indiscrétion 
de  décliner  ses  nom  et  prénoms  et  de  dire  à  son  visiteur  la 
date  de  sa  mort  et  le  lieu  de  sa  sépulture  :  sa  conduite 
indique  assez  que  sa  vie  n'est  point  celle  du  premier  passant 
venu.  Car  ce  qui  intéresse,  ce  n'est  ni  le  spectre,  ni  l'appari- 
tion, mais  les  sentiments  qu'elle  suscite  chez  le  sujet  :  Hoff- 
mann l'a  compris  dans  ses  meilleures  nouvelles.  La  «  Spuk- 
geschichte  »  est  tout  autre  chose  qu'une  banale  histoire  de 
revenants,  qu'importe  la  vision  et  son  contenu  ?  Supposons 
qu'elle  soit  une  illusion,  «  n'est-ce  pas  là  précisément  la  plus 
effroyable  apparition  qu'il  puisse  y  avoir  ?  »  (VIII,  73).  Hoff- 
mann trouve  donc  également  insipides  et  les  histoires  de 
revenants  et  les  explications  naturelles  qu'on  en  donne.  (VI, 
116).  Il  n'y  a  point  pour  lui  de  surnaturel,  mais  le  merveil- 
leux persiste,  il  réside  tout  entier  dans  l'àme  de  ses  héros. 

Aussi  quand  il  est  obligé  de  décrire  une  apparition,  cela 


86 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


l'ennuie,  et  il  copie  :  la  visiou  dont  il  est  question  dans 
1'  «  Esprit  élémentaire  »  (160-161)  est  copiée  de  Cazotte  (Teu- 
fel-Amor),  qu'il  cite  lui-même;  c'est  avouer  que  la  vision  ne 
l'intéresse  qu'en  tant  qu'elle  est  une  hallucination  de  son 
personnage.  C'est  pourquoi  la  plupart  de  ses  sorciers  sont  à 
proprement  parler  des  charlatans  ;  mais  Prosper  Alpanus 
(V,  56;  et  Léonard  Turuhiiuser  (VIII,  82)  ont  du  moins  la 
complaisance  d'avertir  leurs  spectateurs  qu'ils  peuvent  aller 
chercher  dans  la  «  Magie  naturelle  »  de  Wiegleh  ou  ailleurs 
le  secret  des  tours  qu'ils  ont  vu  faire.  Cette  tendance  rationa- 
liste d'Hoffmann  était  nourrie  par  la  lecture  du  «  Geister- 
seher  »  de  Schiller,  «  livre  qui,  précisément  parce  qu'il  n'est 
pis  achevé,  donne  à  l'esprit  une  telle  impulsion  qu'il  lui  faut 
travailler  sans  cesse,  comme  un  pendule  aux  balancements 
éternels  »  (XIII,  150).  Les  charlatans  étaient  alors  nombreux, 
Cagliostro  avait  fait  des  disciples,  qui  abusaient  de  son  nom  et 
de  la  crédulité  du  public.  Hoffmann  avait  entendu  parler  de 
Cagliostro,  qu'il  cite  lui-même  eu  trois  passages  ;  mais  le 
temps  n'était  plus  où  la  personnalité  de  ce  charlatan  de  génie 
excitait  la  curiosité  sinon  l'admiration  universelle.  Peut-être 
a-t-il  lu  sur  Cagliostro  l'ouvrage  d'Elisa  von  der  Recke,  qui 
dévoilait  d'autant  plus  àprement  les  mensonges  et  les  trom- 
peries du  faux  prophète  qu'elle  avait  été  elle-même  un  de  ses 
adeptes  les  plus  crédules.  Au  moins  une  fois  Hofîmaun  paraît 
parler  de  Cagliostro  d'après  Elisa  von  der  Recke  : 


Murr,  151. 

...  Machte  ein  geheimnisvoll 
susses  Gesicht,  wie  wcilani  Ca- 
gliostro, wenn  er  von  seinen  zau- 
brischen  Verzùckungen  zu  Wei- 
bcrn  sprach. 


Elisa  v.  d.  Recke,  127. 

Im  Tone  eines  Begeisterten 
trug  er  vor. ..  das  Galiinalhias  von 
fremden  u.  zum  Theil  geheim- 
nisreichen  Worten  [machte]  auf 
uns,  in  der  Stimmung  der  Seele 
in  welcher  wir  damais  waren, 
einen  grossen  Eindruck. 


l'au-delà  87 

Il  a  entendu  parler  également  des  miracles  de  Swedenborg 
et  de  Beireis,  comme  le  prouve  un  passage  du  Magnétiseur, 
dont  l'édition  Maassen  a  cité  les  sources.  Il  est  étonnant  que 
la  personnalité  de  Swedenborg,  alors  encore  discutée,  ne  l'ait 
pas  plus  attiré.  Il  trouvait  dans  Wiegleb  Swedenborg  mis  au 
nombre  des  charlatans.  Mais  Schubert  citait  dans  sa  Symbo- 
lique de  longs  extraits  des  conversations  du  voyant  suédois 
avec  les  habitants  des  planètes.  Hoffmann  était  peu  disposé  à 
ces  entretiens  spirituels  ;  si  les  esprits  fussent  venus  à  lui,  il 
les  eût  sans  doute  accueillis  ;  mais  il  tenait  beaucoup  à  ne 
pas  quitter,  pour  des  nuages,  la  terre  ferme. 

La  Magie.  —  Les  magiciens  d'Hoffmann  nous  recomman- 
dent la  lecture  de  la  «  Magie  naturelle  »  de  Wiegleb  ;  est-ce 
seulement  sur  leur  foi  qu'un  critique  récent  d'Hoffmann  y  voit 
«  des  papiers  d'alchimie  vraiment  intéressants  »  ?  (Arthur 
Sakheim,  E.  T.  A.  Hoffmann,  1908,  p.  202).  Le  recueil  de 
Wiegleb  est,  eu  vingt  volumes,  ce  qu'on  appelle  de  nos  jours 
de  la  «  physique  amusante  »,  avec  des  prétentions  philoso- 
phiques et  l'espoir  de  terrasser  les  superstitions.  Hoffmann 
l'a  lu  et  relu  avec  passion,  au  temps  où  il  jouait  avec  Hippel 
dans  la  maison  de  son  oncle  (Hitzig,  I,  15)  et  même  plus 
tard,  à  Plozk  :  le  2  octobre  1803  :  «  lu  bêtement  toute  la  soi- 
rée dans  la  Magie  de  Wiegleb  »  (Hitzig,  270).  11  le  cite  encore 
tout  à  la  fin  de  sa  vie;  car  les  extraits  du  «  livre  de  notes  de 
sa  dernière  année  »  communiqués  par  Hitzig,  nous  présen- 
tent des  plans  qu'il  dit  avoir  puisés  au  recueil  de  Wiegleb. 
(H  II,  289,  ou  H3V,  10).  11  est  facile  de  reconnaître  dans  l'œuvre 
d'Hoffmann  que  la  plupart  des  tours  de  magie  exécutés  par 
ses  sorciers  proviennent  de  cette  source.  Lindhorst  en  claquant 
des  doigts  fait  jaillir  des  étincelles  qui  allument  sa  pipe  : 
«  Voyez-vous,  le  joli  tour  de  chimie  ?  »  dit  Heerbrand  (Vase 
d'Or,  229)  ;  c'est  un  des  «  chemische  Kunststùcke  »  que  la 


88  LKS  FAITS  ÉTRANGES 

«  Magie  naturelle  »  fournit  en  abondance  (par  exemple  I, 
183.  sq.  :  préparer  un  phosphore  qui  s'allume  de  lui-même  à 
l'air,  etc...)  Coppélius  avait  sans  doute  consulté  sou  Wiegleb 
pour  fabriquer  la  jumelle  qu'il  vend  à  Nathanaël  ;  car  il  est 
souvent  question  chez  Wiegleb  de  «  magische  Perspektive  » 
permettant  de  voir  à  travers  des  corps  opaques  CI,  152).  Hoff- 
mann  songeait  même  à  reprendre  ce  motif,  car  il  mentionne, 
dans  le  passage  cité  plus  haut,  toujours  d'après  Wiegleb,  des 
verres  ta i ]  1  lés  de  telle  sorte  qu'ils  réunissent  en  une  seule  image 
cohérente  les  parties,  éparses  çà  et  là,  d'un  objet  (Hitzig  II, 
289).  C'est  le  même  ouvrage  qui  fournit  à  Maître  Abraham  ses 
miroirs  et  l'idée  de  leur  emploi,  et  indique  aux  charlatans 
d'Hoffmann  les  dispositions  à  prendre  pour  tromper  les  spec- 
tateurs d'automates  :  curieux  effet  de  ce  livre  qui,  avec  le  des- 
sein de  désabuser  les  dupes,  pouvait  susciter  de  nouvelles 
duperies.  Les  miroirs  enchantés  et  les  boules  de  métal  magiques 
où  l'on  fait  apparaître  telle  personne  que  l'on  veut  sont  aussi 
décrits  (Wiegleb,  V,  101,  XVII,  85,  etc.)  :  tel  le  «  petit  miroir 
rond,  clair,  poli  »,  cadeau  de  la  sorcière,  où  Véronique  con- 
temple le  visage  d'Anselme  «  lui  souriant  amicalement  comme 
un  portrait  eu  miniature  (Vase  d'Or,  220).  Ces  quelques 
exemples  suffisent  à  donner  une  idée  de  la  compilation  de 
Wiegleb;  on  y  trouve  en  outre  çà  et  là  des  traités  sur  la  magie, 
des  dissertations  sur  la  superstition,  en  somme  beaucoup  de 
platitudes,  et  pas  d'alchimie...  Et  pourtant  ce  recueil  a  tou- 
jours séduit  l'imagination  d'Hoffmann,  puisqu'il  s'en  inspirait 
encore  peu  de  temps  avant  sa  mort. 

D'ailleurs  la  plupart  de  ces  accessoires  magiques  se  retrou- 
vent signalés  dans  d'autres  livres  familiers  à  Hoffmann,  ou 
sont  déjà  connus  dans  la  littérature  des  contes,  ou  enfin  adop- 
tés à  nouveau  par  les  «  Naturphilosophen  »,  de  même  que 
Ritter  à  propos  du  galvanisme  justifiait  la  croyance  aux  amu- 


l'au-dela  89 

lettes  et  baguettes  magiques.  Le  motif  du  miroir  magique 
en  particulier  et  de  la  «  citation  »  ou  conjuration  qu'on  y 
opère  (Zitiereu),  déjà  traité  dans  les  nouvelles  du  «  Phanta- 
sus  »  (le  «  bocal  »,  «  charme  d'amour  »)  et  encore  plus  déve- 
loppé dans  le  «  Gespensterbuch  »  d'Apel-Laun,  ramenait 
d'autre  part  Hoffmann  au  magnétisme  et  à  la  théorie  desidio- 
syncrasies  ;  il  pouvait  voir  là  en  somme  plus  qu'un  élément 
de  merveilleux  livré  tout  fait  par  la  tradition  littéraire  :  car 
là  encore  se  posait  un  problème  psychique,  que  notre  poète 
ne  pouvait  méconnaître  :  à  savoir,  en  termes  de  magnétisme, 
l'établissement  du  rapport  entre  la  personne  conjurante  et  la 
personne  conjurée,  la  sympathie  mystérieuse  qui  livrait  à  la 
Giulietta  de  la  Nuit  de  Saint-Sylvestre  (u°  4)  l'ombre  et  l'a- 
mour de  Spikher,  «  le  rêve  de  son  moi  ».  Hoffmann  rendit 
vivante,  actuelle,  une  forme  déjà  morte  de  la  tradition  mer- 
veilleuse populaire,  et  sut  retrouver  dans  l'attirail  des  sor- 
ciers du  moyen  âge  les  accessoires  des  magnétiseurs  mo- 
dernes, car  le  miroir  magique  figure  dans  Kluge  sous  un 
autre  nom.  Kluge  assure  que  l'on  peut  agir  sur  le  malade  en 
<c  magnétisant  son  image  dans  un  miroir  »  (K.  480).  Or  c'est 
par  ce  moyen  que  Giulietta  obtient  sur  Spikher  «  une  puis- 
sance irrésistible,  et  l'implique  en  des  liens  indissolubles  » 
(I,  269).  Et  c'est  bien  encore  une  pratique  courante  de 
magnétisme  que  le  procédé  suivant  de  conjuration  ma- 
gique :  Spikher,  pour  évoquer  Giulietta,  regarde  fixement 
un  grain  rouge  du  collier  de  sa  bien-aimée,  en  pensant 
vivement  à  elle  seule  (I,  276)  ;  or  ceci  est  conforme  aux 
préceptes  de  Kluge  sur  l'établissement  du  rapport  magné- 
tique, en  l'absence  du  magnétiseur,  au  moyen  d'objets  lui 
ayant  appartenu  (K.  205).  Le  problème  des  miroirs  magiques 
est  posé  sous  une  forme  encore  plus  nettement  psycholo- 
gique dans  les  contes  nocturnes  (QEdes  Haus,  III,  148);  il 


90 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


y  a  là,  on  va  le  voir,  un  phénomène  magnétique  connu  de 


Kluge. 


III,  148. 

Oft,  wenn  jenes  Bild  ganz  ver- 
blasst  war,  ergriff  mich  ein  kor- 
perlichesUebelfinden... dann  kam 
mil-  auf  grauliche  Weise  vor,  ich 
sei  selbst  die  Gestalt,  und  von 
den  Nebeln  des  Spiegels  umbùlll 
und  umschlossen.  Ein  empfind- 
licher  Brustschmerz,  und  dann 
gànzliche  Apathie  endigte  den 
peinliehen  Zustand... 


Kluge,  480. 

[Une  malade]  durfte  wâhrend 
ihres  Somnambulismus  nie  vor 
einen  grossen  Spiegel  treten,  weil 
sie  dann  jedesmal  die  heftigen 
Wirkungen  einer  plôtzlichen  ma- 
gne tischcn  Ueberfùllungempfand, 
die,  ihren  Worten  nach,  dalier 
entstand  , .  dass  das  hinter  dem 
G  lase  befindliche  Metall  ihr  eigenes 
Fluidum  i*eflecLire... 


D'autres  motifs,  au  contraire,  sont  de  pure  tradition,  saus 
valeur  scientifique  ou  philosophique  quelconque.  De  ce 
nombre  est  le  livre  où  Prosper  Alpanus  conserve,  comme 
des  plantes  séchées  entre  les  pages  d'un  herbier,  toute  une 
collection  d'esprits  ;  la  «  Magie  Naturelle  »  de  Funk  (1783; 
raconte  qu'un  rabin  possédait  «  un  grand  in-folio,  écrit  sur 
parchemin  avec  un  soin  minutieux,  avec  les  figures  peintes 
des  esprits,  et,  au-dessous,  le  moyen  de  les  conjurer...  les 
esprits  en  peinture  représentaient,  les  uns  des  hommes  bar- 
bus, les  autres  des  enfants  :  tous  figuraient  en  vêtements 
blancs  ou  en  chemise,  avec  des  couleurs  rouges  à  la  figure, 
aux  mains  et  aux  pieds  »  (256-7). 

Voici  maintenant  des  motifs  empruntés  au  «  Freischùtz  » 
d'Apel-Laun  (Gespensterbuch,  Ie  nouvelle)  : 


Elixiere,  111. 

Ich  will  hoffen,  dass  sie  kein 
Freijager  sind,  der  es  mit  dem 
Bôsenhàlt.undhinschiessen  kann, 
wo  er  will,  ohne  das  zu  fehlen, 
was  er  zu  IrefTen  willens. 


Apel-Laun,  I,  10. 

[Les  ennemis  de  Kuno  préten- 
daient] der  Schuss  war'mit  Zau- 
bern  und  Teufelskùnstengeschehn 
weil  kuno  garnicht  gezielt  sondern 
einen   Freischuss,    der  alternai 


L  AU-DELA 


91 


treffen  muss,  ins  Blaue  hinein 
gethan  hiitte. 


Ignaz  Denner,  III.  49. 

[Andrès  est  favorisé  du  diable] 
...  sein  Jagdglùck  war  wieder 
gekehrt,  so  dass  er...  beinahe 
niemals  einen  Fehlschuss  that. 


Enfin  les  opérations  magiques  de  la  vieille  sorcière  du 
«  Vase  d'Or  »  pendant  la  nuit  de  l'équinoxe  rappellent  de  trop 
près  la  fonte  des  balles  du  franc-tireur  pour  qu'on  puisse 
hésiter  à  les  rapprocher.  Hoffmann  a  imité  même  certains 
détails  purement  littéraires,  comme  l'arrivée  à  l'improviste 
d'une  voiture  dans  le  cercle  magique  : 


Goldner  Topf,  217  sq. 

Ich  wollte,  dass  du,  gùnsliger 
Léser,  am  23.  September  auf  der 
Reise  nach  Dresden  begriffen  ge- 
wesen  wàrest...  Wie  du  nun  so 
in  der  Finternis  daherfiihrst , 
siebst  du  plôtzlich  in  der  Ferne 
ein  ganz  seltsames  flackerndes 
Leuchten...Gerade  durch  das  Feu- 
er  gebt  der  ^Yeg,  aber  die  Pferde 
pruhsten  and  stampfen  und  bâu- 
men  sich  —  der  Postillon  flucht 
und  betet  —  und  peitscht  auf  die 
Pferde  hinein  (u  s  w.). 

p.  218. 

Aber,  indem  du  das...  dachtest, 
schriest  du  laut  auf:  Heda  !  oder  : 
Was  giebt  es  dorten  1  oder  :  was 
treibt  ihr  da  ?  —  Der  Postillon 
stiess  schmetternd  in  sein  Horn, 
die  Alte  kugelte  um  in  ihren  Sud 
hinein,  und  ailes  war  mit  einem 
Mal  versehwunden  in  dickem 
Qualm... 


Apel-Laun,  40  sq. 

Plôtzlich  rasselte  es,  wiellader- 
und  Peitschengeknall.  Ein  Wagen 
kam  mit  einem  Sechsgespann  und 
Vorreitern.  "Was  soll  das  hier  auf 
der  Strasse?  rief  der  Vorderste  ; 
Platz  da  !...  YV'ilhelm  ahndete  ein 
Zauberwerk...  Hinan,  hinan,  hi- 
nùber,  darùber,  im  tollen  Lauf 
hinan,  hinauf  !  rief  der  Vorreiter 
zurùck,  und  im  Augenblick 
stùrmte  die  ganze  Schaar'auf  den 
Kreis  los.  Wilhelm  stùrzte  zu 
Boden,  aber  die  lustige  Reiterei 
sauste  mit  dem  Wagen  in  die 
Luft...  und  verschwand  in  einem 
Sturm... 


La  tempête,  le  hurlement  du  vent  et  des  oiseaux  de  nuit, 


92  LES  FAITS  ÉTRANGES 

les  accessoires  de  la  vieille,  les  procédés  de  la  fonte,  tout  cela 
se  trouve  déjà  dans  le  récit  du  «  Gespensterbuch  »,  et  la  vieille 
Lise  du  «  Vase  d'Or  »,  la  sorcière  en  qui  Anselme  croit  recon- 
naître une  certaine  marchande  de  pommes  qui  le  magnétise, 
nous  rappelle  le  spectre  de  la  vieille  qui  veut  effrayer  le  Frei- 
schutz,  (t  elle  ne  lui  était  pas  inconnue.  Une  mendiante  folle 
s'était  souvent  promenée  sous  ces  habits  dans  le  voisinage...  » 
Gespensterbuch,  ibid.). 

2°  Les  esprits  élémentaires 

La  Cabbale.  —  Prosper  Albanus  et  le  major  O'Malley  (Ele- 
mentargeist)  ont  évoqué  les  esprits  ;  et  Dapsul,  dans  la 
«  Fiancée  de  roi  »  a  exposé  à  Annette  l'étrange  théorie  des 
mariages  philosophiques.  Quanta  Hoffmann,  il  n'a  guère  vu 
les  Salamandres  que  dans  les  flammes  du  punch  ;  encore 
étaient-ce  des  salamandres  symboliques,  pareils  aux  esprits 
d'un  vin  mousseux  (Tràume  siod  Schàume,  début  du  «  Ma- 
gnétiseur »).  Ce  qu'il  entend  par  cabbale,  c'est  la  science  qui 
permet  aux  hommes  de  se  mettre  en  relation  avec  ces  esprits  : 
signification  très  étroite  du  mot,  secondaire,  tardive,  et  qu'il 
prit,  non  pas  chez  les  cabbalistes  eux-mêmes,  qu'il  n'a  jamais 
lus,  mais  dans  la  brillante  fantaisie  de  l'abbé  de  Villars  :  «  le 
comte  de  Gabalis,  Entretiens  sur  les  sciences  secrètes  »  (Paris. 
1670).  C'est  là  qu'il  a  appris  presque  tout  ce  qu'il  sait  de  cette 
prétendue  cabbale,  de  même  que  ce  qu'il  sait  de  la  magie  et 
de  la  sorcellerie  se  borne  à  quelques  emprunts  faits  à  Wieg- 
leb.  Ne  le  croyons  pas  trop  lorsqu'il  nous  parle  du  Malleus 
maleficiorum,  du  livre  de  rêves  de  Francfort,  de  la  Clef  de 
Salomon,  ou  d'autres  ouvrages  aussi  «  mal  famés  »  :  il  ne  les 
cite  que  pour  faire  frissonner  une  partie  de  son  auditoire,  et 
pour  faire  rire  l'autre  :  monsieur  Dapsul  parle  doctement  des 


L,' AU-DELA 


93 


ouvrages  de  la  Mirandole  et  de  Paracelse,  et  de  la  généalogie 
deZoroastre  ;  doctus  cum  libro,  il  ne  fait  que  réciter  Gabalis; 
mais  cela  étoune  uu  peu  la  craintive  Annette,  et  c'est  là  tout 
ce  qu'il  désire.  Avec  beaucoup  d'art  Hoffmann  a  copié  tex- 
tuellement maint  passage  de  l'abbé  de  Villars,  amené  si  habi- 
lement et  si  naturellement  au  milieu  de  son  propre  récit, 
qu'il  donne  plus  de  relief  et  de  piquant  à  la  figure  de  ses 
propres  personnages.  Il  a  également  utilisé  uu  livre  alors 
aussi  connu  que  Gabalis  et  récemment  traduit  en  allemand, 
le  Diable  amoureux  de  Cazotte,  Teufel-Amor  1  (XIII,  161),  et 
l'on  a  déjà  signalé  les  emprunts  directs  qu'il  lui  a  faits  dans 
«  l'Esprit  élémentaire  »  (Thurau,  Hoffmanns  Erzàhlungen  in 
Frankreich). 

Lui-même  parle  souvent  des  «  Talismans  »  d'Arpe  (1717), 
petit  recueil  de  noms  propres,  bien  aride,  où  il  voudrait  nous 
faire  voir  une  des  clefs  mystérieuses  des  sciences  défendues  ; 
il  paraît  avoir  lu  rapidement  aussi  le  «  Monde  enchanté  »  de 
Bekker,  connu  par  une  traduction  de  1781-2,  vigoureux  réqui- 
sitoire contre  la  croyance  à  la  magie  et  aux  procès  de  sorcelle- 
rie (X,  309).  Ajoutons  à  celte  liste  quelques  romans  et  nouvelles 
du  temps  :  la  nouvelle  Mélusine  et  le  «  Màrchen  »  de  Gœthe. 
et  avant  tout  l'Ondine  de  Fouqué  —  peut-être  les  aventures 
de  Rùbezahl,  qui  ont  pu  lui  donner  l'idée  du  roi  Daucus  Ca- 
rota,  —  et  nous  aurons  la  somme  de  son  savoir  cabbalistique. 
Il  ne  semble  avoir  connu  ni  Swedenborg,  ni  Jean  Bodin  dont 
la  Démonomanie  (1580)  faisait  alors  autorité,  et  se  trouve  citée 
chez  Cazotte  et  chez  Schubert  par  exemple  (Symbolik,  62),  ni 
tant  d'autres  ouvrages  célèbres,  auxquels  même  de  simples 

1.  Teufel  Amor.  —  Le  Bùcher-Lexicon  de  Kayser  ne  connaît  pas  de  tra- 
duction sous  ce  titre,  et  mentionne  seulement  :  Bionetta  (v.  Fr.  Ldw. 
Wilhelm  Meyer  ùbersetzt),  8°  Berlin,  1792.  Moralische  u.  Komische  Erzàh- 
lungen, Mâhrchen  und  Abentheuer,  a.  d.  Franz,  v.  Geo  Schatz.  4  Thle, 
Leipzig,  1789-91.  [Dans  cet  ouvrage  :  der  verliebte  Teufel,  1791]. 


9i  LES  FAITS  ÉTRANGES 

lettrés  avaient  recours,  comme  le  traité  de  Paracelse  «  de 
nymphis,  sylphis,  pygmaeis  et  salamandris,  et  de  caeteris 
spiritibus  »,  consulté  par  Fouqué  avant  la  composition  de 
l'Ondine. 

C'est  donc  une  érudition  bien  modeste  que  celle  d'Hoff- 
mann, mais  on  ne  peut  lui  refuser  l'art  d'en  avoir  tiré  tout 
le  parti  possible.  Il  a  trouvé  môme  le  moyen  d'utiliser  d'aussi 
pauvres  ouvrages  que  le  petit  catalogue  d'Arpe.  C'est  précisé- 
ment ce  qui  permet  de  croire  qu'en  réalité  son  savoir  était 
borné  à  ce  qu'il  en  a  fait  paraître,  et  qu'il  eût  fait  étalage  de 
ses  autres  sources  s'il  en  avait  eues. 

Que  sont  les  esprits  élémentaires  ?  Où  et  comment  vivent- 
ils?  Comment  les  évoque-ton?  La  théorie  des  esprits  élé- 
mentaires, connue  du  Faust  de  Gœthe  qui  les  conjure  en  les 
distinguant  très  nettement  : 

Verschwind  in  Flammen,  Salamandei'  !  etc.. 

admettait  la  présence  dans  le  monde  sensible  de  tout  uu 
inonde  d'esprits  ordinairement  imperceptibles  à  nos  sens,  ne 
se  révélant  qu'aux  philosophes,  et,  dans  certaines  circons- 
tances significatives,  au  commun  des  mortels.  Hoffmann  ne 
pouvait  avoir  sur  ce  sujet  que  des  notions  superficielles,  parce 
que  Gabalis  laisse  volontairement  dans  l'ombre  les  conceptions 
théologiques  qui  sont  au  fond  de  la  doctrine  de  Paracelse 
Ce  dernier  distingue  «  la  chair  qui  provient  d'Adam  et  celle 
qui  ne  provient  pas  d'Adam.  La  première  est  épaisse,  parce 
que  terrestre...  l'autre,  qui  ne  vient  pas  d'Adam,  est  subtile, 
car  elle  n'est  pas  faite  de  terre  »  (éd.  de  Genève,  1658,  Opéra, 
II,  p.  389).  Voilà  pourquoi  ces  êtres  «  faits  de  chair,  de  sang, 
d'os,  et  de  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  constitution  de 
1  homme,  et  ayant  la  même  nature  que  l'homme  »  nous  appa- 
raissent cependant  comme  des  esprits,  et  ne  tombent  point 


L  AU-DELA  95 

sous  nos  sens.  Ils  participent  à  la  fois  de  la  nature  de  l'ani- 
mal, de  l'homme  et  de  l'esprit  :  car,  bien  que  doués  de  rai- 
son comme  l'homme,  ils  n'ont  point  d'àme,  et  meurent  comme 
les  animaux  «  ut  pecus,  ita  illi  moriuntur,  nihilo  rémanente  » 
(ibid,  390).  C'est  pourquoi  ils  cherchent  à  s'unir  aux  fils  d'A- 
dam, car  ils  gagnent  à  ce  commerce  une  àme  :  c'est  la  raison 
de  ces  mariages  philosophiques  dont  l'abbé  de  Villars  et 
Hoffmann  nous  citeront  d'amusants  exemples  (Paracelse  II, 
393,  etc..)  L'abbé  de  Villars  a  lui-même  imité  et  arrangé 
Paracelse  et  Bodin,  mais  leur  étude  est  désormais  inutile  à 
l'intelligence  des  œuvres  d'Hoffmann,  puisque  c'est  l'at- 
trayante lecture  de  Gabalis  qu'il  a  préférée. 

Faisant  allusion  à  la  mystérieuse  attirance  de  l'eau,  où 
semble  résider  un  être  ami,  un  personnage  du  «  Phautasus  » 
déclare  qu'il  «  n'est  vraiment  pas  de  croyance  plus  naturelle 
à  l'homme  que  la  croyance  aux  nixes  et  aux  nymphes  », 
(Clara  I,  Einleitung,  p.  102). 

Les  philosophes  peuplent  d'êtres  semblables  les  quatre  élé- 
ments : 


XIII  (Elementargeist)  lfi4. 

O'Malley  fing  nun  an,  mich  mit 
der  Natur  der  Elementargeister 
bekannt  zu  machen.  Ich  verstand 
wenig  von  dem,  was  er  sprach, 
indessen  lief  ailes  so  ziemlich  auf 
die  Lehre  von  Sylphen,  Undinen, 
SalamandernundGnomenhinaus, 
wie  du  sie  in  den  Unterredungen 
des  Comte  de  Cabalis  finden 
kannst. 

\d  Kônigsbraut.  204. 


Gabalis,  44-50. 

Les  elemens  sont  habitez  par 
des  créatures  tres-parfaites  dont 
le  péché  du  malheureux  Adam  a 
osté  la  connaissance  et  le  com- 
merce à  la  trop  malheureuse  pos- 
térité... 

[Et  il  distingue  successivement 
les  esprits  de  chacun  des  quatre 
éléments.] 


Rappelons  que  cette  distinction  de  quatre  éléments  était 
encore  en  honneur  chez  les  «  Naturphilosophen  ».  Oken  en 


96 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


fait  la  base  de  toutes  ses  classifications  :  le  n°  2  de  l'Isis  de 
1817,  où  il  parle  de  son  propre  «  Lehrbuch  der  Narturge- 
schicbte  »  commence  par  poser  en  principe  que  «  la  première 
chose  dans  la  nature  sont  les  quatre  éléments,  la  terre,  l'eau 
l'air,  le  feu...  »  et  poursuit,  avec  une  logique  imperturbable, 
cette  division  en  quatre  dans  tous  les  «  règnes  »  que  recon- 
naît la  science  du  temps.  Quant  à  l'existence  d'esprits  dans 
les  espaces  inexplorés  des  quatre  éléments,  c'est  encore 
une  théorie  que  la  philosophie  du  temps  reprend  sous  une 
autre  forme.  Pour  Schelliug  «  la  vraie  force  de  la  nature  ne 
réside  pas  dans  la  matière  morte,  dont  est  formée  la  masse 
des  corps  de  l'univers,  car  celle  ci  n'est  que  le  dépôt  du  pro- 
cessus chimique  général,  qui  sépara  les  matières  plus  nobles 
des  plus  grossières.  Les  espaces...  ne  sont  pas  devenus  vides 
par  cette  chute  de  la  matière  plus  grossière,  mais  c'est  seule- 
ment alors  que  les  fluides  expansifs  se  sont  répandus  plus 
librement  et  plus  à  l'aise  à  travers  tous  les  espaces  du 
monde;  dans  ces  régions  est  à  proprement  parler  la  source 
inépuisable  des  forces  positives...  »  (Weltseele,  134).  Ces 
forces  positives  et  subtiles  dont  le  commerce  entretient  dans 
le  monde  matériel  «  le  mouvement  et  la  vie  »,  ce  sont  en 
termes  de  cabbale  les  esprits  des  éléments,  ces  «  créatures 
très  parfaites  »  dont  Gabalis  recommande  la  fréquentation  à 
ses  disciples. 

Sur  les  différentes  propriétés  des  esprits,  Gabalis  nous  ren- 
seigne suffisamment  (72-73).  Hoffmann  a  retenu  que  les  Sala- 
mandres sont  les  plus  subtils  de  tous,  et  par  là  les  plus  pro- 
pres de  plaire  aux  philosophes  ;  les  Gnomes  au  contraire  sont 
les  plus  matériels;  ils  sont  malicieux,  aiment  à  mystifier  les 
philosophes  qui  n'ont  pas  encore  atteint  le  suprême  degré  de 
la  sagesse  (Konigsbraut,  206)  ;  ce  dernier  trait  lui  était  fourni 
par  Bekker  (I,  288:  «  ils  aiment  à  jouer  de  plaisants  tours,  et 


l'au-dela. 


97 


àiaire  des  malices  ingénieuses  »)  et  par  l'Ondine  de  Fouqué, 
qui  rappelle  dans  sa  nomenclature  des  esprits  «  die  dûrren 
tûckischeu  Gnomen  »  [p.  74  d'après  l'édition  devienne,  1814],. 
Quant  à  la  jolie  classification  des  gnomes  (Kônigsbraut,  227-8)  : 
gnomes  des  diamants,  gnomes  des  métaux,  gnomes  fleuristes 
et  enfin  goomes  des  légumes  «  les  pires  et  les  plus  vils  de 
tous  »,  c'est  une  plaisante  invention  du  poète,  qui  fait  ainsi 
entrer  de  plain-pied  dans  le  monde  des  esprits  son  vulgaire 
prince  des  carottes. 

On  se  met  facilement  en  rapport  avec  tout  ce  monde;  car 
les  esprits  eux-mêmes  le  désirent  : 


Kônigsbraut,  IX,  204. 

Sie  bedienen  sich  allerlei  lisliger 
Mittel,  um  den  Menschen,  dem  sie 
i  hr  2  Gunst  geschenkt ,  z  u  verlocken . 
Baldist  es  ein  Zweig,  eine  Blume, 
ein  Glas  Wasser,  ein  Feuerstrahl 
oder  sonst  etwas  ganz  geringfùgig 
Scheinendes,  was  sie  zum  Mittel 
brauchen. 


Gabalis,  78-9. 

...  ils  ontplûtostaffaire  de  nous  : 
aussi  leur  familiarité  est  plus 
aisée  à  obtenir.  11  n'y  a  qu'à  fer- 
mer un  verre  plein  d'air  conglobé, 
d'eau  ou  de  terre  ;  et  le  laisser 
exposé  au  soleil  un  mois...  pour 
attirer  Nymphes,  Sylphes,  et 
Gnomes. 


Aussi  n'est-il  point  besoin  de  cérémonies  compliquées, 
comme  le  croient  les  non-philosophes  : 


XIII  (Elementargeist),  158. 
Glaubt  ihr  denn,  dass  meine 
Kraft  solcher  armseliger  Krûcken 
bedarf,  als  da  sind  :  besondere 
mystische  Formeln,  Wahl  einer 
besondern  Zeit,  eines  abgelegenen 
schauerlichen  Orts  ,  deren  sich 
armseligc  kabbalistische  Schùler 
in  nutzlosen  Experimenten  zu  be- 
dienen pflegen  ? 


Gabalis,  69. 

...  Aussi  bien  ne  sçaurois  je  me 
résoudre  à  perdre  le  temps  aux 
cérémonies  que  j'ay  oùy  dire  à  un 
Prélat,  qu'il  faut  pratiquer  pour 
le  commerce  de  ces  Génies...  ja- 
mais Sage  n'employa,  ny  cérémo- 
nies, ny  superstition  pour  la  fami- 
liarité des  Génies. 


O'Malley  se  sert  d'une  simple  grammaire  française  pour 
ses  conjurations.  Toutefois  la  tentation  était  trop  forte  pour 


SUCHER. 


98 


LES  FAITS  ÉTHANGES 


Hoffmann  de  citer  des  formules  bizarres  et  sonores;  et  le 
major  manque  à  ses  promesses  : 


XIII,  156. 

Dastellte  sich  der  Major  mitten 
insZimmer.  undrief  mitdonnern- 
der  Stimme  :  Incubus  !  Incubus  ! 
Nehmahmihah  Scedim  ! 

■175. 

[Quittant  son  hôtesse  Victor] 
rief  mit  starker  Stimme  ;  Nehel- 
■miahmiheal  !  und  mit  einem 
Schrei  des  Entsetzens  stùrzte  die 
Baronesse...  zu  Boden. 


Gabalis,  275. 

Quand  un  sylphe  a  appris  de 
nous  à  prononcer  cabbalistique- 
ment  le  nom  puissant  Nehmahmi- 
hah, et  à  le  combiner  dans  les 
formes  avec  le  nom  délicieux 
Eliael ,  toutes  les  puissances  des 
ténèbres  prennent  la  fuite... 

Gabalis,  158. 

...  ces  substances  qui  sont  entre 
l'ange  et  l'home,  Sadaim. 


Il  signale  d'ailleurs  un  procédé  particulier  pour  se  mettre  en 
rapport  avec  les  puissances  spirituelles  :  c'est  ce  qu'il  appelle, 
sur  la  foi  de  Gabalis,  le  théraphim. 


XIII,  164. 

...  das  Etwas...  mittelst  dessen 
mein  Ich  dem  Elementargeist 
erschlossen  werde,  und  dieser  die 
Macht  erhalte,  sich  mir  in  der 
sichtbaren  Welt  kund  zu  thun, 
und  mit  mir  Umgang  zu  pflegen. 
Es  sei  das  Etwas,  das  die  jùdi- 
schen  Kabbalisten  :  Teraphim 
nennten. 


Gabalis,  158. 

...  La  Cabale  et  la  Théologie 
des  Hébreux,  lesquels  avaient  par 
devers  eux  l'art  particulier  d'en- 
tretenir cette  Nation  aérienne,  et 
de  converser  avec  tous  ces  habi- 
tans  de  l'air...  Le  Theraphin  des 
Juifs  n'estoit  que  la  cérémonie 
qu'il  falloit  observer  pour  ce  com- 
merce. 


D'ailleurs,  comme  nous  le  verrons  dans  la  suite,  s'inspirant 
de  la  littérature  de  son  temps  il  a  aussi  désigné  par  téra- 
phim  une  tout  autre  chose. 

Avant  de  conclure  ces  mariages  philosophiques,  il  est  bon 
de  consulter  l'horoscope  pour  savoir  à  quelle  nation  spirituelle 
il  convient  de  s'adresser:  «  je  veux  tirer  votre  horoscope  », 
dit  O'Malley  au  jeune  lieutenant  assuré  qu'un  esprit  recherche 


l'au-delà 


99 


son  commerce  »,  peut-être  votre  amante  se  laissera-t-elle 
reconnaître  »  (Elementargeist,  164).  Voici  une  indication  très 
précise  qu'il  lui  donne  : 


Elementargeist.  XIII,  16G. 

Dass  der  Elementargeist,  der 
mir  seine  Gunst  gesehenkt,  nichts 
geringeres sei, als ein  Salamander, 
wie  er  [O'Malley]  schon  vermutet, 
als  er  mein  Horoskop  gestellt,  da 
Mars  im  ersten  Hause  gestanden. 


Gabalis,  169. 

Je  suis  d'avis  que  vous  commen- 
ciez par  les  Salamandres  :  car 
vous  avez  un  Mars  au  haut  du  ciel 
dans  vostre  figure  ;  ce  qui  veut 
dire  qu'il  y  a  bien  du  feu  dans 
toutes  vos  actions. 


Quant  à  l'existence  des  Salamandres  dans' le  feu,  elle  avait 
fait  croire  les  biologues  à  la  possibilité  pour  certains  ani- 
maux, appelés  justement  salamandres,  de  vivre  dans  un 
milieu  igué;  on  trouve  encore  la  question  agitée  et  résolue, 
dans  le  «  Magazin  »  de  Licbtenberg  (VI,  1,  p.  109  sq.)  ;  il 
existe,  y  est-il  dit  «  une  espèce  de  petits  lézards  qui,  même 
dans  le  feu  le  plus  vif,  peuvent  rester  vivants  quelque 
temps  ». 

Quant  à  la  possibilité  et  à  la  certitude  des  mariages  philo- 
sophiques, Dapsul  la  prouve  par  de  nombreux  exemples.  Tous 
viennent  de  Gabalis  : 


Kônigsbraut,  IX,  204. 

Richtig  ist  es,  dass  eine  solche 
Verbindung  oft  schr  erspriesslich 
ausschlâgt,  wie  denn  einst  zwei 
Priester,  von  denen  der  Fûrst  von 
Mirandola  erzahlt,  vierzig  Jahre 
hindurch  mit  einem  solchen  Geist 
in  der  glùcklichsten  Ehe  lebten... 

So  war  der  grosse  Zoroaster  ein 
Sohn  des  Salamanders  Orimasis, 
so  waren  der  grosse  Apollonius, 
der  Weise  Merlin,  der  tapfre  Graf 
von  Cieve,  der  grosse  Kabbalist 


Gabalis  : 

96-97.  Quelle  barbarie  ?  d'avoir 
l'ait  brûler  ces  deux  Prestres,  que 
le  prince  de  la  Mirande  dit  avoir 
connus  ;  qui  avoient  eu  chacun  sa 
Sylphide  l'espace  de  quarâte  ans. 

197-8.  ...  Zoroastre...  Il  avait 
l'honneur  d'être  fils  du  Salamandre 
Oromasis  et  de  Vesta,  femme  de 
Noé. 

229.  ...  le  divin  Apollonius  Thia- 
neus  fut  conceu  sans  l'opération 
d'aucun  homme  et  un  des  plus 


100 


LES  FAITS  ÉTRANGES 


Bensyra  herrliche  Frûchte  solcher    hauts  Salamandres  descendit  pour 
Ehen  und  auch  die  schône  Melu-     s'immortaliser  avec  sa  mère, 
sine  war,  nach  dem  Ausspruch       Id.  233.  [Merlin]  234,  [les  comtes 
des  Parazelsus,  nichts  anders  als     de  Clève]  244  :  la  fille  de  Jeremie, 
eine  Sylphide.  à  laquelle  ils  font  concevoir  le 

grand  cabbaliste  Bensyrah  en 
entrant  dans  le  bain  après  le  Pro- 
phète. 

«  Ha!  si  vous  me  niez  l'histoire  de  Melusiue  (reprit-il)  je 
vous  douue  gagué  :  mais  si  vous  la  uiez,  il  faudra  brûler  les 
livres  du  grand  Paracelse  qui  maiu tient  eu  cinq  on  six  endroits 
différents  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  certain  que  cette  Melusiue 
estoit  une  Nymphe  »  (Gabalis,  236).  Hoffmann  ne  songeait  ni 
à  les  brûler,  ni  à  les  consulter.  Et  quand  il  cite  quelques 
Pères  de  l'Église,  c'est  encore  d'après  la  même  source  (Konigs- 
braut,  209,  Gabalis,  24344  :  Thomas  d'Aquin). 

Kônigsbraut.  206.  Gabalis  213-15. 

Hâttest  du  den  Cassiodorus  Re-  Un  petit  Gnome  se  fait  aimer 

mus  gelesen,  so  kônntest  du  mir  à  la  célèbre  Magdelaine  de  la 

zwar  entgegnen  dass  nach  dessen  Croix,  abbesse  d'un  monastère  à 

wahrhaftigem    Bericht   die    be-  Cordouë  en  Espagne;  elle  le  rend 

riihmte  Magdalena  de  la  Croix,  heureux  dès  l'âge  de  douze  ans, 

Abtissin  eines  Klosters  zu  Cordua  et  ils  continuent  leur  commerce 

in  Spanien,  dreissig  .lahre  mit  l'espace  de  trente...  toute  l'Eu- 

einem  kleinen  Cnomen  in  ver-  rope  a  sccu,  et  Cassiodorus  llemus 

gnùgterEhe  lebte,  dassein  gleiches  a  voulu  apprendre  à  la  posté- 

sich  mit  einem  Sylphen  und  der  rité  le  miracle  qui  se  faisoit  tous 

jungen  Gertrud,  die  Nonne  war  les  jours  en  faveur  de  la  Sainte 

im  Kloster  Nazareth  bei  Koln,  Fille...  le  Sylphe  qui  s'immorta- 

zutrug.  lisoit  avec  la  jeune  Gertrude  reli- 
gieuse du  monastère  de  Nazareth 
au  diocèse  de  Cologne. 

Il  connaît  aussi  les  exigences  de  ces  fiancées  de  l'air;  elles 
veulent  de  leur  amant  une  vie  simple,  pure,  et  un  peu  de 
philosophie  ;  mais  leur  plus  grosse  exigence,  et  sur  laquelle 


l'au-dela 


101 


elles  n'entendent  point  plaisanterie,  est  la  fidélité  absolue. 
Hoffmann  sait  encore  d'amusantes  anecdotes  sur  ce  sujet  ;  il 
les  doit  à  Gabalis.  La  plupart  se  trouvaient  déjà  dans  Para- 
celse,  où  elles  sont  suggéré  à  Fouqué  l'idée  de  son  «  Ondine  ». 
Quant  à  Hoffmann,  il  s'est  attaché  mot  à  mot  aux  «  Entretiens 
sur  les  sciences  secrètes  ». 


Kônigsbraut  IX,  205. 

...  so  sind  sie  auch  âussertemp- 
findlich,  und  ràchen  jede  Beleidi- 
gung  sehr  schwer.  So  geschah  es 
einmal,  dass  eine  Sylphide,  die  mit 
einem  Philosophen  verbunden,  als 
er  mit  seinen  Freunden  von 
einem  schônen  Frauenzimmer 
sprach,  und  sich  vielleicht  dabei 
sehr  erhitzte,  sofort  in  der  Luft 
ihr  schneeweisses  schôn  geformles 
Bein  sehen  liess,  gleichsam  um 
die  Freunde  von  ihrer  Schônheit 
zu  ùberzeugen,  und  dann  den 
armen  Philosophen  auf  der  Stelle 
totete. 

Cf.  Elemcntargeist  :  170. 


Gabalis,  210  [Paraeelse  II,  396] 

Un  philosophe  avec  qui  une 
Nymphe  estoit  entrée  en  commerce 
d'immortalité,  fut  assez  mal  hon- 
neste  homme  pour  aimer  une 
femme  ;  comme  il  dinoit  avec  sa 
nouvelle  maîtresse  et  quelques 
uns  de  ses  amis,  on  vit  en  l'air  la 
plus  belle  cuisse  du  monde  ; 
l'amante  invisible  voulut  bien  la 
faire  voir  aux  amis  de  son  infi- 
dèle afin  qu'ils  jugeassent  du  tort 
qu'il  avoit  de  luy  préférer  une 
femme.  Après  quoi  la  Nymphe 
indignée  le  fit  mourir  sur  l'heure. 


Telle  encore,  chez  Hoffmann,  la  jalousie  de  Serpentina  .à 
l'égard  de  Veronika,  celle  surtout  de  la  reine  des  métaux 
(Bergwerke  zu  Falun)  véritable  esprit  élémentaire,  qui  punit 
par  la  mort  d'Elis  Frôbom  son  amour  pour  Ulla.  «  Prends 
garde,  dit  le  vieux  d'un  ton  sourd,  prends  garde,  Frôbom  !  Sois 
fidèle  à  la  reine,  à  qui  tu  t'es  donné  »  (176). 

Par  ailleurs  le  commerce  des  fiancées  élémentaires  n'a 
rien  que  d'agréable,  suivant  Gabalis,  car  ce  sont  gens  cultivés 
et  craignant  Dieu  ;  on  ne  peut  que  gagner  à  les  fréquenter: 
«  Jamais,  dit  Dapsul  à  Annette,  tu  ne  participeras  à  la  joie 
céleste  des  Sages,  qui,  parvenus  au  plus  haut  degré,  ne  man- 


102  LES  FAITS  ÉTRANGES 

gent  ni  ne  boivent  que  pour  leur  plaisir  »  (Kôuigsbraut,  IX, 
204).  «  Les  Sages,  dit  Gabalis,  ne  mangeât  que  pour  leur 
plaisir,  et  jamais  pour  la  nécessité  »  (98-99).  Sur  un  seul 
point  Hoffmann  s'est  écarté  de  son  modèle:  la  crainte  de 
Dieu.  Pour  le  poète  allemand  l'esprit  élémentaire  est  un  repré- 
sentant de  la  puissance  mauvaise  —  comme  la  Biondetta  de 
Cazotte  ;  la  salamandre  de  1'  «  Elementargeist  »  prie  son 
amant  le  jeune  lieutenant  de  renoncer  pour  elle  à  la  félicité 
éternelle;  et  le  brave  valet  du  jeune  homme  assure  que 
«  les  salamandres  sont  les  pires  moyens  dont  le  diable  se 
serve,  pour  attirer  à  sa  perte  une  pauvre  âme  humaine  » 
(XIII,  172). 

Par  là  Hoffmann  faisait  rentrer  dans  le  cadre  de  ses  propres 
conceptions  le  motif  de  l'esprit  élémentaire:  comme  Lind- 
horst,  Serpentina,  la  reine  des  métaux,  le  salamandre  est  un 
envoyé  d'un  autre  monde,  du  monde  des  rêves  et  des  halluci- 
nations :  c'est  en  tant  qu'hallucination  du  sujet  qu'il  nous 
intéresse,  et  c'est  pourquoi  nous  pouvons  supporter  la  lecture 
de  1'  «  Elementargeist  »  :  la  folie  du  lieutenant,  voilà  le  héros, 
—  et  non  la  baronnesse-salamandre.  Or  ce  monde  de  l'au-delà 
est  mauvais,  quand  la  connaissance  qu'il  procure  s'adresse  à 
des  âmes  trop  faibles  ;  les  rêves  mènent  au  paradis,  ou  à 
l'hôpital.  Nathanaël  et  Frôbom  meurent  fous,  mais  Anselme 
règne  pour  l'éternité  au  pays  d'Atlantis. 

Avant  de  quitter  le  monde  des  esprits,  sigualons  encore 
quelques  détails:  Hoffmann  devait  à  Arpe  (pp.  3  et  15)  les 
noms  du  talisman  Tsilmeuaja  ou  Tilsemaht  (Meister  Floh, 
109)  ainsi  que  l'histoire  du  roi  Nacrao  (.Ibid)  «  qui  régnait  en 
Egypte  longtemps  avant  le  déluge  »  (Arpe  3  :  de  Nacrao, 
primo  Rege  .^Egyptiorum  ante  diluvium).  Il  n'a  fait  à  Arpe 
que  des  emprunts  de  ce  genre,  d'ailleurs  il  n'en  pouvait  faire 
d'autres:  il  est  caractéristique  seulement  que,  pour  étonner 


l'au-dela.  103 

le  lecteur,  il  ait  tenu  à  ces  petites  histoires  insignifiantes. 
Quant  aux  «  théraphim  »  mentionnés  aussi  par  Gabalis  et  par 
Bekker,  etqu'Arpe  lui  présentait  comme  des«  images,  carac- 
tères et  lettres  »  (p.  3)  il  n'a  jamais  bien  su  à  quoi  s'en  tenir 
à  leur  sujet,  et  les  a  finalement  confondus  avec  ce  qu'Arnim 
appelait  «  Golem  »  dans  son  «  Isabelle  d'Égypte.  »  «  Les  cabba- 
listes,  dit  Hoffmann,  désignent  par  là  une  image  artificielle, 
qui,  éveillant  des  forces  occultes  du  monde  des  esprits,  donne 
l'illusion  de  la  vie.  C'était  un  joli  jeune  homme,  que  j'avais 
formé  d'argile...  Mais  aussitôt  qu'on  le  toucha,  il  tomba  en 
poussière  »  (Geheimnisse,  XIII,  116).  C'est  aussi  ce  qui  arrive 
à  la  Bella-Golem  dans  la  nouvelle  d'Arnim1,  et  Hoffmann  se 
sera  souvenu  de  ce  motif.  Quant  à  l'histoire  des  mandragores, 
bien  plus  populaire,  il  n'avait  point  besoin  d'avoir  lu  Isabelle 
d'Égypte  pour  la  connaître.  Cependant  ce  qu'il  en  dit  parait 
emprunté  littéralement  à  un  récit  du  «  Phantasus  »  : 

Kônigsbraut,  201.  Phantasus  :  Runenberg,  p.  241-2. 

Man  denke  ja  nicht  an  die  Er  hatte...  von  der  seltsamen 

Alraunwurzel  und  an  das  entsetz-  Alrunenwurzel  gehôrt,  die  beim 

liche  Gewinsel  und  Geheul,  das,  Ausreissen   so  herzdurchschnei- 

wenn  man  sie  herauszieht  aus  dende  Klagetône  von  sich  gebe, 

der  Erde,  das  menschliche  Herz  dass  der  Mensch  von  ihrem  Ge- 

durchschneidet.  winsel  wahnsinnig  werden  musse. 

En  somme,  tout  ce  qu'il  raconte  des  esprits  élémentaires  et 
destéraphim  est  copié.  Ce  sont  de  jolies  anecdotes,  habilement 
introduites  dans  le  récit,  —  rien  de  plus-  Tout  cela  n'est  pour 

1.  Arnims  Sâmtl-Werke  (Grimm,  Berlin,  1839),  1.  101,  «  dièse  Golems 
sind  Figuren  aus  Thon  nach  dem  Ebenbilde  eines  Menschen  abgodruckt.  .' 
auf  deren  Stirn  das  Wort  Aemaeth,  Wahrheit,  geschrieben,  wodurch  sie 
lebendig  werden,  und  zu  allen  Geschàften  zu  gebrauchen  wâren,  wenn  sie 
nicht  so  schnell  wùchsen,  dass  sie  bald  stârker  als  ihre  Schôpfer  sind- 
So  lange  man  aber  ihre  Stirn  erreichen  kann,  ist  es  leicht  sie  zu  tôdten, 
es  braucht  nur  das  Ae  vor  der  Stirn  ausgestrichen  zu  werden,  so  bleibt  das 
letztere  Maeth  stehen,  welches  Tod  bezeichnet,  und  im  Augenblicke  fallen 
sie  wie  eine  trockene  Thonerde  zusammen.  »  Cf.  I,  150. 


10*  LES  FAITS  ÉTRANGES 

lui  qu'un  magasin  d'accessoires,  le  contenu,  la  matière  des 
hallucinations  de  ses  personnages  ;  ce  serait  une  étrange 
erreur  que  de  se  figurer  qu'Hoffmann  affirme  l'existenceobjee- 
tive  de  ce  contenu  visionnaire:  un  jeune  lieutenant  malade 
croit  retrouver  dans  une  baronnesse  qui  le  soigne  la  sala- 
mandre de  ses  rêves,  voilà  ce  que  nous  dit  l'auteur  de  l'Ele- 
mentargeist  ;  il  ne  nous  dit  nullement:  cette  baronnesse  est 
une  salamandre.  Hoffmann  n'a  cru  ni  aux  diablotins  ni  aux 
salamandres,  mais  il  a  cru  à  une  puissance  démoniaque 
occulte.  Victor  lui-même  n'eut  bientôt  pris  «  son  aventure 
pour  autre  chose  qu'un  long  cauchemar  »  (Elementargeist, 
176). 

Or  notre  poète  a  eu  peur  précisément  du  cauchemar,  ou 
plutôt  de  la  force  psychique  mystérieuse  qui  le  suscite.  Le 
problème  des  automates  l'a  mis  plus  directement  encore  en 
présence  de  cette  force. 

3°  Les  automates 

Le  Tagebuch  et  les  œuvres  fournissent  de  nombreux  témoi- 
gnages de  l'intérêt  qu'Hoffmann  a  toujours  attaché  aux  auto- 
mates. Pour  les  contemporains  se  posait  la  question  —  à  peine 
compréhensible  de  nos  jours  —  de  savoir  si  l'automate  agis- 
sait de  son  activité  propre,  ou  s'il  y  avait  derrière  la  machine 
un  homme  caché  pour  en  diriger  le  fonctionnement.  Ces 
sortes  de  machines  étaient  alors  utilisées  par  les  charlatans 
du  temps  comme  moyens  de  prédire  l'avenir  et  de  satisfaire 
par  leurs  réponses  la  curiosité  des  badauds  ;  tels  les  «  ràt- 
selhafte  Versuche  »  tentés,  au  dire  de  Schubert,  sur  les  som- 
nambules. D'où  le  grand  nombre  de  «  redende  Figuren  » 
montées  par  de  prétendus  savants  soucieux  avant  tout  de  tirer 
parti  de  la  crédulité  populaire,  et  décrites  minutieusement 


l'au-dela  105 

dans  le  recueil  de  Wiegleb;  peu  importe  le  mécanisme,  la 
dernière  question  est  toujours  :  cherchez  l'homme  ;  découvrez 
la  supercherie. 

La  question  des  automates  tient  une  place  énorme  dans  la 
Magie  de  Wiegleb;  les  constructeurs  avaient  pour  modèles 
les  machines  d'un  artisan  génial,  Vaucanson,  dont  le  «  Joueur 
de  flûte  «automatique  était  surtout  fameux  (Wiegleb,  I,  283; . 
Depuis  Vaucanson  les  automates  étaient  à  la  mode  ;  Wiegleb 
enseigne  le  moyen  de  *  monter  une  tète  de  bois  parlante, 
répondant  à  toutes  les  questions  posées,  nommée  communé- 
ment la  tète  de  Cicéron  »  (1,  294)  ;  bien  entendu  une  personne 
cachée  est  en  jeu. 

Chacun  des  vingt  volumes  nous  apporte  de  nouvelles 
recettes,  et  démasque  de  nouvelles  supercheries;  l'ingéniosité 
du  mécanicien  aidant  à  la  ruse  du  charlatan,  on  avait  eu  l'idée 
de  faire  parler  aux  machines  des  langues  étrangères,  de  pré- 
férence les  moins  bien  connues  :  hébreu,  chinois.  Le  livre  V 
de  la  Magie  naturelle  contient,  dans  l'Introduction,  une  attaque 
à  fond  contre  ces  charlatans  de  la  mécanique. 

Quant  à  la  description  des  appareils  automatiques,  Hoff- 
mann n'a  fait  que  copier  Wiegleb;  mais  il  s'en  est  inspiré 
parfois  avec  tant  de  précision  qu'il  est  facile  de  reconnaître 
avec  quel  soin  il  s'est  occupé  lui-même  du  détail  de  l'agence- 
ment. Son  rêve,  avoué,  eût  été  de  construire  lui-même  un 
automate,  comme  maître  Abraham  (Murr,  328).  Et  il  eût  su 
mystifier  ses  visiteurs.  Un  seul  exemple  fera  saisir  avec  quel 
plaisir  il  a  lu  Wiegbel  et  songé  à  ses  automates  futurs.  Il 
décrit  le  petit  appareil  inventé  par  le  charlatan  Sévérino  :  il 
s'agit  d'une  boule  de  verre  rendant  des  oracles  :  «  au  milieu  de 
la  chambre,  et  suspendue  librement  au  plafond,  une  boule 
du  verre  le  plus  fin  et  le  plus  clair...,  d'où  s'écoulaient  les 
réponses  aux  questions  adressées  à  l'être  invisible.  Un  grand 


106  LES  FAITS  ÉTRANGES 

miroir  pendait  au  mur,  en  face  de  la  porte  de  la  chambre. 
Arrivé  par  hasard  devant  ce  miroir...  je  fus  aussitôt  envahi 
d'un  étrange  sentiment,  comme  si  je  m'étais  trouvé  sur  le 
siège  isolant  d'une  machine  électrique.  »  (Murr  150-151).  Or 
c'est  très  exactement  la  description  donnée  par  Wiegleb  d'une 
«  figure  parlante  »  (IV,  224)  dont  la  figure  ci-jointe1,  empruntée 
à  Wiegleb,  fait  comprendre  l'agencement.  Au  moment  où  ce 
«  sentiment  étrauge  l'envahit  »  le  héros  se  trouve  précisément 
au  foyer  de  l'un  des  miroirs.  Il  suffit,  comme  Wiegleb 
l'explique,  de  «  cacher  derrière  une  cloison  une  personae  rai- 
sonnable »  et  de  la  dresser  à  parler  au  foyer  de  l'un  des  deux 
miroirs  pour  que  les  rayons  acoustiques,  réfléchis  par  l'autre 
miroir,  se  concentrent  au  second  foyer  et  semblent  en  émaner1  : 
d'où  «  l'étrange  sentiment  »  du  héros  d'Hoffmann.  Voilà 
donc  le  secrét  du  charlatan  découvert  ;  et  cette  «  personne 
raisonnable  que  l'on  cache  »,  elle  a  chez  Hoffmann  un  destin 
tragique;  c'est  la  petite  Chiara  du  Chat  Murr,  victime  des 
expériences  de  Sévérino,  dont  elle  est  l'oracle  invisible.  Cette 
«  jeune  fille  invisible  »  (Murr,  150)  ou  «  personne  cachée  »  se 
trouve  mentionnée  non  seulement  chez  Wiegleb,  mais  chez 
tous  les  auteurs  qui  traitent  des  charlatans.  Cagliostro  avait 
plusieurs  oracles  semblables,  et  de  même  les  évocateurs 
d'esprits.  Et  les  revues  rationalistes,  toujours  à  l'affût  de  ces 
duperies,  s'apitoient,  sans  doute  à  juste  titre,  sur  le  sort  de 
ces  malheureux  (par  exemple,  Berlinische  Monatsschrift, 
sept.  1786,  p.  264  :  Verborguer  Meusch  in  einer  Kunstma- 
schine.  Il  en  meurt  poitrinaire). 

Hoffmann  doit  donc  à  Wiegleb  la  description  de  l'appareil  ; 
—  il  ne  lui  doit  que  cela.  Le  problème  que  se  pose  Wiegleb, 
ou  plutôt  la  thèse  rationaliste  qu'il  défend,  n'intéresse  nulle- 

1.  Murr,  158  :  die  kunstliche  Einrichtung,  die  den  Ton  aus  der  Glas- 
kugel  kommenliess. 


l'au-dela.  l&T 

ment  le  poète  :  il  va  de  soi  qu'il  y  a  une  «  personne  cachée  », 
comme  il  va  de  soi  qu'il  n'y  a  pas  de  revenants  dans  la  réalité 
sensible.  Néanmoins  il  y  a  un  problème  :  Ferdinand,  le  héros 
des  «  Automates  »,  interroge  le  Turc  (la  machine)  sur  sa  bien- 
aimée  —  et  la  machine  lui  répond  la  vérité.  Or  qu'importe  que 
ce  soit  un  homme  ou  un  mécanisme  qui  ait  répondu,  si  la 
réponse  «  a  pénétré  dans  les  profondeurs  de  l'âme  de  l'inter- 
rogateur »?  (VII,  78).  C'est  la  petite  Chiara,  et  non  la  boule  de 
verre,  qui  rend  les  oracles  de  Sévérino.  Mais  d'où  vient  chez 
elle  «  ce  don  de  pénétrer  le  moi  étranger,  qui  montait  jusqu'à 
l'incroyable  »  ?  (Murr  156).  Hoffmann  n'a  pas  résolu  la  ques- 
tion, il  s'est  senti  toujours  plus  vivement  attiré  vers  cette 
«  puissance  spirituelle  de  l'être  humain  inconnu  »  (VII,  78) 
qu'un  rapport  occulte  fait  participer  un  instant  si  intimement 
à  notre  vie,  et  lire  si  clair  dans  notre  âme.  Ici  encore  nous 
sommes  en  présence  de  l'inexplicable,  de  l'au-delà,  et  cet  au- 
delà  réside  encoreune  fois  dans  les  profondeurs  de  notre  être. 

Il  y  a  plus  encore  dans  le  «  sentiment  étrange  »  qui  envahit 
Hoffmann  en  présence  de  l'automate.  Il  y  a  la  peur  de  l'indé- 
fini, du  vague,  la  peur  d'un  principe  psychique  inconnu  prê- 
tant pour  quelques  instants  un  semblant  de  vie  à  ce  cadavre 
mécanique  :  c'est  aussi  la  terreur  d'Hoffmann  devant  le  som- 
nambule convalescent.  Mais  ici  la  terreur  est  plus  forte 
encore,  elle  se  complique  de  l'horreur  du  mécanisme  imitant 
l'homme,  horreur  d'autant  plus  vive  que  l'imitation  est  en 
apparence  plus  parfaite.  Chez  un  auditif  comme  notre  poète, 
c'est  le  son  de  la  voix  des  automates  qui  procure  d'abord  ce 
sentiment  d'intense  répulsion.  Que  l'on  compare  à  ce  sujet  la 
satisfaction  d'un  Wiegleb  enchanté  des  progrès  de  la  méca- 
nique à  l'impression  du  poète  et  musicien  Hoffmann: 

Automate,  93.  Wiegleb  V,  xi. 

Das  Streben  derMechaniker,im-       Die  Figur  [c'est-à-dire  l'homme, 


108                                     LES  FAITS  ÉTRANGES 

mer  mehr  und  mehr  die  mensch-  caché  derrière]  detonirte..  ganz 

lichen  Organe.,  zu  ersetzen,  ist  abscheulich  und  zog  dabey  den 

mir  der  erklârte  Krieg  gegen  das  Ton  zuweilen  in  die  Hôhe  und 

geistigePrinzip,  dessen  Macht  nur  zuweilen  in  die  Tiefe.  Ein  Orgel- 

noch  glanzender  siegt,  je  mehr  werk  kann  verstimmt  seyn,  und 

scheinbai'e  Kràfte  ihm  entgegen-  falsche  Tône  angeben,  aber  es  ist 

gesetzt  werden  ;  eben  darum  ist  unmôglich,  dass  der  Ton  einer 

mir  die  vollkommenste  Maschine  Orgelpfeife  sien   hoch  und  tief 

eben  die  veràchtlichste,  und  eine  ziehet.. 
einfache  Drehorgel,  die  im  Me- 
chanischen  nur  das  Mechanische 
bezweckt,  immer  noch  lieber  als 
der  Vaucansonsche  Flôtenspieler. . 

Que  l'on  compare  l'épouvante  de  Tyss  lisant  dans  les  yeux 
de  Dôrtje  Elverdiuk  «  quelque  chose  d'étrangement  sans  vie... 
le  ton  de  sa  voix,  et  jusqu'au  bruissement  de  ses  paillettes 
d'argent,  semblait  trahir  un  être  étrange,  auquel  il  ne  fallait 
nullement  se  fier  »  (Floh,  115),  ou  bien  l'horreur  d'un  jeune 
homme  qui,  tenant  société  fort  tard,  et  tout  seul,  à  son  hôtesse, 
s'aperçoit  tout  à  coup  qu'elle  dort,  mais  «  continue  à  tricoter, 
les  yeux  fermés,  automatiquement  comme  une  machine 
remontée  ».  (Elementargeist,  146)  ;  et  l'on  verra  que  c'est  bien 
le  côté  nocturne  de  la  nature  qu'Hoffmann  a  saisi  sur  le  vif, 
l'existence  au  fond  de  nous-mêmes  d'un  autre  être,  d'un 
double  qui  nous  ressemble,  nous  imite,  et  n'est  pourtant 
point  nous;  la  présence  d'un  être  inconnu  et  inconnaissable, 
animant  ironiquement  notre  dépouille,  capable  de  se  glisser, 
comme  dit  O'Malley  «  dans  ce  biscuit  d'argile  que  nous  appe- 
lons corps  »  (Elementargeist.  155).  Nous  sommes  directement 
en  contact  avec  l'au-delà  inexploré,  et  sous  sa  forme  la  plus 
effrayante:  la  machine. 

Conclusion.  —  Attitude  d'Hoffmann 

De  toutes  nos  études  précédentes  deux  conclusions  se  déga- 
gent: 


l'au-dela  109 

1°  Hoffmann  nie  toutes  les  formes  du  merveilleux,  eu  tant 
que  formes  particulières,  déterminées,  données  dans  la  réalité 
sensible.  Il  ne  croit  ni  aux  spectres,  ni  aux  esprits  en  général, 
ni  aux  automates  parlant  tout  seuls. 

2°  Hoffmann  affirme  l'existence  du  merveilleux  ;  bien  plus, 
il  en  a  peur. 

Ce  xvnie  siècle  qu'à  distance  dominent  cbez  nous  Voltaire, 
en  Allemagne  Frédéric,  et  qui  semble  imbu  de  leur  esprit  cri- 
tique, fut  aussi,  il  faut  en  convenir,  le  plus  superstitieux  de 
tous  les  siècles.  De  très  grands  esprits  combattirent  la  supers- 
tition de  leurs  contemporains  comme  on  combat  un  danger 
hygiénique  ou  moral  :  sans  doute  il  convient  de  faire,  dans 
leurs  attaques,  la  part  de  l'exagération,  mais  il  faut  reconnaître 
aussi  que  ces  attaques  étaient  fondées.  «On  ne  saurait  croire, 
écrit  Herder  à  Hainann,  combien  la  magie  gague  de  terrain 
dans  notre  siècle  de  lumières.  De  Paris  à  Berlin  elle  est 
répandue  ...  ce  sont  les  fleurs  de  soufre  de  la  raison  pure...  » 
(lettre  du  11  mai  1781).  Lichtenberg  écrit  un  long  réquisitoire 
contre  la  superstitiou  de  son  temps  (Ueber  die  Schwârmerei 
unserer  Zeit,  Werke  1802,  IV,  316-344)  ;  il  y  revient  à  propos 
des  gravures  de  Hogarth  :  «  Crédulité,  superstitiou  et  fana- 
tisme :  leur  aspect  éveille  les  frissons  de  l'épouvante,  et  pour- 
tant tout  est  vrai  »  (nr  LXVIII).  Il  siguale  l'influence  perni- 
cieuse des  livres  mystiques  tels  que  1'  Aunulus  Platonis,  ou 
explication  physico-chimique  de  la  Nature  »  (Berlin,  Leipzig, 
1781)  où  l'on  trouve  des  recettes  comme  celle-ci  :  faire 
renaître  de  la  cendre  d'écrevisses  des  écrevisses  vivantes,  — 
ou  «  le  livre  des  Erreurs  ou  de  la  Vérité  »,  «  un  livre  fou  », 
dit-il,  que  les  Aufklàrer  berlinois  attribuèrent  aux  Jésuites  1 

1.  Un  article  du  professeur  Wunsch  dans  la  Berlinische  Monalssehrift 
d'octobre  1785  [B*1  VI,  s.  355  ff.]  nous  fournit,  une  liste  curieuse  des  supers- 
titions du  temps.  «  Nous  espérons,  dit  l'auteur,  faire  de  nouvelles  con- 


110  LES  FAITS  ÉTRANGES 

(Berl.  Monatsschrift,  Bd  6,  juillet-septembre  1785,  157  fi.).  La 
croyance  aux  sorciers  et  aux  voyants  est  encore  si  répandue, 
non  seulement  dans  les  campagnes,  mais  aussi  dans  la  bour- 
geoisie, que  les  revues  du  temps  font  à  ces  charlatans  ou  à 
ces  fous  l'honneur  de  longs  articles;  chaque  canton  de  l'Alle- 
magne a  eu  alors  son  Cagliostro  ou  son  Swedenborg  :  tel  ce 
Kàmpf  dont  le  répertoire  de  Mauchart  nous  raconte  longue- 
ment les  visions,  les  prédictions  et  les  cures  merveilleuses 
(début  du  1er  livre,  1792).  Souvent  c'étaient  les  prêtres  mêmes 
qui  «  voyaient  »,  comme  ce  Gassner  qui  fit  tant  parler  de  lui 
dans  la  région  de  Coire,  puis  dans  tous  les  pays  allemands 
(cf.  Semmler,  Sammluugen  von  Briefen  und  Aufsàtzeu  uber 
die  Gassnerischen  und  Schropferischen  Geisterbeschvvorun- 
gen,  Halle,  1773-6).  A  la  fin  du  siècle  la  Magie  est  l'objet  de 
l'intérêt  général  ;  rappelons  seulement  les  ouvrages  de  : 
de  Haen  (de  Magia  1775);  Joh.  Peter  Eberhard  :  Abhaudlun- 
gen  vom  physicalischen  Abergiauben  und  der  Magie,  1778; 
Funk,  Natùrliche  Magie,  1783;  Eckartshausen  :  Aufschlùsse 
zur  Magie  1791.  Et  tandis  qu'Elisa  von  der  Recke  dévoile  les 
supercheries  de  Cagliostro  (1787),  un  professeur  de  philoso- 
phie à  Tùbingen,  Jacob  Frédéric  Abel,  discute  sérieusement 
en  deux  cents  pages  la  possibilité  d'une  «  union  des  hommes 
avec  des  esprits  supérieurs»  (Stuttgart,  1791).  Kant  lui-même 
avait  critiqué  les  «  Rêves  d'un  voyant  »  (1766). 
Or  c'est  précisément  cette  littérature  de  la  fin  du  siècle 

qut  tes  dans  les  sciences  parle  moyen  d'un  commerce  avec  des  êtres  supé- 
rieurs, que  nous  nommons  esprits.  D'où  cette  abondance  de  doctrines 
nouvelles  en  religion,  en  morale  et  en  philosophie,  et  dont  les  apôtres  sont 
des  dupeurs  ou  des  dupes.  [Et  il  cite  :]  Partisans  de  Gassner,  de  Lavater, 
de  Saint-Martin;  insoucians  [adonnés  à  la  Magie  Noire];  mesmériens  : 
somnambulistes  [Puységur];  partisans  de  Calliostro;  mages  de  l'école  de 
Schrôpfer  ;  mages  de  Crusian  [magie  blanche]  ;  bengéliens  [leur  théorie 
consiste  en  l'application  au  passé  et  au  futur  des  images  et  chiffres  de  l'Apo- 
calypse] ;  chercheurs  de  la  Pierre  philosophale  :  illuminés  ;  cabbalistes  et 
autres  corporations  qui  ne  savent  môme  plus  le  but  de  leur  union. 


l'au-dela  111 

qu'Hoffmann  a  connue;  il  a  lu  ces  répertoires,  un  peu  démo- 
dés vers  1815,  et  il  les  cite  (Wiegleb,  Mauchart,  Nudow).  Il  a 
trouvé  dans  ces  ouvrages  de  rationalistes  l'écho  des  supersti- 
tions de  la  génération  précédente.  Et  d'ailleurs  la  situation  ne 
s'était  guère  améliorée  vers  1815  ;  l'histoire  du  magnétisme 
témoigne  d'une  recrudescence  de  superstitions  dès  le  réta- 
blissement de  la  paix,  et  les  assertions  des  contemporains  ne 
nous  laissent  plus  de  doute  à  cet  égard.  Oken  signale  que 
«  depuis  l'époque  où  l'Allemagne  s'est  sauvée  du  joug  de  la 
tyrannie  étrangère,  se  répand  de  toutes  parts  un  mysticisme, 
qui,  principalement  en  théologie,  mais  aussi  en  philosophie 
et  dans  les  sciences  naturelles,  cherche  à  repousser  toute 
connaissance  sérieuse  et  claire,  et  à  replonger  dans  l'obscurité 
les  idées  du  vrai  savoir...  »  (Isis,  1817,  p.  985  sq.).  Des  esprits 
sérieux  sont  emportés  par  le  courant  ;  Schubert  relit  Saint- 
Martin  (Selbstbiographie,  II,  482),  cite  Swedenborg  comme 
une  autorité,  et  laisse  paraître  dans  sa  «  Symbolique  du 
Rêve  »  un  mysticisme  —  un  peu  fantaisiste  —  que  Schelling 
considérait  comme  un  danger  «  pour  notre  esprit  scientifique 
proprement  allemand,  sérieux  et  sévère  »  (Schubert-Selbst- 
biogr.,II,  485).  C'est  le  temps  où  Jung  Stilling  croyait  aux  pré- 
dictions de  Cazotte  (Geisterkunde,  pp.  158-169;.  S'il  eût  connu 
«  le  comte  de  Gabalis  »  il  eût  sans  doute,  comme  au  siècle  pré- 
cédent Welling,  gravement  examiné  la  théorie  des  salamandres 
et  rejeté  comme  un  péché  l'idée  des  mariages  philosophiques 
[Welling,  Opus  mago-cabbalisticum  et  theosophicum,  1735]. 

Hoffmann  était  trop  intelligent  pour  faire  un  mystique  ou 
un  rationaliste.  Il  ne  fut  ni  «  SchwSrmer  »  ni  «  Aufklarer  », 
mais  simplement  «  enthousiaste  »  suivant  son  propre  terme. 
Il  eut  le  sens  du  mystère,  et  ne  crut  point  aux  miracles  ;  il 
aima  l'hallucination  sans  y  croire,  la  chérit  pour  l'épouvante 
qu'elle  lui  procurait,  et  fut  fâché,  comme  Kreisler,  qu  une 


112  LES  FAITS  ÉTRANGES 

explication  naturelle  vînt  dissoudre  le  merveilleux  (Murr, 
147-8).  Il  y  a  plus  d'estbétisme  que  de  pathologie  dans  ce 
goût  du  merveilleux  :  Hoffmann  y  a  recherché  la  sensation 
rare  et  profonde,  et  l'a  cultivée  comme  on  veut  retenir  une 
illusion  qui  plaît.  D'où  son  désir  de  passer  un  peu,  aux  yeux 
des  amis  et  des  visiteurs  naïfs,  pour  un  Liudhorst  ou  un  Gaba- 
lis  :  maître  Abraham,  c'est  Kreisler  retourné,  de  même  qu'il  y 
a  du  Lindhorst  et  de  l'Anselme  à  la  fois  chez  l'auteur  du  «  Vase 
d'or  ».  Dans  son  désir  de  sentir  un  peu  le  soufre  comme  ses  hé- 
ros, il  a  pris  pour  idéal  ses  propres  créations,  orienté  la  réalité 
de  son  existence  vers  la  fiction,  plus  belle,  qu'il  avait  rêvée. 

Mais  ne  nions  pas  non  plus  Kreisler;  Hoffmann  a  joué  avec 
les  esprits;  mais  il  a  cru  au  «  inonde  des  esprits  »  entrevu 
dans  les  brillantes  visions  du  rêve  ou  les  sombres  hallucina- 
tions de  la  folie  ;  —  il  a  cru  à  une  puissance  indéterminée, 
menaçante,  invisible  et  présente  partout,  guettant  l'homme, 
épiant  ses  moments  d'absence  pour  fondre  sur  sa  personna- 
lité, la  dissoudre,  la  dévorer,  s'emparant  de  lui  dans  la  crise 
magnétique  et  l'aliénation,  lui  envoyant  des  doubles,  et  bal- 
butiant dans  les  automates  ses  oracles  énigmatiques.  Voilà  le 
diable  qui  «  pose  sa  queue  partout  ».  Il  a  véritablement 
éprouvé  «  l'étrange  angoisse  que  cause  le  voisinage  d'un  prin- 
cipe spirituel  étranger,  venu  de  l'au-delà  »  (VII,  109).  Et 
comme  un  de  ses  héros  il  pourrait  dire  qu'il  n'a  point  vu  de 
fantômes,  mais  qu'une  «  puissance  inconnue,  inquiétante, 
passa  si  près  de  lui  qu'il  sentit  douloureusement  les  liens  dont 
elle  l'avait  garrotté  »  (VI,  116).  Il  a  soudain  entrevu  dans  sou 
moi  d'obscurs  abîmes  sans  fond,  perçu,  comme  à  travers  une 
hallucination,  les  sourds  accords  que  frappe  la  destinée  sur 
la  harpe  d'Eole  qu'est  l'âme  humaine.  Et  de  ce  monde  de 
l'au-delà  il  est  revenu  frémissant,  les  yeux  hagards,  le  cœur 
bouleversé. 


DEUXIÈME  PARTIE 
LES  THÉORIES 


CHAPITRE  V 
HOFFMANN  ET  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE 

Le  merveilleux  existe  ;  il  existe  non  pas  d'une  existence 
objective,  —  car  il  ne  se  manifeste  sous  aucune  forme  sensible, 
—  mais  d'une  existence  tout  intime,  propre  à  la  personnalité 
'du  sujet  et  variant  avec  elle.  Autrement  dit,  il  y  a  des  gens 
pour  qui  le  merveilleux  existe,  et  Hoffmann  est  de  ceux-là  : 
«  le  commerce  de  natures  spirituelles  supérieures  est  condi- 
tionné par  un  organisme  psychique  particulier  ;  et,  de  même 
que  la  force  de  création  poétique,  cet  organisme  est  un  pré- 
sent dont  l'Esprit  universel  favorise  celui  qu'il  aime  »  (Ele- 
mentargeist,  156).  Il  y  a  donc  aussi  des  gens  incapables  «  de 
concevoir  et  d'engendrer  le  divin  »  (ibid.)  ;  et  ceux-là,  Hoff- 
mann les  dédaigne.  Ce  sont  les  «  partisans  des  lumières  »  les 
«  Aufklàrer  »  ennuyeux  et  plats  qu'il  a  tant  de  fois  raillés  ; 
ce  sont  les  Paulmannet  les  Heerbraudpour  qui  Anselme  n'est 
qu'un  vulgaire  fou,  et  les  étudiants  qui,  dans  leur  fiole  de 
cristal,  n'ont  jamais  lu  et  ne  liront  jamais  les  livres  magiques 
de  la  bibliothèque  des  Palmiers.  Il  leur  reproche,  en  artiste, 

SUCHER.  8 


114  LES  THÉORIES 

de  faire  de  la  belle  existence  d'autrefois,  riche  en  émotions, 
une  vie  monotone  et  terre  à  terre;  aussi  bien  ont-ils  chassé  la 
fée  Rosabelverde,  la  fantaisie.  Le  charmant  conte  «  das 
fremde  Kind  »  n'est  qu'une  longue  satire  de  ce  rationalisme 
excessif.  Et,  dégoûté  des  platitudes  modernes,  le  poète  va 
même  jusqu'à  dédaigner  —  momentanément  —  les  bienfaits 
de  ces  «  lumières  »,  et  dit  ironiquement  des  procès  de  sorcel- 
lerie dont  il  avait  lu  si  souvent  d'ennuyeux  commentaires 
dans  ses  traités  de  magie  :  «  das  war  freilich  eiu  schlimmes 
Ding,  dem  unsere  schoue  Aufklaruug  ein  Ende  gemacht  hat  » 
(Brautwahl,  VIII,  33). 

Il  y  a  plus  :  ces  rationalistes  ennuyeux  et  pédants  sont 
encore  ignorants  et  superficiels  :  les  Leuwenhôck,  les  Swam- 
merdamm,  et  plus  encore  Mosch  Terpin.  ne  connaissent  rien 
de  la  nature  et  croient  avoir  pénétré  ses  secrets.  Qui  plus  est 
ils  commettent  un  crime  en  la  soumettant  à  leurs  expé- 
riences (Floh,  131  :  freveliges  Beginnen)  ;  ils  se  rendent  cou- 
pables d'irréligion  à  son  égard,  car  ils  manquent,  pour 
l'observer,  de  «  dévotion  »  (Andacht),  de  foi,  et  d'amour.  Us 
ne  connaissent  de  la  nature  que  les  détails,  l'apparence,  les 
phénomènes,  incapables  qu'ils  sont  d'embrasser  l'âme  du 
monde,  principe  spirituel  des  choses.  Et  par  là  ils  sont  incom- 
plets en  psychologie  comme  en  biologie.  Ils  souffrent  eux 
aussi  de  «  sérapionisme  »;  mais  tandis  que  le  martyr  imagi- 
naire jouissait  encore,  dans  son  oubli  du  monde  extérieur, 
d'une  sorte  de  «  connaissance  »  plus  haute,  que  lui  révélait  le 
monde  de  l'âme  —  c'est  précisément  ce  monde  de  l'âme, 
intime,  occulte,  et  au  fond  seul  réel,  que  les  rationalistes 
ignorent.  Ils  ont  perdu  le  lieu  des  phénomènes,  et  ne  saisis- 
sent de  la  réalité  «  qu'un  fantôme  qui  les  a  trompés,  comme 
des  enfants  d'une  indiscrète  curiosité  »  (XII,  131). 

Psychologie  d'Hoffmann.  —  Elle  est  dominée  par  la  concep- 


HOFFMANN  ET  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE  115 

tion  du  dualisme.  Hoffmann  distingue  deux  grandes  séries  de 
phénomènes  mentaux,  que  l'on  peut  appeler  la  série  des  états 
de  veille,  et  la  série  des  états  de  sommeil.  Ce  dualisme  psycho- 
logique est  une  des  conceptions  les  plus  générales  de  toute  la 
philosophie  de  la  Nature.  Schubert  désigne  d'une  façon  géné- 
rale par  états  de  sommeil,  le  sommeil  proprement  dit  et  les 
phénomènes  qui  lui  sont  apparentés  (somnambulisme,  folie, 
etc.,  cf.  Symbolik,  103-4)  et  fait  nettement  la  distinction  d'une 
«  double  série  d'états  »  (Symbolik,  107).  Avant  lui  Novalis 
avait  établi  la  même  bipartition;  il  voyait  dans  le  sommeil  un 
état  de  neutralisation,  dans  l'état  de  veille  un  état  de  polari- 
sation, c'est-à-dire  déterminé  par  la  présence  et  le  fonctionne- 
ment régulier  de  deux  principes  opposés  ;  dans  le  sommeil 
au  contraire,  «  le  corps  digère  l'âme  »  (Novalis,  II,  517-8). 

Comment  expliquer  ce  dualisme  psychique?  Quelles  forces 
opposées  sont  en  jeu  ?  Les  uns  voyaient  dans  l'état  de  sommeil 
un  ralentissement  d'activité  vitale  rabaissant  l'homme  jus- 
qu'au règne  végétal  :  c'était  la  représentation  de  Lichtenberg 
(édit.  Kûrschner,  p.  8o),  et  aussi  celle  de  Steffens:  «  La  nuit 
est  le  règne  de  la  végétation...  car  avec  la  disparition  de  la 
lumière,  recule  la  puissance  individualisante  de  la  terre  » 
(Grundzùge  der  philosophischen  Naturwissenschaft,  Berlin, 
1806,  p.  141).  De  même  Reil  faisait  «  le  discernement  d'une 
sphère  végétative  et  d'une  sphère  animale...  A  l'un  des  pôles 
le  côté  psychique,  à  l'autre  le  côté  physique  de  l'homme  » 
Reil,  Archiv,  VII,  212). 

En  termes  plus  proprement  psychologiques,  on  avait  attri- 
bué l'une  des  deux  séries  de  faits  à  «  l'âme  »  l'autre  à  1'  «  es- 
prit »,  en  entendant  par  âme  «  un  principe  commun  à  l'homme 
et  aux  animaux  (anima  animans)»  (Jung,  Geisterkunde,  281), 
par  esprit  au  contraire  le  principe  d'individualisation,  prin- 
cipe proprement  intellectuel  ;  c'est  au  fond  ce  qu'entendait 


116 


LES  THÉORIES 


Schubert  en  opposant  le  cerveau  et  le  système  ganglionnaire.  Et 
les  métaphysiens  postulaient  purement  et  simplement  l'anti- 
thèse générale  du  positif  et  du  négatif,  la  faisant  dériver  uni- 
quement «  de  la  duplicité  originelle  de  notre  esprit  »  (Schel- 
ling,  Weltseele,  27).  Dès  lors  on  n'est  plus  étonné  d'entendre 
Hoffmann  affirmer  si  résolument  «  la  duplicité,  qui  détermine 
seule  à  vrai  dire  notre  existence  terrestre  »  (VI,  54).  Bien  qu'au 
fond  il  n'ait  accepté  aucune  des  explications  proposées  (et  il 
connaissait  certainement  celles  de  Schubert,  de  Reil,  et  aussi 
celle  de  Schelling  —  car  il  a  lu  la  «  Weltseele  »),  il  a  retenu 
le  fait  sous  sa  forme  la  plus  générale  et  la  plus  abstraite. 

Les  philosophes  avait  déjà  remarqué  la  dissonance  de  cette 
double  rangée  de  séries,  et  signalé,  comme  Schubert,  «  la 
lutte  entre  l'homme  extérieur  et  l'homme  intérieur  »  (Sym- 
bolik,  69,  70).  Nous  savons  sous  quelles  formes  concrètes 
Hoffmann  a  figuré  cette  lutte  :  le  sentiment  de  double  person- 
nalité—  et  les  nombreuses  »  Zwangsvorstellungen  »dont  Schu- 
bert lui  fournissait  des  exemples  :  «  Nous  pensons  par  exemple 
au  mot  écrire,  et  nous  avons  en  même  temps  l'image  de  deux 
hommes  dont  l'un  porte  l'autre  sur  le  dos  »  (Symbolik  5)  et 
Schubert  parlait  presque  avec  le  même  effroi  «  des  deux  visages 
de  Janus  de  notre  nature  à  double  sens  »  (Symbolik,  69-70). 

Seulement  l'expression  diffère,  et  au  fond  la  conception 
n'est  pas  tout  à  fait  la  même  :  en  empruntant  les  mots,  Hoff- 
mann a  gardé  sa  sensibilité  propre  ;  pour  Schubert  le  prin- 
cipe des  états  de  sommeil  est  le  côté  nocturne  de  l'àme,  ce 
qu'il  appelle  dans  la  Préface  de  la  Symbolique  «  eine  gewisse 
partie  honteuse  der  menschlichen  Natur  »,  une  activité  latente, 
immanente,  au  fond  de  nature  inférieure,  par  cela  même 
qu'elle  est  commune  à  l'homme  et  aux  autres  êtres  ;  c'est 
toujours  le  rapportdame  vitale  à  esprit,  d'abdomen  à  cerveau, 
bien  qu'on  ne  refuse  pas  à  ce  principe  «  nocturne  »  une 


HOFFMANN  ET  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE  117 

«  connaissance  »  plus  approfondie  et  plus  immédiate.  Pour 
Hoffmann  le  principe  d'intuition  immédiate  est  non  plus  ani- 
mal, mais  spirituel,  «  ein  hôheres  geistiges  Prinzip  »  (début 
du  «  Magnétiseur  »)  qui  fait  appel  à  ce  qu'il  y  a  en  nous  de 
plus  délicat,  de  plus  subtil.  Cette  activité  n'est  plus  imma- 
nente, mais  transcendante  au  sujet  ;  elle  est  «  étrangère  », 
et  si  le  sujet  la  découvre  en  lui,  il  sait  pourtant  qu'elle  n'est 
pas  son  moi,  et  s'en  effraie  comme  d'une  «  possession  ».  Et 
c'est  pourquoi  cette  puissance  étrangère  est  presque  toujours 
une  puissance  ennemie. 

Cette  conception  dualiste  détermine  dans  une  certaine 
mesure  les  idées  morales  et  sociales  d'Hoffmann  :  il  a  vu  aussi 
dans  la  vie  sociale  la  même  lutte  de  l'homme  intérieur  et  de 
l'homme  extérieur,  ou  pour  mieux  dire,  de  l'idéal  et  de  la 
réalité;  car  l'idéal  n'est  pas  de  ce  monde,  Hoffmann  en  est 
persuadé  ;  la  poursuite  de  cet  idéal  va  nécessairement  faire 
surgir  le  dualisme  sous  la  forme  d'un  dilemme  moral;  le 
problème  que  se  pose  Auselme:  Véronique  ou  Serpentina? 
doit  dès  lors  être  transposé  de  la  façon  suivante  :  réalité 
banale,  ou  fantaisie  et  foi  poétique  ?  Le  même  problème  se 
pose  pour  Nathanaël  hésitant  entre  Clara  et  Olympia,  pour 
Frôbom  ayant  à  choisir  entre  Ulla  et  la  Reine  des  métaux  ; 
remarquons  d'ailleurs  qu'en  ces  deux  derniers  cas  l'idéal 
(c'est-à-dire,  au  sens  propre  du  mot,  l'être  créé  par  l'imagina- 
tion), est  démoniaque  plus  encore  que  Serpentina,  et  funeste 
au  sujet  qui  le  conçoit. 

Un  type  de  héros  cher  à  notre  poète  est  le  type  de  l'artiste 
impuissant,  dont  l'inspiration  se  tarit  parce  qu'il  profane  son 
idéal  féminin,  —  en  l'épousant.  Car  l'Art,  qui  vient  de  l'au-delà, 
est  lui  aussi  une  puissance  jalouse  et,  pareil  à  la  Reine  des 
mines  de  Faluu  ou  aux  salamandres  de  Gabalis,  il  punit  impi- 
toyablement les  infidèles  et  les  sacrilèges.  Quand  le  peintre 


118  LES  THÉORIES 

Berthold  (Jesuiterkirche)  veut  épouser  la  princesse  qu'il  aime, 
une  voix  secrète  l'avertit,  mais  en  vain,  de  songer  à  son  art 
(III,  11):  la  passion  terrestre  l'emporte  en  son  âme  ;  mais  alors 
la  puissance  artistique  abandonne  le  sacrilège,  et  quand  il 
veut  peindre  sa  bien-aimée,  «  Angiola,  Augiola,  son  idéal...  ne 
fut  plus  sur  la  toile  qu'une  figure  de  cire,  morte,  le  fixant  de 
ses  yeux  vitreux  »  (III,  111).  «  Der  Artushof  »  et  «  die  Fer- 
nate  »  reposent  aussi  sur  cette  conception.  L'étudiant  Anselme 
du  «  Vase  d'Or»  épouse,  il  est  vrai,  Serpentina  :  mais  leurs 
noces  se  célèbrent  au  pays  d'Atlantis,  d'où  l'on  ne  revient  pas. 

Il  fautdonc  fuir  le  monde  pour  trouver  l'idéal  :  une  pareille 
conception  était  bien  conforme  au  goût  qu'Hoffmann  parut 
toujours  avoir  d'une  existence  sédentaire,  monastique,  pure- 
ment contemplative,  uu  peu  à  la  façon  de  son  héros  Sérapion. 
Non  qu'il  eût  jamais  consenti  à  être  moine  :  on  en  fait  la  pro- 
position à  Kreisler,  qui  la  refuse  net.  Mais  Hoffmann  a  aimé, 
d'un  amour  un  peu  factice,  symbolique  si  l'on  veut,  cette  vie 
retirée  dont  il  fait  faire  l'éloge  à  Kreisler  (Murr,  250),  cette 
existence  désirée  de  ceux  qui  «  ne  pouvant  s'adapter  au  monde, 
sont  troublés  à  chaque  instant  par  le  flot  de  toutes  les  mes- 
quineries... ne  se  trouvent  bien  que  dans  la  solitude  qu'ils 
choisissent  eux-mêmes,...  sont  des  étrangers  et  restent  des 
étrangers  en  ce  monde,  parce  qu'ils  appartiennent  à  une  exis- 
tence plus  haute  »  (Murr  250).  Il  a  volontiers  mis  des  philo- 
sophes au  couvent,  et  beaucoup  de  ses  moines  sont  de  ces  âmes 
d'élite  auxquelles,  dans  la  paix  de  l'Église,  la  connaissancemys- 
tique  s'est  révélée  ;  de  ce  nombre  sont  le  supérieur  de  Médard, 
et  aussi  le  moine  Cyrille.  Et  le  poète  sait  gré  à  l'Église  catho- 
lique de  laisser  se  développer  dans  son  sein  un  mysticisme  qui 
dépasse  la  portée  des  articles  de  foi  :  «  n'est-ce  pas  magnifique, 
dit  Cyrille,  que  notre  Église  s'efforce  à  saisir  les  liens  mysté- 
rieux qui  nouent  le  sensible  au  supra-sensible?  »  (Elixirs,  23). 


HOFFMANN  ET  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE  119 

Hoffmann  savait  bien  aussi  que  c'est  une  église  de  fantaisie 
qu'il  nous  présentait  là  ;  aussi  bien  son  idéal  de  vie  monacale 
cachait-il  au  fond  le  désir  d'un  chez  soi  paisible,  où  la  vie 
contemplative  pût  dérouler  ses  hallucinations  à  l'abri  de  la 
réalité  extérieure,  la  nostalgie  d'une  Atlantide  terrestre  : 
«  Laissez  moi  croire  qu'après  les  coups  d'une  tempête  mena- 
çante., la  faveur  du  destin  apaisé  me  fera  aborder  à  une  île, 
où  je  serai  sauvé...  »  (Murr  248).  Conception  commune  aux 
romantiques,  et  qui  cadrait  bien  d'ailleurs  avec  l'opposition 
de  la  réalité  et  de  l'idéal,  telle  qu'Hoffmann  se  la  représentait. 

Dualisme  de  la  nature.  —  Pour  les  philosophes,  le  dualisme 
de  la  nature  tout  entière  est  corrélatif  à  la  duplicité  des 
séries  psychologiques,  ou  plutôt  cette  dernière  n'est  qu'une 
forme  particulière  de  la  duplicité  universelle.  Car  l'homme 
n'est  qu'un  microcosme,  reflet  fidèle  du  macrocosme  :  c'est  ce 
qu'exprime  la  théorie  du  système  ganglionnaire  chez  Schu- 
bert ;  et  Hufeland,  traitant  de  la  Sympathie,  ne  pouvait  man- 
quer de  dire  que  dans  l'organisme  humain,  l'expression  la 
plus  complète  de  la  vie,  «  se  mire  toute  la  nature  ;  il  forme  un 
nioude  pour  soi,... et  reste  néanmoins  dans  les  cadres  delà 
nature,  simple  membre  de  l'organisme  mondial  général  » 
(63-64).  Bieu  qu'Hoffmann  n'ait  pas  exprimé  cette  idée  aussi 
nettement  et  sous  sa  forme  abstraite,  elle  est  en  un  certain 
sens  au  fond  de  ses  représentations,  et  l'homme,  sujet  à  la 
sympathie  sous  ses  aspects  les  plus  divers,  formé  de  moi  et  de 
non-moi,  ne  peut  manquer  d'offrir  en  sa  personne  un  abrégé 
de  l'univers- 

Quant  au  dualisme  universel,  Hoffmaun  l'affirme  expressé- 
ment :  «  Il  y  aurait  là  beaucoup  à  dire  sur  l'instinct  sensuel, 
sur  la  malédiction  du  péché  originel,  et  l'étincelle  céleste  de 
Prométhée,  qui  allume  dans  l'amour  la  véritable  communauté 
spirituelle  des  sexes  contraires,  qui  forme  proprement  le 


120  LES  THÉORIES 

dualisme  nécessaire  de  la  nature  »  (Meister  Floh,  121).  Nous 
avons  vu  cette  duplicité  affirmée  par  Schelling  sous  la  forme 
très  générale  de  la  polarité.  Hufeland  et  Schubert  voient  aussi 
sous  l'aspect  d'un  «contraste général  »  (Hufeland,  Sympathie, 
63)  l'ensemble  des  phénomènes  dont  se  compose  Tuuivers 
(Schubert,  Ahndungen,  I,  chap.  vi).  L'un  des  principes  fon- 
damentaux de  la  philosophie  d'Okeo  est  qu'il  n'y  a  «  point 
de  monde  sans  force  polaire,  et  d'une  façon  générale  rien  du 
tout  sans  polarité  »  (Lehrbuch  der  Naturphilosophie,  1831, 
p.  17-19). 

Sous  quelles  formes  particulières  envisage-t-on  ce  dua- 
lisme ?  Ici  les  philosophes  de  la  nature  ont  posé  des  séries 
d'antithèses  équivalentes,  où  les  concepts  les  plus  hétérogènes 
en  apparence  se  trouvent  finalement  ramenés  à  une  antithèse 
générale.  La  forme  la  plus  vague  est  celle  de  la  polarité  :  on 
distingue  un  principe  positif  et  un  principe  négatif,  sans  dire 
encore  en  quoi  ils  consistent  (Weltseele,  26-27).  Puis  on 
applique  à  tous  les  aspects  de  la  vie  cette  antithèse  générale, 
et  partout  on  tâche  de  la  retrouver  :  en  physique  c'est  l'oppo- 
sition de  la  lumière,  principe  positif,  à  la  pesanteur  (Welt- 
seele, 4fï.)  ;  cette  opposition  constitue,  dit  Hufeland,  le  con- 
traste originel,  Urgegensatz  (Sympathie,  22)  ;  Schubert  fait 
dater  le  commencement  du  monde  organique  de  «  l'apparition 
de  la  lumière,  le  premier  pur  représentant  d'une  influence 
supérieure  »  (Ansichten,  383).  Et  dans  un  jeu  d'abstractions 
d'ailleurs  facile,  tous  s'ingénient  à  poser  des  équations  de  con- 
cepts. Positifs  sont  :  la  lumière  (c'est-à  dire,  d'après  Hufeland, 
l'activité),  l'animal,  le  principe  mâle  ;  leurs  contraires  sont 
négatifs:  l'essence  passive  (das  Sein),  la  plante,  le  principe 
féminin  (Sympathie,  22-30.  ft/.Oken,  Naturlehre43).  Hoffmann 
avait  peu  de  goût  pour  ces  opérations  à  vide.  Mais  il  est  évident 
que  quelques-uns  de  ces  contrastes  lui  apparaissaient  sous  des 


HOFFMANN  ET  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE 


121 


formes  concrètes  :  l'idée  de  l'union  magnétique  est-elle  autre 
chose  que  l'idée  d'une  neutralisation  des  deux  principes  posi- 
tif et  négatif,  masculin  et  féminin  ?  Schubert  conçut  une 
forme  plus  proprement  morale,  historique,  du  contraste  uni- 
versel :  il  y  vit  l'opposition  de  l'idéal  et  de  la  matière,  d'un 
présent  actuel  imparfait  et  d'un  futur  meilleur,  jetant  ses 
germes  dans  l'existence  présente,  et  suscitant  dans  l'âme  uu 
ardent  désir  de  vie  plus  haute.  (Ansichten,  317-8).  C'est  ce 
qu'Hoffmann  appelait  la  lutte  entre  l'homme  intérieur  et 
l'homme  extérieur,  ou  encore  ce  qu'il  décrivait  en  termes  plus 
généraux  comme  le  combat  de  deux  principes,  l'un  supérieur, 
l'autre  subordonné  ;  ce  combat  se  livre  dans  l'individu  sous 
des  aspects  divers  :  c'est  la  prise  de  possession  magnétique,  la 
domination  d'Alban  sur  Marie  —  c'est  aussi  la  lutte  de  Serpen- 
lina  et  de  Veronika  dans  l'esprit  d'Anselme  — et  c'est  encore 
l'opposition  de  l'art  et  de  la  vie.  «  Il  faut,  dit  Schubert,  à  chaque 
nature  vivante,  d'un  côté  l'influence  supérieure  et  de  même 
de  l'autre  côté  une  matière  subordonnée,  une  base  »  (Ansich- 
ten, 178).  Ces  bases,  ce  sont  dans  les  nouvelles  d'Hoffmann 
les  magnétisés  et  les  possédés,  jouets  de  forces  supérieures  qui 
les  plient  à  leurs  desseins. 

Rapports  de  l'homme  et  de  la  nature.  —  Enfin  — et  c'est  ici  la 
théorie  de  Schubert  que  nous  avons  en  vue  —  il  y  a  une  troi- 
sième grande  forme  de  duplicité  :  l'homme  et  la  nature  ne  se 
comprennent  plus,  ou  du  moins  l'homme  n'a  plus  qu'une  con- 
naissance indirecte  de  la  nature,  au  lieu  de  l'intuition  immé- 
diate qu'il  en  eut  en  des  temps  meilleurs.  Cette  théorie  n'a  pas 
été  sans  influence  sur  Hoffmann  :  elle  est  le  point  de  départ 
de  ses  mythes. 

En  somme  un  triple  dualisme,  une  triple  dissonance  : 
l'homme  est  divisé  en  lui-même,  la  nature  est  divisée  en  elle- 
même,  l'homme  et  la  nature  sont  divisés  entre  eux:  tel  est 


122  LES  THÉORIES 

l'état  actuel.  11  y  en  eut  sans  doute  un  meilleur,  et  l'on  peut 
encore  espérer  passer  de  cette  série  de  désaccords  que  présente 
l'existence  présente  à  un  état  d'harmonie  parfaite  où  l'homme 
et  la  nature,  après  avoir  rétabli  l'accord  de  leurs  éléments 
intimes,  se  pénétreraient  amoureusement  :  cet  état  serait  le 
«  hohere  kùuftige  Dasein  »  dont  rêve  Schubert,  et  dont  les 
germes  nous  sont  donnés,  dit-il,  dans  l'existence  actuelle. 
Hoffmann  se  pose  le  même  problème  et  croit  pouvoir  le 
résoudre  de  la  même  façon  :  les  dissonances  superficielles 
trahissent,  dit-il,  «  une  profonde  harmonie  fondamentale  »  et 
un  jour,  se  trouvera  réuni  dans  une  joie  ineffable  tout  ce  qu  i 
est  encore  divisé  (XII,  75).  Pour  parvenir  à  cette  harmonie 
souhaitée,  deux  voies  nous  sont  ouvertes  :  l'une,  directe,  nous 
mène  à  la  «  Connaissance  suprême  »  si  nous  sommes  assez 
forts  pour  la  suivre;  —  l'autre  nous  conduit  indirectement  à 
cette  même  Connaissance,  à  l'aide  d'un  médiateur.  Les  per- 
sonnages de  la  vie  réelle  ont  recours  à  un  magnétiseur  ou  à 
un  sorcier;  les  héros  des  mythes  atteignent  le  but  sans  aide 
étrangère,  de  leurs  propres  forces. 


CHAPITRE  VI 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE 

Avant  d'arriver  à  l'harmonie,  demandons-nous  d'où  vient 
la  dissonance  générale  qui  caractérise  la  réalité  présente. 
Cette  dissonance  est-elle  le  phénomène  primordial  ?  Est-elle 
au  contraire  d'origine  plus  récente,  et  les  «  germes  »  d'exis- 
tence future  que  nous  portons  en  nous,  et  qui  nous  révèlent 
l'harmonie  fondamentale  de  la  Nature,  ne  seraient-ils  pas,  en 
même  temps  que  des  présages  d'avenir  et  des  messagers  de 
félicité,  les  survivants  d'un  passé  plus  heureux?  Les  poètes 
de  tout  temps  ont  fait  l'hypothèse  de  l'Age  d'Or  pour  résoudre 
cette  question,  et  cette  même  hypothèse  a  été  reprise  —  sous 
d'autres  termes  —  par  les  philosophes  de  la  nature  :  «  L'his- 
toire de  la  jeunesse  de  l'humanité,  dit  Stefïens,  présente  des 
générations  plus  heureuses,  intimement  alliées  à  la  nature  » 
(Grundzûge  der  philosophischen  Naturwissenschaft,  Einlei- 
tung,  IX). «  Les  plus  anciens  documents,  dit  aussi  Ritter,  sont 
tous  d'accord  que  l'homme  s'est  trouvé  un  jour  avec  la  terre 
et  l'univers  dans  un  état  d'accord  et  d'union  »  (Physik  als 
Kunst,  3).  Débordant  les  cadres  de  la  «  Naturphilosophie  », 
cette  conception  du  paradis  perdu  pénétrait  l'histoire  :  Kanne, 
exposant  les  plus  anciennes  croyances  de  l'humanité,  suppo- 
sait en  principe  l'homme  doué  «  d'une  vie  plus  spirituelle, 
semblable  à  Dieu,  d'une  intuition  plus  haute  dans  les  profon- 


124  LES  THÉORIES 

deurs  de  la  divinité  »,  intuition  innée  aux  premières  généra- 
tions, dont  nous  ne  sommes  plus  que  les  bâtards  (Pantheum 
der  àltesten  Naturphilosophie,  die  Religion  aller  Vôlker. 
Tùbingen,  1811,  p.  4).  Nous  ne  voyons  plus  dans  les  phéno- 
mènes de  l'actualité  qu'une  «  répétition  morte,  que  nous  ne 
comprenons  pas.  La  signification  de  l'hiéroglyphe  manque. 
Nous  vivons  encore,  disait  Novalis,  du  fruit  de  temps  meil- 
leurs «  (II,  94  ;  II1  309). 

Théorie  des  trois  époques.  — La  plupart  croyaient  aussi  à  un 
retour  de  cet  Age  d'Or,  au  paradis  retrouvé.  De  sorte  que  l'on 
distinguait  dans  l'évolution  de  l'humanité  trois  grandes 
époques,  l'époque  intermédiaire  étant  celle  où  nous  sommes. 
Novalis  a  très  nettement  formulé  cette  théorie  :  la  connais- 
sauce  médiate,  dit-il,  caractérise  la  deuxième  époque  :  «  la 
première  époque  est  celle  du  chaos.  La  troisième  est  l'époque 
de  synthèse,  —  la  connaissance  médiate-immédiate,  jouis- 
sance et  contact  »  (H,  518).  D'une  façon  plus  générale,  il  y  a 
dans  toute  évolution  trois  périodes,  dont  la  troisième  est  au 
fond  un  retour  à  la  première.  On  trouve  partout,  dit  Schu- 
bert, «  une  forme  fondamentale  dont  les  choses  s'écartent  à 
leur  origine,  et  à  laquelle  elles  retournent  lorsqu'elles  passent 
à  une  nouvelle  existence  plus  haute  »  (Ansichten,  21).  De 
même,  aux  yeux  de  Novalis,  «tout  est  dans  le  monde  de  l'ave- 
nir comme  dans  le  monde  du  passé,  et  pourtant  totalement 
différent  :  le  monde  de  l'avenir  est  le  chaos  rationalisé  ». 

Tous  les  «  Naturphilosophen  »  ont  eu  l'idée  de  cette  tripar- 
tition.  Ils  ont  posé  à  l'origine  l'homogénéité  (le  chaos  de  Nova- 
lis, la  «  Grandharmonie  »  de  Schubert  et  d'Hoffmann)  ; 
comme  deuxième  époque  ils  ont  indiqué  la  polarité;  enfin 
ils  ont  eu  l'idée  d'un  retour  au  stade  primitif,  ou  plus  exacte- 
ment d'une  neutralisation  par  synthèse  des  deux  états  anté- 
rieurs. Ils  ont  conçu  en  somme  l'existence  d'une  période  ana- 


LA.  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  125 

lytique  et  critique  entre  deux  périodes  de  synthèses,  dont  la 
première  est  a  priori,  antérieure  à  toute  scission,  l'autre  au 
contraire  a  posteriori,  par  là  plus  riche  et  plus  haute  que  la 
première. 

Il  est  nécessaire,  dit  Schelling,  de  «  se  figurer  la  matière 
comme  primitivement  homogène»  (Weltseele,  18).  Oken,pour 
qui  chaque  chose  est  polarisée,  pose  toutefois  à  l'origine  une 
monade  éternellement  une,  comme  le  zéro  des  mathéma- 
tiques (Naturphiiosophie,  p.  16). 

Relativement  à  l'homme,  cette  harmonie  signifie  union 
intime  avec  la  nature;  l'homme  est  au  début,  dit  Ritter,  «une 
image  de  la  nature,  semblable  à  elle  ;  —  parfait,  mais  par  la 
nature, —  une  nature  en  petit  »  (Physik,  13).  Schubert,  poé- 
tisant cette  abstraction,  fait  de  la  nature  la  mère  de  cette 
humanité  naissante  à  peine  sortie  de  son  sein  :  «  notre  race 
n'était  primitivement  qu'une  partie  de  la  mère,  dont  l  a 
engendrée  une  influence  supérieure,  a  pris  part  à  son  exis- 
tence et  à  son  essence  parfaite  »  (Ansichten,  8).  Or  c'est  là 
une  image  qu'Hoffmann  a  reprise  dans  ses  mythes.  La 
«  mère  »  dont  il  est  question  au  début  du  mythe  du  Vase 
d'Or  (3e  veille,  I,  189),  n'est  évidemment  que  la  Nature;  et 
c'est  une  représentation  encore  familière  à  fauteur  de  «  Bram- 
billa  »  ;  il  est  dit  du  roi  Ophioch,  qui  ne  peut  plus  comprendre 
la  nature,  qu'un  «  démon  sombre  et  terrible  l'avait  brouillé 
avec  la  Mère  »  et  dans  la  voix  du  démon,  Ophioch  croyait 
entendre  «  la  voix  de  la  Mère  irritée,  qui  essayait  maintenant, 
en  ennemie,  de  détruire  son  propre  enfant  dégénéré  »  (XI, 
45). 

Cette  première  époque,  quoique  plus  heureuse  que  le  temps 
présent,  et  douée  d'une  connaissance  immédiate,  n'en  est  pas 
moins  une  période  de  valeur  négative,  par  là  d'ordre  infé- 
rieur :  elle  est  au  temps  présent  ce  que  le  système  ganglion- 


126 


LES  THÉORIES 


naire  est  au  système  cérébral,  ce  que  l'intuition  précédant 
l'analyse  est  à  la  pensée  abstraite  :  c'est  «  le  plus  haut  som- 
met de  la  négativité  »  (Ansichten,  21)  et  rien  de  plus.  Bientôt 
l'humanité-enfant  s'arrachera  à  la  poitrine  de  sa  mère  pour 
trouver  son  père,  l'idéal  divin  (Ansichten,  8). 

Mais  dans  cette  période  primordiale,  l'homme  a  joui  d'une 
révélation  due  au  commerce  direct  de  la  nature. 

Schubert  a  insisté  sur  ce  caractère  de  l'époque  primitive,  et 
Hoffmann  y  est  revenu  à  plusieurs  reprises  ;  il  a  copié  Schu- 
bert mot  à  mot  dans  le  passage  suivant  : 


Automate  VII,  95. 

In  jener  Urzeit  des  menschli- 
chen  Geschlechts,  als  es,  um  mich 
ganz  der  Worte  eines  geistrei- 
chen  Schriftstellers  zu  bedienen 
(Schubert  in  den  Ansichten  von 
der  Nachtseite  der  Naturwissen- 
schaft)  in  der  erstenheiligen  Har- 
monie mit  der  Natur  lebte,  er- 
fùllt  von  dem  gôttlichen  Instinkt 
der  Weissagung  und  Dichtkunst, 
als  der  Geist  des  Menschen  nicht 
die  Natur,  sondern  dièse  den  Geist 
des  Menschen  erfasste,  und  die 
Mutter  das  wunderbare  Wesen, 
das  sie  geboren,  noch  aus  der 
Tiefe  ihres  Daseins  nàhrte,  da 
umfing  sie  den  Menschen  wie  im 
Wehen  einer  ewigen  Begeisterung 
mit  heiliger  Musik. 


Ansichten,  4. 

Noch  in  der  ersten  heiligen 
Harmonie  mit  der  Natur,  ohne 
eignen  Willen,  erfûllt  von  dem 
gôttlichen  Instinkt  der  Weissa- 
gung und  Dichtkunst,  sehen  wir 
unser  noch  junges  Geschlecht, 
unter  dem  Scepter  des  Uranus 
froh.  Damais  hat  nicht  der  Geist 
des  Menschen  die  Natur  sondern 
dièse  den  Geist  des  Menschen  le- 
bendig  erfasst... 

Ansichten,  6. 

. . .  den  Geist  von  einer  hohen  Na- 
turandacht  bewegt,  und  von  dem 
Wehen  einer  ewigen  Begeiste- 
rung durchdrungen. 


11  est  fait  aussi  allusion  à  cette  révélation  dans  Brambilla: 
il  reste  encore  dans  l'âme  d'Ophioch  «  des  échos  de  ce  mer- 
veilleux passé  de  joie  suprême,  où  la  nature,  choyant  l'homme 
comme  son  enfant  chéri,  lui  permettait  l'intuition  immédiate 


LA  CONNAISSANCE.  —  I.E  MYTHE  127 

de  toute  essence,  et  avec  elle  la  compréhension  de  l'idéal 
suprême,  de  la  plus  pure  harmonie  »  (XI,  45). 

Mais  l'homme  a  perdu  cette  intuition  immédiate.  Il  s'est 
«  brouillé  avec  la  nature  ».  On  constate  dans  tout  l'univers  la 
lutte  de  deux  principes  qui,  d'après  les  «  Naturphilosophen  », 
étaient  à  l'origine  unis.  «  La  lutte  entre  ces  deux  principes  se 
laisse  poursuivre  à  travers  les  stades  d'évolution  les  plus 
divers...  jusqu'au  point  où  enfin  le  principe  de  destruction 
sera  vaincu  par  son  antagoniste,  et  où  viendra  une  période  de 
perfection,  sans  luttes,  un  règne  de  paix  »  (Symbolik,  37). 
Présentée  sous  cette  forme,  l'époque  actuelle,  époque  de 
polarité,  est  en  même  temps  une  époque  d'imperfection.  «  Un 
jour  viendra,  dit  Novalis,  où  la  polarité  disparaîtra.  Elle 
entre  dans  le  système  avant  qu'il  soit  parfait. . .  suscite  une  scis- 
sion de  ce  qui  est  nécessairement  uni,  une  animosité,  une 
suppression  et  une  limitation  réciproques  »  (II,  438).  On  con- 
naît les  idées  d'Hoffmann  sur  l'imperfection  du  temps  actuel, 
et  en  même  temps  son  regret  du  «  merveilleux  passé  de  joie 
suprême  »,  son  espérance  d'une  «  existence  à  venir  plus 
haute  ».  Et  d'où  vient  cette  imperfection  actuelle?  De  la 
liberté  du  sujet;  l'homme  a  délibérément  déchiré  le  lien  qui 
l'unissait  à  sa  Mère,  «  son  propre  vouloir  s'est  opposé  à  la  voix 
de  la  Mère  »  (Ansichten,  9).  La  liberté  a  fait  irruption  dans  le 
fatalisme  naturel,  et  de  là  est  né  le  péché,  de  là  vient  la 
déchéance.  Car  tout  éloignement  de  la  nature,  toute  désobéis- 
sance à  ses  règles,  est  en  un  certain  sens  péché  «  la  cause  de 
toutmal»  (Novalis,  II,  230).  Pour  les  philosophes  naturalistes, 
l'individu  est  un  principe  d'arbitraire,  l'individuation  l'ori- 
gine de  toute  dissonance;  l'homme  a  commis  un  crime  de 
lèse-nature  en  voulant  mener  une  existence  à  part,  ein  «Daseyn 
fur  Sich  Selbst  »  (Ritter,  Physik,  14).  Tout  cela  revient  à 
exprimer  l'antithèse  de  la  pensée  abstraite  et  de  l'intuition, 


128  LES  THÉORIES 

et  aussi,  en  termes  sociaux,  le  contraste  entre  la  religion,  c'est- 
à-dire  la  révélation,  et  la  science  (Nov.,  II,  273).  Ni  l'une  ni 
l'autre  de  ces  oppositions  n'a  échappé  à  Hoffmann  :  nous 
avons  vu  qu'il  considérait  comme  un  sacrilège  (freveliges 
Beginnen)  les  entreprises  de  Mosch  Terpin  et  de  Swammer- 
damm  sur  la  nature  ;  —  ils  sont  si  éloignés  d'elle  qu'ils  ne 
la  comprennent  plus.  Non  point  qu'Hoffmann  condamne  la 
science  en  elle-même,  mais  il  lui  semble  que  l'esprit  critique 
seul  est  incapable  de  pénétrer  le  mystère  universel;  le  savant 
doit  être  en  même  temps  un  croyant,  et  postuler  avant 
tout  le  mystère  universel.  Il  faut  s'approcher  avec  dévotion 
du  temple  d'Isis  ;  c'est  un  crime  que  de  soulever  d'une 
main  profane  le  voile  qui  couvre  la  statue  de  la  déesse 
(Unheimlicher  Gast,  VIII,  128).  On  ne  peut  être  initié  à  ses 
mystères  que  sur  l'ordre  de  la  reine  elle-même  (VII,  12). 

On  retrouve  fréquemment  aussi  chez  Hoffmann  l'antithèse 
de  la  pensée  et  de  l'intuition  :  c'est  le  point  de  départ  du 
mythe  d'Ophioch  (Brambilla).  Toute  la  maladie  mentale  du 
roi  vient  de  ce  qu'en  lui  «  la  pensée  a  détruit  l'intuition  » 
(XI,  47).  Ce  qui  veut  dire  aussi,  nous  l'avons  vu,  qu'il  a 
perdu  le  commerce  de  la  nature.  Car  la  pensée  est,  selon 
Schubert,  «  le  beau  serpent  vert,  la  claire  conscience  de  soi- 
même,  la  réflexion,  celle-là  même  qui  jadis  fit  déchoir  l'es- 
prit de  l'homme  de  l'innocence  de  sa  première  enfance  » 
(Ansichten,  324). 

D'où  le  déchirement  actuel  entre  l'homme  et  la  nature. 
Hoffmann  néanmoins  neva  pas  jusqu'à  dire  que  toute  indivi- 
duation  est  nécessairement  un  «  péché  »  et  une  déchéance,  il 
n'a  point  fait  de  la  liberté  la  source  de  tout  mal.  Il  s'est  gardé 
d'idées  si  générales,  n'a  guère  emprunté  aux  philosophes  que 
des  bribes  d'idées,  des  représentations  poétisées  déjà  ou  poé- 
tisables.  Il  doit  encore  directement  à  Schubert  ce  qu'il  nous 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE 


129 


dit  de  cette  désunion  entre  l'homme  et  la  nature  :  telles  les 
anecdotes  qu'il  raconte  sur  la  «  voix  du  diable  »  en  citant 
Schubert  comme  sa  source  : 


VIII,  94. 

Der  rnerkwùrdigste  jener  Na- 
turtône  ist  die  Luftmusik  oder 
sog.  Teufelsstimme  auf  Ceylon 
und  in  den  benachbarten  Landern, 
deren  Schubert  in  seinen  Ansichten 
von  der  Nachtseite  der  Natur- 
wissenschaft  gedenkt. 

VII,  95. 

Jene  Luftmusik  oder  Teufels- 
stimme auf  Ceylon,...  die  eine  so 
tiefe  Wirkung  auf  das  menschliche 
Gemùt  aùssert,  dass,  selbst  die 
ruhigsten  Beobachter  sich  eines 
tiefen  Entsetzens,  eines  zerschnei- 
denden  Mitleids  mit  jenen  den 
menschlichen  Jammer  so  entsetz- 
lich  nachahmenden  Naturtônen 
nicht  erwehren  kônnen. 

Id.  Unheiml.  Gast,  VII,  94. 

...  aber  wie  kommt  es  denn, 
dass  aile  Naturlaute,  deren  Ur- 
sprung  wir  genau  anzugeben  wis- 
sen,  uns  wie  der  schneidendste 
Jammer  tônen  und  unsere  Brust 
mit  dem  tiefsten  Entsetzen  erfùl- 
len? 


Ansichten,  64. 

...  jenes  merkwùrdige  Phiino- 
men,  welches  unter  dem  Nahmen 
Luftmusic,  oder  Teufelsstimme, 
auf  Ceylon  und  in  den  benach- 
barten Landern  wahrgenommen 
ist... 

Ansichten,  65. 

...  Am  meisten  Aehnlichkeit 
hat  sie  mit  einer  tiefen  klagenden 
Menschenstimme,  hierbey  aber 
pflegt  sie,  wie  aile  Naturtône, 
eine  so  tiefe  Wirkung  auf  das 
menschliche  Gemùt  zu  âussern, 
dass  selbst  die  ruhigsten  und  ver- 
standigsten  Beobachter,  welche  die 
natùrliche  Entstehung  dieser  Na- 
turbegebenheitwohleinsehen,  sich 
eines  tiefen  Entsetzens,  und  gleich- 
sameineszerschneidenden  Mitleids 
mit  jenen,  den  menschlichen  Jam- 
mer so  entsetzlich  nachahmenden 
Naturtônen  nicht  erwehren  kôn- 
nen. 

[En  note]  :  Klagend,  wie  aile 
Tône  der  jetzigen  planetarischen 
Natur. 


Gomment  s'opérera  maintenant  ce  retour  à  la  première 
époque,  cette  synthèse  plus  haute  que  la  première?  Novalis 
prédit  une  moralisation  de  la  nature;  un  jour  viendra,  dit-il, 
où  la  nature  sera  absorbée  par  l'esprit  humain;  nous  sommes 
ses  «  éducateurs,  ses  tangentes  morales,  ses  attraits  moraux» 
(II,  495).  Ainsi  nous  avons  une  mission  à  remplir  ici-bas 

Sociier.  9 


130  LES  THÉORIES 

(II,  9),  c'est  de  spiritualiser  l'univers.  C'est  bien  ce  qu'entend 
Hoffmann  par  la  lutte  entre  le  principe  psychique  supérieur 
et  le  principe  subordonné;  c'est  le  prétexte  que  donnent 
Alban,  Médard  et  Euphémie  pour  justifier  leurs  crimes  :  eux 
aussi  se  croient  ou  se  disent  appelés  à  une  mission,  se  pré- 
tendent de  simples  «  moyens  se  pliant  à  la  volonté  suprême, 
pour  servir  le  but  suprême  qu'elle  s'est  proposé  »  (Elixirs,  62). 
Alban  s'imagine  contribuer  en  quelque  sorte  à  cette  morali- 
sation  de  la  nature  en  prenant  possession  de  1  ame  de  Marie  : 
les  mots  de  Novalis,  «  un  jour  il  n'y  aura  plus  de  nature  », 
s'appliquent  exactement  au  rapport  magnétique,  où  le  malade 
représente  la  nature  de  Novalis,  la  «  base  »  de  Schubert,  éla- 
borée et  finalement  absorbée  par  le  principe  psychique  qu'est 
le  magnétiseur.  L'influence  de  1'  «  idéalisme  magique  »  s'est 
manifestée  plus  directement  encore  chez  Hoffmann.  Novalis 
définit  la  magie  «  l'art  de  se  servir  arbitrairement  du  monde 
sensible...  Dans  la  période  de  la  magie  le  corps  sert  à  l'âme, 
ou  au  monde  des  esprits»  (II,  306,  éd.  de  1802  :  II,  297).  Il  dit 
encore  que  l'esprit  est  absolument  capable  de  donner  au  corps 
telle  direction  qui  lui  plaît  ;  l'homme  parvenu  au  stade 
magique  aura  la  puissance  «  de  contraindre  ses  sens  à 
produire  la  forme  qu'il  exigera,...  de  plus  il  aura  le  pouvoir 
de  se  séparer  de  son  corps  s'il  le  trouve  bon  »  (II,  175,  éd.  de 
1802  :  II,  299-300).  Cette  conception,  nous  la  retrouvons  dans 
les  Elixirs  :  «  A  ton  aspect  si  étrange,  dit  Euphémie  à  Médard, 
et  que  tu  ne  dois  pas  à  ton  habillement  seul,  il  me  semble 
que  le  spirituel,  se  soumettant  au  principe  dominateur  qui  le 
conditionne,  agit  sur  l'extérieur  avec  une  force  merveilleuse, 
donnant  même  au  corporel  une  nouvelle  forme  et  un  nouvel 
aspect,  qui  le  fait  paraître  conforme  à  la  destination  pro- 
posée »  (II,  62).  Semblable  aux  héros  futurs  dont  Novalis  est 
le  prophète,  Anselme,  le  héros  du  «  Vase  d'Or  »  est  un  désin- 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  131 

carné  ;  le  pouvoir  psychique  a  chez  lui  tant  de  force  qu'il 
recrée  un  monde  conforme  au  monde  intérieur,  et,  suivant 
l'expression  de  Novalis,  «  des  formes  capables  de  vivre  dans 
son  monde  »  (II,  175).  Anselme  est  un  «  mage  physique  »  sou- 
verain maître  de  la  nature;  il  n'accepte  pas  la  vie  qui  lui  est 
«  donnée  »  ;  l'idéal  que  Novalis  proposait  :  «  la  vie  doit  être 
un  roman  fait  par  nous-mêmes  »  (II,  110),  Anselme  le  réalise 
au  sens  propre  du  mot.  C'est  un  «  suicide  philosophique»  qui 
lui  a  ouvert  le  royaume  d'Atlantis  et  l'a  conduit  au  pays  de 
la  Connaissance  ;  les  ratioualistes  diront  plus  simplement 
qu'il  est  mort  fou. 

Mais  l'âge  d'or  rêvé,  l'existence  future  plus  haute,  sont-ils 
possibles  ?  Les  «  Naturphilosophen  »  l'ont  cru.  Tous,  à  la  des- 
cription de  l'âge  d'or  passé,  ont  joint  l'espérance  consolante 
de  son  retour.  De  même  Hoffmann,  au  moins  dans  ses  mythes  ; 
le  roi  Ophioch,  qui  entend  dans  la  nature  «  les  voix  hurlantes 
de  gémissements  déchirants  »  (un  souvenir  de  la  fameuse 
«voix  du  Diable  »),  croit  aussi  voir  «  briller  dans  ces  sons 
épouvantables  une  lueur  d'espérance...  »  (Brambilla,  XI,  46)  ; 
et  il  se  dit  que  la  Mère  ne  restera  pas  irritée.  Donc  une  récon- 
ciliation est  possible  ;  elle  est  même  cherchée,  au  dire  de 
Schubert;  car  l'état  de  polarité  cause  un  malaise  qui  fait 
regretter  le  premier  état,  et  tendre  à  un  stade  meilleur.  «  Les 
deux  moitiés  séparées  exigent  incessamment  et  instamment 
une  nouvelle  union,  afin  que,  réconciliées  avec  leur  origine, 
elles  puissent  retourner  à  l'antique  et  sublime  demeure  » 
(Ahndungen,  138).  Or  ce  désir  universel,  ce  soupir  de  la  créa- 
ture après  sa  délivrance,  c'est  à  proprement  parler  l'amour.. 
«  le  lien  invisible  qui  noué  autour  de  tous  les  êtres  particu- 
liers, rend  possible  le  passage  d'une  existence  à  l'autre  » 
(Ansichten,  371).  Maître  Abraham  nommera  l'amour  «  l'éter- 
nel Esprit  du  monde  »  (Murr, X,  345). 


132  LES  THÉORIES 

L'Ame  du  Monde.  Les  moments  cosmiques.  —  Nous  avons 
vu  qu'en  somme  la  duplicité  psychologique  peut  se  ramener 
à  la  coexistence  dans  le  même  individu  d'une  partie  propre- 
ment individuelle  qu'il  appelle  le  moi,  et  d'un  non-moi  qui 
représente  la  totalité  de  l'univers.  Schubert  appelle  ce  non- 
moi  «  germe  d'un  avenir  plus  haut  »,  Hoffmann  le  désigne 
par  «  principe  psychique  supérieur  »  ;  dans  tous  les  cas  il 
s'agit  d'une  activité  plus  générale  que  celle  qui  est  propre  à 
l'iudividu,  de  même  que  1'  «  anima  animans  »  et  le  système 
ganglionnaire  sont  plus  généraux  que  l'esprit  et  le  cerveau. 
Aiusi  l'on  retrouve  en  chaque  individu,  latente  sous  les  phé- 
nomènes superficiels  dus  à  l'activité  proprement  personnelle, 
l'Ame  du  Monde  diffuse,  travaillant  sourdement,  sans  que 
dans  l'état  normal  l'individu  ait  conscience  de  la  présence  de 
cette  âme  en  lui-même.  Mais  en  d'autres  moments  le  particu- 
lier s'efface  en  nous  pour  laisser  régner  le  tout,  l'Ame  du 
Monde  nous  possède.  Ces  moments  sont  appelés  par  Hoffmann 
«  états  exaltés  »  erhôhte  Zustànde.  C'est,  au  terme  près,  ce 
que  Schubert  appelle  les  «  moments  cosmiques  »,  dont  il 
expose  la  théorie  dans  ses  «  Ahndungen  einer  Geschichte  des 
Lebens  »  (1806).  Il  n'est  pas  sûr  qu'Hoffmann  ait  connu  ce 
livre  ;  grand  admirateur  de  Schubert,  il  n'eût  sans  doute  point 
manqué  de  citer  en  quelque  endroit  de  ses  œuvres  les 
«  Ahndungen  »,  comme  il  cite  les«  Ansichten  »  et  la  «  Sym- 
bolik  ».  Or  nulle  part  nous  n'avons  trouvé  d'allusion  à  cet 
ouvrage,  bien  qu'Hoffmann  ait  été  particulièrement  «  curieux 
de  tout  ce  que  cet  homme  de  génie  (Schubert)  a  dit  et  écrit  » 
(Funck,  153).  Et  c'est  pourquoi  peut-être  Hoffmann  n'a  pas 
conservé  cette  expression  si  suggestive  de  «  moments  cos- 
miques »,  que  Schubert  lui-même  avait  laissé  tomber  dans 
ses  ouvrages  postérieurs. 

C'est  le  chapitre  vu  du  premier  volume  des  Ahndungen 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  133 

(p.  291  sq.)  qui  nous  apporte  la  théorie  des  moments  cos- 
miques. Schubert  pose  tout  d'abord  qu'il  n'y  a  qu'  «  Un 
principe  sacré  d'existence,  Un  esprit  de  vie,  Unique  en  tous, 
et  seul  étant  et  consistant  en  une  création  éternelle  ».  Les 
moments  cosmiques  sont  des  moments  d'enthousiasme,  où 
toutes  choses  particulières  s'unissent  pour  devenir,  en  créant, 
semblables  à  Dieu.  Complétant  sa  théorie  dans  les  «  Ansich- 
ten  »,  Schubert  affirme  qu'en  ces  instants  «  où  les  forces  de 
l'existence  actuelle  sont  en  repos  »  apparaît  clairement  l'acti- 
vité de  ce  germe  de  vie  future  «  qui  sommeille  au  fond  de 
notre  être  ».  Au  nombre  de  ces  moments  cosmiques  il  range 
«  les  phénomènes  du  magnétisme  animal,  les  pressentiments, 
les  rêves,  les  sympathies,  et  autres  phénomènes  semblables  » 
(Ansichten,  22).  On  peut  dès  lors  identifier  absolument  à  ces 
«  moments  d'enthousiasme  »  les  «  états  d'exaltation  »  dont 
nous  parle  Hoffmann. 

Nous  ferons  rentrer  dans  cette  catégorie  deux  sortes  de 
phénomènes  : 

D'abord,  les  états  anormaux  produits  d'une  activité  infé- 
rieure pour  Schubert,  —  supérieure  selon  Hoffmann,  dans 
tous  les  cas  étrangère  à  la  personnalité  du  sujet  en  tant  que 
strictement  individuelle  ;  tels  les  états  dont  il  a  été  parlé  plus 
haut  :  la  crise  somnambulique,  —  rappelons  l'idée  d'un 
mariage  magnétique,  neutralisant,  réduisant  au  zéro,  c'est-à- 
dire  ramenant  à  l'état  originel  d'harmonie  et  de  connais- 
sance, la  polarité  du  groupe  formé  par  le  magnétiseur  et  le 
malade;  —  le  phénomène  d'intense  vision  dans  le  rêve;  — 
enfin  les  autres  faits  signalés  plus  haut  par  Schubert,  en  y 
ajoutant  les  hallucinations  de  la  folie  :  l'Ame  du  Monde  règne 
en  Sérapion. 

En  second  lieu  nous  distinguerons  des  états  normaux  se 
présentant  à  un  degré  supérieur  d'intensité,  et,  pour  parler 


134  LES  THÉORIES 

comme  les  «  Naturphilosophen  »,  à  puissance  supérieure, 
sous  un  exposant  plus  fort,  (potenzirt).  Telles  sont  ces  per- 
ceptions plus  vives  que  Novalis  appelle  «  révélations  de 
l'esprit  »  (II,  292)  résultant  d'associations  plus  rapides,  et 
suscitant  l'étrange  sentiment  du  déjà  vu.  Et  ce  sont  en  outre 
tous  les  moments  d'enthousiasme,  où  «  le  principe  spirituel 
supérieur,  libre  de  la  pression  de  la  matière,  secoue  vigou- 
reusement les  ailes...  accepte  et  reconnaît  dans  leur  signifi- 
cation la  plus  profonde,  comme  des  faits  bien  connus,  tous 
les  phénomènes  merveilleux  »  (début  du  «  Magnétiseur  » 
I,  140).  Parmi  ces  éléments  de  connaissance  supérieure  il 
convient  de  citer  : 

Le  sentiment  (Gefùhl).  —  A  défaut  de  mode  de  perception  plus 
précis,  en  l'absence  de  critérium  d'ordre  intellectuel,  il  mène 
sûrement  à  une  connaissance  immédiate  :  il  est  aux  yeux  de 
Schubert  «  la  langue  primitive  de  l'homme,  telle  que  le  rêve, 
la  poésie,  la  révélation  nous  la  font  connaître  »  (Symbolik,  85). 
«  C'est  par  l'instinct  que  l'homme  a  commencé,  c'est  par  l'ins- 
tinct qu'il  doit  finir  »  dit  Novalis  (II,  531).  C'est  aussi  grâce  à 
une  sorte  d'instinct  que  l'étudiant  Anselme  devine  le  sens  des 
livres  magiques  qu'il  copie  :  «  En  dirigeant  de  plus  en  plus 
fixement  son  esprit  et  ses  pensées  sur  le  titre  du  rouleau  de 
parchemin,  il  sentit  bientôt  comme  du  fond  de  l'âme  que  les 
signes  ne  pouvaient  avoir  d'autre  signification  :  que  le  mariage 
du  salamandre  et  du  serpent  vert  »  (G.  Topf,  223). 

La  foi.  —  Nous  savons  qu'elle  est  nécessaire  au  savant  ;  elle 
le  mène  seule  au  cœur  des  choses  ;  nécessaire  aussi  à  l'artiste, 
qui  doit  croire  exclusivement  en  son  art  comme  en  une  divi- 
nité jalouse.  Novalis  ne  cesse  de  vanter  la  force  mystérieuse 
de  la  foi  :  «  Dieu  est  dans  l'instant  où  je  crois  en  lui  »  (II,  571). 
Cette  puissance  créatrice,  Hoffmann  l'a  nettement  montrée  à 
l'œuvre  dans  le  «  Vase  d'Or  »  :  c'est  la  foi  d'Anselme  qui  crée 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  135 

Serpentina  et  le  royaume  d'Atlantis.  D'ailleurs,  à  la  foi  se 
joint  dans  une  inséparable  union  : 

L'amour.  —  Il  est  aussi  nécessaire  que  la  dévotion  pour 
pénétrer  les  mystères  de  la  nature.  C'est  parce  qu'ils  l'aiment 
que  l'étudiant  Anselme  et  l'étudiant  Balthasar  (Klein  Zaches) 
la  comprennent  :  «  je  comprend  tout  ce  que  me  disent  les 
fleurs  et  les  ruisseaux,  et  une  félicité  céleste  m'embrasse  » 
(V,  45).  La  première  veille  du  «  Vase  d'Or  »  présente  la  même 
idée  sous  une  forme  plus  poétique  :  «  Le  sureau  s'agita  et  dit  : 
tu  étais  couché  à  l'ombre  de  mes  branches,  mon  parfum  t'en- 
veloppait, mais  tu  ne  me  comprenais  pas  ;  le  parfum  est  ma 
parole,  quand  l'amour  l'enflamme  »  (G.  Topf,  181).  Et  de 
même  le  vent  du  soir  et  les  rayons  du  soleil  parlent,  en  sons 
et  en  couleurs,  aux  cœurs  qu'éclaire  la  flamme  de  l'amour. 
D'ailleurs  l'amour,  c'est  la  foi.  Il  n'y  a  point  de  différence 
pour  Hoffmann  :  ce  ne  sont  que  deux  aspects  du  même  phé- 
nomène ;  l'amour,  c'est  la  foi  sentie.  Cest  pourquoi  les  deux 
termes  se  trouvent  si  fréquemment  unis  (G.  Topf,  223,  224, 
226  etc.  Elixiere,  10-11,  Meister  Floh,  131  etc.).  Comme  la  foi, 
l'amour  est  créateur  :  c'est  l'amour  qui  fait  de  la  poupée  de 
Spallanzani  et  de  Coppélius  un  objet  d'adoration  aux  yeux  de 
Nathanaël  ;  dans  ce  misérable  mannequin  qu'est  Olympia 
l'amour  lui  fait  trouver  son  idéal  féminin. 

La  mort  est  aussi,  comme  la  foi  et  comme  l'amour,  un 
moment  d'exaltation  ;  elle  annonce  la  reprise  de  possession 
complète  de  l'Ame  du  Monde  sur  les  éléments  de  notre  orga- 
nisme; en  ce  sens  elle  est  un  moyen  de  connaissance  des  plus 
sûrs.  Aussi  la  mère  de  Médard,  après  sa  mort,  peut-elle  péné- 
trer l'âme  de  son  fils,  libérée  qu'elle  est  du  fardeau  des  choses 
terrestres  (Elixirs,  198).  C'est  une  conception  alors  profondé- 
ment sentie  et  généralement  répandue  que  la  parenté  de 
l'amour  et  de  la  mort.  Nous  savons  déjà  comment  Schubert  et 


136  LES  THÉORIES 

Novalis  ont  rapproché  des  instincts  sexuels  les  instincts 
meurtriers  (Mordlust-Fleischeslust)  et  recherché  dans  la 
volupté  le  principe  de  la  cruauté  Ils  ont  vu  de  plus  dans  la 
mort  l'épanouissement  pour  ainsi  dire  naturel  de  l'amour  : 
l'amour  ne  cherche-t-il  pas  en  efïet  à  rétablir  cette  harmonie 
fondamentale  dont  nous  portons  en  nous  les  germes?  Et 
qu'est  la  mort,  sinon  la  forme  absolue  de  cette  harmonie,  la 
neutralisation  suprême,  le  zéro  synthétique  où  se  fondent  et 
disparaissent  les  pôles  opposés  ?  Hoffmann  a  adopté  cette 
conception,  et,  dans  l'expression,  s'est  souvenu  de  Novalis  et 
de  Schubert  : 


Elixiere,  II,  47. 

...  auch  du  glaubstes,  dass  der 
Liebe  hôchste  Seligkeit,  die  Erfùl- 
lung  des  Geheimnisses  im  Tode 
aufgeht...  wie  in  den  Mysterien, 
die  die  Sâuglinge  der  Natur  feier- 
ten,  ist  uns  ja  auch  der  Tod  das 
Weibfest  der  Liebe  ! 


Nov.  II,  232. 
[1802  :  II,  497]. 
Im  Tode  ist  die  Liebe  am  sùsses- 
ten  ;  fur  den  Liebenden  ist  der 
Tod  eine  Brautnacht,  ein  Geheim- 
nis  sùsser  Mysterien. 

Ansichten,  80. 
...  der  al  te  Weihgesang  der  Mys- 
terien, ein  Brautlied  und  ein  Lied 
der  Grâber  ! 


Car  Schubert  s'est  plu  à  montrer  la  mort  suivant  immédia- 
tement les  «  moments  cosmiques  »,  dont  elle  est  le  but  et  la 
conséquence  naturelle  :  «  La  fleur  se  fane  aussitôt  que  le 
moment  le  plus  haut  de  la  floraison  est  passé  ;  l'insecte  aux 
vives  couleurs  cherche  dans  son  unique  heure  d'amour  en 
même  temps  celle  de  sa  mort  et  reçoit  son  tombeau  au  temple 
même  de  l'hymen  »  (Ansichten,  69).  Et  il  revient  souvent  à 
cette  union  de  l'amour  et  de  la  mort,  il  la  recherche  dans  les 
vieilles  légendes  mythiques  d'Adonis  ,  de  Siva,  de  Balder 
(73-79). 

Hoffmann  s'est  souvenu  de  ces  fleurs  qui  meurent  dès  leur 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  137 

hymen  :  et  il  a  fait  mourir  Pepusch  et  Dôrtje  Elverdinck,  le 
soir  de  leurs  noces,  sous  la  forme  d'une  tulipe  et  d'un  «  cac- 
tus grandiflorus  ».  Et  la  conclusion  de  l'oraison  funèbre  que 
prononce  Peregrinus  Tyss  sur  ce  bienheureux  couple  rappelle 
les  réflexions  philosophiques  de  Schubert  :  «  Le  moment 
suprême  de  l'accomplissement  de  tes  désirs  fut  aussi  le 
moment  de  ta  mort  »  (XII,  134). 

De  même  tous  les  états  voisins  de  la  mort  participent  plus 
ou  moins  à  la  connaissance  qu'elle  procure.  Le  mourant  est, 
dit  Schubert,  un  médiateur  entre  son  entourage  vivant  et  le 
monde  des  esprits,  un  degré  qui  conduit  de  l'un  à  l'autre,  et 
par  lequel  les  puissances  de  l'au-delà  descendent  dans  notre 
monde  sensible  (Symbolik,  139).  Ainsi  pour  Hoffmann  la  dis- 
position à  la  maladie  fait  de  l'homme  un  voyant  d'une  sensi- 
bilité excessive  (VI,  134).  C'est  aussi  une  idée  chère  à  Novalis 
que  la  maladie  est  déjà  «  un  moyen  de  synthèse  plus  haute... 
un  commencement  nécessaire  de  l'union  plus  intime  de  deux 
êtres  »  (II,  479).  Hoffmann  assimile  encore  à  cet  état  de  con- 
naissance des  mourants  et  des  malades,  celui  des  vieillards  ; 
ce  n'est  pas  l'expérience  de  leur  passé  terrestre,  mais  bien  le 
simple  voisinage  de  la  mort,  qui  rend  leur  vue  plus  péné- 
trante. Ils  jouissent  eux  aussi  d'une  sorte  de  clairvoyance 
(Hellsehen).  «  Il  leur  est  permis  de  jeter  des  regards  sur  la 
terre  promise  »  (Majorât,  III,  201). 

Les  purifications.  —  Tous  les  états  qu'on  vient  de  signaler 
ne  sont  principes  de  connaissance  que  parce  qu'ils  sont  aussi 
principes  d'universalisation  :  le  trait  d'union  universel  est 
l'Ame  du  Monde,  qui  se  révèle  aux  individus  dans  les  mo- 
ments cosmiques.  Tous  ces  moments  sont  donc  caractéri- 
sés par  le  «  dépouillement  de  l'individualité  »  (Abstreifung 
des  lndividuellen)  et  conçus  comme  des  processus  de  purifi- 
cation.  Inversement  l'individualisation  est  la  source  de 


138  LES  THÉORIES 

déchéance.  «  L'objet  de  l'amour  fut  à  l'origine  le  divin  et  la 
région  supérieure  du  Spirituel  »  (Synibolik,  85).  Mais 
l'homme  s'est  bientôt  pris  lui-même  pour  objet  de  son  propre 
amour,  et  au  monde  des  esprits  il  a  substitué  le  monde  des 
sens.  Aussi  le  retour  à  l'état  originel  de  connaissance  ne 
peut-il  se  faire  que  par  une  série  de  purifications.  Il  faut  à 
présent  «  renverser  la  barrière  de  la  sensualité,  élevée  par 
l'orgueil,  au  moyen  de  l'acte  opposé,  par  la  négation  de  soi- 
même,  l'humilité  et  l'abandon  à  une  volonté  supérieure  » 
(Symbolik,  190).  Cela  nous  explique  que  la  mort  soit  précisé- 
ment l'état  le  plus  proche  de  la  connaissance  parfaite  ; 
Pepusch  et  Dortje  Elverdink  doivent  mourir,  et  se  purifier 
par  la  mort  de  leurs  tribulations  terrestres,  avant  de  rentrer 
au  pays  de  la  connaissance  :  «  le  rayon  de  l'escarboucle  »  les 
tue  (XII,  134).  Et  c'est  aussi  pourquoi  Novalis  fait  du  suicide 
le  commencement  de  la  philosophie  et  l'acte  philosophique 
par  excellence.  «  Le  chemin  du  retour  à  la  patrie  éternelle 
passe,  dit  Schubert,  par  beaucoup  de  purifications  »  (Sym- 
bolik, 49). 

Or,  cette  théorie  du  suicide  et  de  la  purification,  Hoffmann 
l'a  adoptée  sous  une  autre  forme.  Il  a  conçu  une  sorte  de  sui- 
cide esthétique,  conférant  à  l'individu  la  puissance  de  sortir 
de  lui-même  (aus  sich  selbst  heraustreten,  Elixirs,  6'2)  pour 
planer  au-dessus  de  sa  propre  personnalité,  et  se  considérer, 
en  dehors  de  lui-même,  de  haut  et  de  loin,  comme  un  des 
multiples  engrenages  du  mécanisme  universel.  Le  sujet 
adopte  parla  un  point  de  vue  plus  général,  plus  étendu,  le 
point  de  vue  d'un  sujet  aussi  général  que  le  cosmos  qu'il  pré- 
tend embrasser.  C'est  le  mode  de  connaissance  proprement 
ironique  ;  c'est  le  point  de  vue  qui  élève  Médard  et  Euphé- 
mie  si  loin  des  «  mesquineries  de  la  vie  banale  de  tous  les 
jours  »  et  les  fait  jouer  avec  les  créatures  de  ce  monde  subor- 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  i  39 

donné,  pour  amuser  leur  humeur  fantasque  (Elixirs,  62). 
Voilà  1'  «  humour  »  dont  parlent  les  artistes  allemands  de 
«  Brambilla  »  ;  la  pensée  se  crée  son  propre  double  ironique 
(XI,  M)  et  atteint  une  connaissance  plus  intime  et  plus  pro- 
fonde d'elle-même.  C'est  aussi  «  l'acte  de  sauter  par-dessus 
soi-même —  der  Act  des  sich  selbst  Ueberspringens  — le  point 
de  départ  et  la  genèse  de  la  vie  »  (Novalis,  II,  318).  Ce  moyen 
de  connaissance  constitue  précisément  ce  que  les  romantiques 
appellent  l'ironie  ;  car  l'ironie  ne  désigne  pour  eux,  de  l'aveu 
de  Tieck,  ni  la  moquerie  ni  le  persiflage,  mais,  au  contraire, 
«  le  sérieux  profond,  allié  à  la  plaisanterie  et  à  la  vraie  séré- 
nité... C'est  la  force  qui  permet  au  poète  de  dominer  sa  ma- 
tière :  il  ne  doit  pas  se  perdre  en  elle,  mais  planer  au-dessus 
d'elle  »  (Kôpke,  238).  De  même  le  sujet  ne  doit  pas  se  perdre 
dans  les  phénomènes  particuliers,  mais  planer  au-dessus 
'  d'eux,  et  au-dessus  de  lui-même,  pour  parvenir  à  l'âme  uni- 
verselle. C'est  donc  avec  raison  qu'Hoffmann  a  mis  l'ironie 
au  nombre  de  ces  «  états  d'exaltation  »  dont  il  a  fait  dépendre 
l'acquisiton  de  la  connaissance. 

Comment  Hoffmann  a-t-il  conçu  poétiquement  ce  monde 
mystérieux  de  la  connaissance,  que  l'on  atteint  par  tant  de 
voies  différentes,  en  ces  instants  d'extase  où  le  sujet,  ravi  à  un 
monde  nouveau,  s'oublie  et  se  nie  lui-même,  déposant  le  far- 
deau de  sa  vie  terrestre  à  la  porte  du  royaume  des  esprits  ? 
Hoffmann  n'était  pas  philosophe,  ni  mystique.  Il  n'a  adopté 
certaines  des  théories  de  Schubert  que  parce  qu'il  y  voyait 
de  brillants  thèmes  poétiques  ;  et  notamment  l'idée  des  trois 
époques  ne  paraît  pas  avoir  été  chez  lui  pensée  ni  sentie  ;  on 
ne  trouve  que  dans  ses  «  contes  »  ou  mythes  la  supposition 
d'un  âge  d'or  passé  ;  quant  à  l'idée  d'un  âge  d'or  futur,  elle 
paraît  encore  moins  s'adapter  à  son  tempérament  scrupuleux 
et  fiévreux,  à  son  angoisse  devant  l'au-delà,  à  sa  crainte  de  la 


140  LES  THÉORIES 

destinée,  de  la  «  puissance  sombre  »  qui  triomphe  partout 
dans  son  œuvre.  Ce  qu'il  a  entendu  dans  la  nature,  c'est  avant 
tout  la  «  voix  du  diable  ».  Aussi  la  plupart  des  mythes 
d'Hoffmann  sont  faibles,  obscurs,  parce  qu'ils  cachent  la  pen- 
sée du  poète  sous  un  fouillis  d'accessoires  pseudo-mystiques 
qui  lui  sont  étraugers.  Il  y  a  là  trop  de  factice,  trop  de  choses 
apprises,  trop  d'images  et  de  symboles  déjà  rencontrés  ail- 
leurs et  qui  cette  fois  n'émeuvent  plus,  car  ils  viennent  direc- 
tement du  dehors,  de  Schubert  ou  de  Novalis,  et  n'ont  point 
d'abord  passé  par  l'àme  du  poète.  «  Permettez,  mais  c'est  du 
fatras  oriental  !  »  disait  Heerbrand  interrompant  les  contes 
de  Lindhorst.  Et  cette  fois  Heerbrand  n'avait  pas  tort. 

Le  monde  des  mythes.  —  Nous  nous  bornerons  aux  trois 
mythes  principaux  d'Hoffmann  :  les  contes  de  Lindhorst  et 
les  passages  du  livre  de  la  Bibliothèque  des  Palmiers  relatifs 
à  l'histoire  du  Salamandre,  de  son  union  avec  le  Serpent 
vert,  et  de  sa  déchéance  [Vase  d'Or,  du  début  de  la  3e  veille 
jusqu'à  la  page  191  —  pp.  225-228,  récit  de  Serpentina  —  et 
la  fin  :  Atlantis,  p.  250  sq.],  le  mythe  d'Ophioch  et  de  Liris 
dans  la  «  Princesse  Brambilla  »  (44-51)  avec  l'histoire  de  la 
reine  Mystilis,  qui  lui  fait  suite  (76  sq.);  enfin  l'histoire  my- 
thique de  Sékaki  et  de  la  princesse  Gamaheh,  qui  ne  sont 
autres  que  Peregrinus  Tyss  et  Dortje  Elverdink  (Meister 
Floh,  passim).  Un  trait  est  commun  à  tous  ces  contes  :  leurs 
personnages  sont  les  doubles  des  héros  du  roman,  ou  bien, 
sont  en  partie  ces  héros  eux-mêmes  :  par  exemple  l'archiviste 
Lindhorst  est  le  Salamandre  du  mythe.  C'est  une  manière 
ironique  et  plaisante  de  figurer  les  rapports  de  la  réalité  et  de 
l'idéal.  Le  personnage  mythique  est  «  l'idée  »  abstraite  du 
héros  dont  il  est  le  double,  il  vit  d'une  existence  plus  géné- 
rale, typique;  aussi  le  mythe  n'admet,  comme  la  tragédie 
classique,  que  des  rois  et  des  princesses. 


LA  CONNAISSANCE.   —  LE  MYTHE  141 

Dans  quel  milieu  se  meuvent  ces  personnages  d'allégorie  ? 
Le  début  du  conte  de  Lindhorst  est  un  essai  fantaisiste  de 
cosmogonie  du  monde  mythique.  Faut-il  retrouver  dans  ce 
«  fatras  oriental  »  un  écho  des  théories  neptunistes  que  l'au- 
torité de  Werner  faisait  régner  tyranniquement  sur  la  géolo- 
gie contemporaine  ?  Bien  que  Werner  ait  très  peu  écrit,  et 
qu'Hoffmann,  qui  d'ailleurs  ne  semble  point  —  du  moins 
jusqu'à  la  composition  des  Mines  de  Falun  ; —  s'être  intéressé 
à  la  géologie,  n'ait  jamais  cité  Werner  dans  ses  œuvres  ou 
dans  sa  correspondance,  il  est  impossible  qu'il  ait  ignoré  le 
nom  du  maître  de  Freiberg  et  il  a  connu  au  moins  d'une 
façon  très  générale  l'ensemble  de  ses  doctrines.  Car  les  pro- 
sélytes de  Werner  étaient  alors  nombreux,  et  l'on  sait  l'en- 
thousiasme que  suscitaient  la  personne  et  les  idées  du 
maître.  [Schubert,  Selbstbiogt,  II,  chap.  xvi]  Novalis  l'avait 
fait  figurer  sous  les  traits  du  mineur  dans  «  Ofterdingen  »,  et 
Novalis  était  un  des  auteurs  préférés  d'Hoffmann,  au  temps 
de  Bamberg.  D'autre  part,  Schubert  reprenait  à  son  compte 
la  théorie  du  neptunisme  dans  ses  «  Ansichten  »  (chap.  vu  : 
von  der  sogenannten  anorganischeu  Natur).  D'après  Werner, 
le  monde  est  originairement  un  chaos  liquide,  et  la  naissance 
des  continents  est  due  à  des  dépôts  successifs  formés  par 
cette  masse  liquide  :  d'où  le  nom  de  neptunisme  qui  désigna 
cette  théorie,  par  opposition  au  volcanisme,  qui  ne  comptait 
plus  alors  que  de  rares  représentants,  en  France  et  en  Angle- 
terre. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  fantaisies  de  Lindhorst 
soient  elles  aussi  «  neptunistes».  «  L'esprit,  dit-il  au  début 
de  la  3e  veille,  regarda  l'eau  ;  et  ce  fut  un  mouvement  et  un 
mugissement  de  vagues  étumantes  et  une  chute  retentissante 
dans  les  précipices.  »  Et  après  cette  naissance  tourmentée  du 
monde,  voici  que  «  s'éveillèrent  mille  germes,  qui  avaient 


142  LES  THÉORIES 

sommeillé  sous  le  sable  désert  »,  principes  du  monde  orga- 
nique ;  la  même  théorie  de  la  genèse  nous  est  donnée  dans 
«  Meister  Floh  »  :  «  Depuis  le  temps  où  le  chaos  s'est  contracté 
en  une  matière  plastique,  c'est  de  cette  matière  que  l'esprit 
du  monde  modèle  toutes  les  formations  »  (XII,  85).  Hoffmann 
résume  ici  l'exposition  de  Schubert  :  «  Les  eaux,  disait  Schu- 
bert, se  sont  réduites  sous  l'influence  des  temps.  ■  Et  voici 
que  l'eau  fourmille  de  mille  êtres  vivants  »  (Ansichteh,  17). 
Schubert  affirmait  encore  plus  positivement  le  caractère  uni- 
versel de  cette  origine  liquide  :  «  La  masse  tout  entière  de  la 
terre,  le  monde  organique  depuis  les  fruits  des  plantes  jus- 
qu'à l'homme,  proviennent  de  l'état  liquide  primitif  »  (Ansich- 
ten,  105).  C'est  encore  la  théorie  que  défend  Oken  :  le  sable 
désert  dont  parle  Hoffmann,  où  s'agitent  les  principes  de  vie, 
c'est  la  «  mucosité  marine  »  primitive  (Meerschleim,  Ur- 
schleim)  d'Oken  (Naturphilosophie,  147),  source  de  tout  orga- 
nisme ;  les  premières  formes  organiques  sortirent  des  plages. 

Dans  le  mythe  du  «  Vase  d'Or  »  il  est  question  aussi  de 
cataclysmes  accompagnant  la  naissance  du  monde  ;  le  monde 
organique  une  fois  développé  doit  subir  encore  de  nouvelles 
et  violentes  transformations  :  «  Au  milieu  de  la  vallée  il  y 
avait  un  coteau  noir,  qui  se  levait  et  s'abaissait  comme  la  poi- 
trine humaine,  quand  une  ardente  langueur  la  gonfle  »  ;  puis 
les  vapeurs  s'épaississent  pour  «  voiler  le  visage  de  la  Mère  », 
puis  arrive  l'orage  qui  les  disperse  ;  or  le  neptunisme  wer- 
nérien  admettait  aussi  des  bouleversements  répétés  de  la 
nature,  des  cataclysmes  chaque  fois  suivis  de  nouvelles  pé- 
riodes de  sédimentation.  A  ces  diverses  périodes  Schubert 
faisait  allusion  à  propos  du  flœtz  où  l'on  découvrit  le  mineur 
de  Falun  (Ansichten,  chap.  vin).  Hoffmann  s'est  souvenu  de 
tout  cela,  en  esquissant  à  grands  traits  sa  cosmogonie  fantas- 
tique. 


LA.  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  143- 

Aussi  fantastique  est  d'ailleurs  cette  nature  elle-même  dont 
on  nous  a  dépeint  l'origine.  C'est  essentiellement  une  nature 
allégorique,  digne  cadre  des  abstractions  qui  s'y  meuvent. 
C'est  un  pays  de  rêve,  tel  qu'en  découvrent  les  somnambules 
et  les  fous  :  pour  cet  Eden  de  la  connaissance,  pour  ce  para- 
dis retrouvé,  le  poète  a  cherché  de  lointaines  contrées,  un 
emplacement  vague,  quelque  part  en  Orient,  «  dans  l'Inde 
lointaine,  dans  une  vallée  entourée  de  belles  et  hautes  mon- 
tagnes, où  de  temps  en  temps  les  plus  savants  mages  de  la 
terre  se  réunissent.  L'archiviste  Lindhorst  peut  mieux  que 
personne  vous  en  donner  des  nouvelles  »  (XII,  35).  L'Orient 
était  alors  plus  que  jamais  «  le  pays  de  la  poésie,  le  roman- 
tique Orient  »  (Ofterdingen,  115)  ;  les  philosophes  de  la  nature 
s'accordaient  à  placer  en  Orient,  et  dans  l'Inde  principale- 
ment, le  berceau  de  l'humanité  (Oken,  Naturphilosophie, 
p.  148).  Car  l'Inde  spécialement  était  à  la  mode,  les  travaux 
des  philosophes,  des  philologues  et  des  historiens  s'atta- 
chaient à  son  antique  culture.  Hoffmann  n'a  sans  doute  lu  ni 
le  livre  de  Schlegel  sur  «  la  langue  et  la  sagesse  des  Hindous  » 
(1808),  ni  l'essai  de  Rixner  d'une  «  Exposition  de  l'antique 
théorie  hindoue  du  Un-Tout  »  (1808)  ni  le  «  Panthéon  »  de 
J.  A.  Canne,  (1811),  ni  la  «  Symbolique  et  Mythologie  des 
anciens  peuples  »  de  Creuzer  (1810-12).  Mais  il  a  trouvé  leurs 
noms  cités  dans  ses  auteurs,  dans  Schubert  notamment  qui 
rappelle  volontiers  les  vieux  mythes  de  l'Inde  et  de  l'anti- 
quité classique  (Ansichten,  passim,  principalement  troisième 
leçon  :  «  Origine  de  la  langue  et  du  culte  de  la  nature  ;  les 
mystères  »).  Et,  s'inspirant  à  la  fois  de  Schubert  et  de  Novalis, 

1 .  Goldner  Topf,  I,  222  :  «  . . .  das  Zimmer,  wo  Bhogovotgita's  Meister  unsrer 
warten  ».  Il  n'est  pas  besoin  de  recourir  au  livre  de  Schlegel,  comme  le 
fait  M.  Cari  von  Maassen  dans  son  commentaire,  pour  expliquer  la  pré- 
sence et  l'orthographe  du  mot  Bhogovotgita  chez  Hoffmann.  Car  Schubert 
dans  ses  Ansichten  cite  précisément  le  «  Bhogovotgita  »  (p.  48). 


144  LES  THÉORIES 

Holïmann  a  nommé  ce  pays  mystique  le  royaume  d'Atlantis. 

Les  «  Ansichten  »  nous  ont  souvent  parlé  du  «  pays  mer- 
veilleux d'Atlantis  »  (Wunderland  Atlantis,  dit  aussi  Hoff- 
mann. Ansichten,  4,  G.  Topf,  225).  C'était,  dit  Schubert,  un 
pays  des  régions  polaires  «  où  l'ardeur  de  la  terre  encore 
juvénile  enfantait  un  printemps  continu  et  de  hautes  forêts 
de  palmiers  ».  Telle  encore  l'Atlantide  d'Hoffmann,  à  la  posi- 
tion géographique  près. 

A  l'Atlantide  de  Novalis  il  devait  des  traits  plus  précis;  elle 
n'est  mentionnée  dans  «  Ofterdingen  »  que  très  brièvement 
(48);  mais  si  l'on  se  rapporte  au  «Supplément  à  Ofterdingen» 
de  Tieck  (édition  de  1802,  2e  volume),  on  s'aperçoit  aisément 
que  la  description  d'Hoffmann  s'est  inspirée  d'assez  près  des 
plans  laissés  par  Novalis. 

Et  tout  d'abord  l'idée  même  de  faire  parvenir  le  héros  dans 
un  pays  fabuleux  était  déjà  l'idée  de  Novalis  :  «  Henri  vient 
au  pays  de  Sophie,  dans  une  nature  comme  elle  pourrait  être, 
une  nature  allégorique  »  (Heilborn,  I,  190).  Il  y  vient,  et  de 
la  façon  la  plus  surnaturelle  et  en  même  temps  la  plus  natu- 
relle, tout  s'explique  :  «  la  foi,  l'imagination,  la  poésie, 
ouvrent  le  monde  intérieur  »  —  «  la  félicité  d'Anselme,  dit  de 
même  Hoffmann  en  terminant  le  «Vase  d'or»,  est-elle  autre 
chose  que  la  vie  dans  la  poésie,  à  laquelle  se  révèle  comme  le 
plus  profond  secret  de  la  nature  l'accord  sacré  de  tous  les 
êtres?  »  «  C'est  la  foi  en  toi,  c'est  l'amour,  qui  m'a  ouvert 
l'intérieur  de  la  nature  »  dit  encore  Anselme  à  Serpentina 
(251). 

Quant  à  la  conception  poétique  de  cette  nature  merveil- 
leuse où  tout  vit,  où  tout  parle,  «  hommes,  animaux,  plantes, 
pierres  et  étoiles,  éléments,  sons  et  couleurs  »  (Nov.  I,  191), 
elle  est  commune  aux  deux  poètes,  et  la  description  d'Hoff- 
mann (250)  ne  semble  que  le  développement  libre,  mais  encore 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  145 

fidèle,  du  canevas  tracé  à  grands  traits  par  Novalis.  Et  voici 
de  singulières  concordances  :  Lindhorst  règne  au  pays  d' Atlan- 
tis  tout  comme  Kliogsohr  (  «  Klingsohr  Kommtwieder  als 
Konig  von  Atlantis  »  I,  191)  ;  Anselme  est  son  gendre  et  vas- 
sal, comme  Ofterdingen  en  son  Atlantide.  Et  le  «  magnifique 
lys  de  feu  »  qu'avait  aimé  déjà  tout  une  génération  de  sala- 
mandres et  qui  s'épanouit,  plus  splendide  que  jamais,  au 
royaume  d'Anselme,  n'est-ce  pas  la  fleur  symbolique  chérie 
d'Ofterdingen  ? 

I,  251.  Novalis,  I,  191. 

Da  tritt  in  hoher  Schônheit  und  Er  findet  die  blaue  Blume  ;  es 

Anmuth  Serpentina...,  sie  trâgt  ist  Mathilde...  er  ist  glùcklich  mit 

den  goldnen  Topf,  aus  dem  eine  Mathilden. 
herrliche  Lilie  entsprossen. 

Dès  que  les  deux  héros  ont  retrouvé  la  fleur  de  la  connais- 
sance, le  conte  est  achevé,  les  promesses  et  les  espérances  se 
sont  réalisées  «  das  Hochste  ist  erfùllt  »  dit  Serpentina  à 
Anselme  (251  ;  :  et  ces  paroles  mêmes  nous  rappellent  1'  «  Er- 
fiillung  »  que  Novalis  n'a  pas  pu  nous  donner,  mais  dont  les 
indications  fragmentaires  qu'il  a  laissées  permettent  de 
reconstituer  assez  bien  l'ensemble. 

Les  mythes.  —  Tout  n'est  pas  à  «  interpréter  »  dans  les 
mythes  d'Hoffmann,  encore  moins  sans  doute  que  dans  le 
conte  de  Novalis  ou  dans  celui  de  Gœthe.  N'oublions  pas 
qu'Hoffmann  est  avant  tout  poète,  et  qu'il  est  poète  (au  sens 
restreint  du  mot)  encore  plus  exclusivement  que  Goethe  et 
Novalis.  Ce  serait  une  étrange  erreur  que  de  chercher  des 
symboles  cachés  et  des  idées  philosophiques  profondes  dans 
ce  qui  n'est  souvent  chez  lui  qu'un  produit  de  la  fantaisie,  de 
la  «  Lust  zum  Fabulieren  ».  L'erreur  serait  d'autaDt  plus 
grave  que  le  poète  s'est  par  avance  moqué  de  ses  interprètes 
futurs  :  «  Princesse  Brambilla,  dit-il,  n'est  pas  un  livre  pour 

SUCHER.  10 


146  LES  THÉORIES 

les  gens  qui  prennent  tout  au  sérieux  et  donnent  de  l'impor- 
tance à  tout  »  (XI,  Vorwort).  Mais  une  idée,  si  mince  soit- 
elle,  se  cache  tout  de  même  au  fond  de  ces  allégories  touf- 
fues. 

Le  mythe  du  Vase  d'Or. —  C'est  l'histoire  de  la  connaissance 
(le  lys  de  feu)  qui,  perdue  par  la  faute  de  la  pensée  abstraite 
(le  salamandre,  Liudhorst),  ne  peut  être  reconquise  que  par  la 
foi,  par  l'âme  enfantine  et  pieuse  d'Anselme  »  (228).  C'est 
la  foi  d'Anselme  qui  domine  le  mythe;  ici,  dans  le  mythe, 
Lindhorst  n'est  plus  le  magicien  ni  le  roi  des  esprits  qu'il 
s'amuse  à  jouer  dans  le  roman  aux  yeux  d'Anselme  ébloui  ; 
le  Lindhorst  du  mythe  n'est  qu'un  Salamandre  déchu,  banni 
du  royaume  des  esprits  tant  qu'une  âme  pieuse  et  croyante 
n'aura  pas  fait  refleurir  dans  la  demeure  de  l'archiviste  la 
fleur  symbolique  de  la  connaissance,  le  lys  rouge  qui  pousse 
dans  le  jardin  du  Roi  des  Esprits. 

Le  début  de  la  troisième  veille  —  le  récit  de  Lindhorst  au 
café  —  se  compose  de  deux  parties  non  cohérentes,  relatives 
l'une  à  la  vie  antérieure  de  Liudhorst,  l'autre  à  la  marche 
future  des  événements  tels  que  le  roman  lui-môme  les  dérou- 
lera. Le  «  Phosphorus  »  dont  on  nous  dit  l'amour  pour  la 
belle  fleur,  se  trouve  désigner  d'abord  le  Salamandre,  caries 
étincelles  qui  jaillissent  de  Phosphorus  enflamment  le  lys,  et 
de  son  intérieur  embrasé  s'enfuira  l'être  ailé,  la  connais- 
sance. Or  «  cette  étincelle  est  la  pensée  ».  Phosphorus  est  le 
principe  positif,  la  lumière,  qui  détruira  l'intuition  négative, 
végétative,  de  la  fleur  encore  réfugiée  au  sein  de  sa  mère  la 
nature  (la  première  époque  de  Schubert).  Le  «  noir  dragon 
ailé  »  qui  tâchera  d' «  attraper  »  l'être  échappé  au  lys  sans 
parvenir  à  lui  rendre  sa  pureté  primitive,  c'est  le  monde  de 
la  réalité  sensible  dans  ses  efforts  impuissants  à  ressaisir  la 
connaissance  intuitive  perdue.  Il  faudra  que  Phosphorus 


LA.  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  147 

détruise  ce  monde  de  sensualité  (les  purifications  de  Schu- 
bert, la  «  moralisation  de  la  nature  »  de  Novalis)  pour  délivrer 
le  lys. 

Ce  Phosphorus  libérateur  n'est  plus  le  Salamandre,  —  c'est 
Anselme,  et  sa  lutte  avec  le  dragon  noir  nous  annonce  la  vic- 
toire d'Anselme  sur  la  marchande  de  pommes,  sur  la  vieille 
sorcière  Lise,  et  la  délivrance  de  Serpeotina,  —  aussi  bien  la 
vieille  Lise  n'est-elle,  au  dire  de  Serpentina,  que  la  fille  du 
dragon  noir,  devant  son  existence  «  à  l'amour  d'une  carotte 
et  d'une  des  plumes  tombées  de  l'aile  du  dragon  »  (228). 

Ainsi  le  personnage  mythique  de  Phosphorus  réunit  dans 
son  abstraction  Lindhorst-salamandre  et  Anselme.  Et  la  fleur 
de  lys,  c'est  encore  le  serpent  vert,  mère  de  Serpeotina,  et 
c'est  Serpentina  elle-même,  et  toutes  ne  sont  que  des  aspects 
divers  de  la  connaissance  :  aussi  le  récit  de  Lindhorst  donne- 
t-il  la  clé  de  tout  le  mythe,  et  du  roman  par  conséquence  : 
l'histoire  du  mariage  de  Lindhorst  avec  le  serpent  vert  nous 
était  déjà  connue,  au  moins  en  gros,  avant  que  Serpentina  la 
racontât  à  l'étudiant  (225  sq.),  elle  précise  l'idée,  et  surtout 
la  poétise  :  les  figures  du  Roi  des  Esprits  et  de  son  vieux  jar- 
dinier, et  le  don  du  Vase  d'Or  au  Salamandre  banni,  sont  des 
motifs  qui  reposent  du  «  fatras  oriental  »,  mais  qui  n'ajoutent 
rien  à  la  conception  fondamentale.  Dans  toute  l'œuvre  nous 
sommes  en  présence  de  trois  séries  analogues,  la  première 
étant  l'archétype  abstrait  des  deux  autres  :  Phosphorus  et  le 
lys  ;  —  le  salamandre  et  le  serpent  vert  ;  —  Aaselme  et  Ser- 
pentina. 

Quant  à  la  réalité,  et  au  monde  sensible,  ils  se  trouvent 
représentés  dans  le  roman  aussi  par  Veronika.  Cependant 
Veronika  n'a  point  sa  place  dans  le  mythe,  pas  plus  que 
Heerbrand  et  Paulmann;  c'est  une  petite  fille  insignifiante, 
aisément  magnétisée  par  la  vieille  Lise.  Sans  doute  elle 


148 


LES  THÉORIES 


séduit  un  instant  Anselme,  mais  l'esprit  n'a  point  de  part 
dans  cette  séduction  :  petite  sotte,  «  Auîklârerin  »  à  sa 
manière,  elle  oubliera  vite  Anselme,  car  son  idéal  va  se  réali- 
ser :  elle  sera  «  Frau  Hofràthin  »  et  les  élégants  la  lorgneront 
(247).  Chez  Anselme  elle  aurait  tué  le  feu  sacré,  la  foi,  la  poé- 
sie :  il  a  failli  pour  elle  rester  emprisonné  sa  vie  durant  dans  la 
fiole  de  cristal.  Mais  la  foi  d'Anselme  en  l'idéal  est  plus  forte 
que  la  réalité,  et  la  défaite  du  dragon  noir  est  aussi  celle  de 
Veronika. 

Signalons  l'origine  de  quelques  détails  :  Ellinger  a  trouvé 
dans  Gozzi  le  nom  de  la  fée  Serpentina.  Le  «  serpent  vert  »  est 
dû  à  Novalis,  et  la  strophe  où  le  poète  décrit  la  Reine  des 
serpents  se  glissant  dans  l'obscurité  a  sans  doute  inspiré  à 
Hoffmann  la  belle  description  des  trois  petits  serpents  d'or 
jouant  au  soleil  couchant  dans  le  feuillage  du  sureau. 


1,  180.  Nov.  I,  348. 

...  Er  schaute  hinauf  und  er-       Die   Kônigin    der  Schlangen 
blickte  drei  in  griinem  Gold  er-     Schlich  durch  die  Dàmmerung  ; 
glânzende  Schlânglein...  ...  Und  ailes  war  im  dunkeln 

Mitgrùnem  Gold  bestreut. 


Et  la  mésaventure  du  Salamandre  dont  l'ardeur  consume  le 
lys,  et  qui  en  laisse  échapper  l'être  ailé,  rappelle  celle  d'un 
personnage  de  Gozzi,  qui  «  dans  la  vraiment  remarquable 
histoire  des  trois  oranges,  délivra  des  oranges  deux  jeunes 
filles,  sans  s'être  au  préalable  assuré  du  moyen  de  les  conser- 
ver vivantes  »  (Meister  Floh,  36). 

«  Meister  Floh  ».  —  Il  s'agit  encore  ici  de  conquérir  la 
connaissance  figurée  par  la  princesse  Gamaheh.  En  vain 
les  personnages  les  plus  hétéroclites  cherchent-ils  à  s'em- 
parer de  la  princesse  :  la  connaissance  leur  échappe  à  tous, 
car  il  leur  manque  l'amour  ;  seul  Peregrinus  Tysz  est  digne 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  149 

et  capable  de  posséder  Gamaheh  ;  car  il  est  le  point  rouge 
et  brillant  de  l'horoscope  de  la  princesse,  ce  point  dont  les 
deux  astrologues  essaient  en  vain  de  découvrir  la  signifi- 
cation; Tyss  n'a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  le  point  rouge  pour 
«  reconnaître  en  lui  distinctement  son  propre  moi.  Et  plus 
il  regardait  le  point,  plus  il  prenait  la  forme  d'un  cœur, 
et  plus  il  rougissait  »  (129).  C'est  par  le  cœur,  par  l'amour, 
qu'on  arrive  à  la  connaissance:  le  cœur  est  l'escarboucle  dont 
les  rayons  sont  les  principes  de  vie  et  de  vérité.  Le  long  ser- 
mon qui  termine  le  roman,  où  la  voix  inconnue  reproche  aux 
différents  comparses  d'avoir  manqué  d'amour,  indique  trop 
fortement  l'idée  générale  de  l'œuvre  pour  qu'il  vaille  la  peine 
d'y  insister. 

Que  représentent  les  personnages?  Si  la  princesse  Gamaheh 
représente  la  connaissance,  le  roi  Sékaki,  son  père,  qui  en 
définitive  est  seul  capable  de  la  posséder,  et  qui  dit  de  lui- 
même  que  «  le  rayon  de  l'escarboucle  enflamme  en  lui  la  vie 
suprême  »  alors  que  ce  même  rayon  tue  Zéhérit,  —  paraît  être 
le  symbole  universel  de  cette  Weltliebe  ou  de  ce  Weltgeist 
qu'enflamment  en  nous  les  moments  cosmiques  (le  rayon  de 
l'escarboucle,  l'amour)  alors  que  l'individu  (Zéhérit)  y  trouve 
sa  mort. 

Floh  est  la  raison  (Verstand,  128)  incapable  d'arriver  par 
ses  propres  forces  à  la  connaissance  suprême.  Quant  aux 
autres  personnages,  ils  en  sont  indignes  :  les  deux  natura- 
listes, les  «  marchands  en  détail  de  la  nature  «sont  la  science 
empirique,  terre  à  terre,  mais  aussi  pratique,  industrieuse. 
Ils  ne  réussissent  pas  à  obtenir  Gamaheh  ;  mais  auprès  de  la 
vieille  Aline,  la  réalité  mesquine  de  tous  les  jours,  ils  passent 
pour  de  beaux  princes  et  savent  se  rendre  utiles. 

Quant  au  prince  Sangsue  dont  la  piqûre  envenimée  blesse 
à  mort  la  princesse,  il  est,  comme  le  dragon  noir  du  «  Vase 


ISO  LES  THÉOHIES 

d'Or  »,  le  symbole  de  la  réalité  sous  sa  forme  la  plus  funeste  à 
la  connaissance,  la  matérialité  sensuelle. 

Avant  d'étudier  l'action  du  roman  et  les  rapports  de  ces 
personnages,  il  convient  d'observer  qu'Hoffmann,  qui  semble 
n'avoir  eu  aucune  source  pour  «  Meister  Floh  »,  a  toutefois 
emprunté  —  ce  qui  dans  toute  œuvre  littéraire  paraît  de  bien 
minime  importance  —  précisément  les  noms,  et  les  noms 
seuls,  de  ses  héros.  C'est  le  plus  grand  profit  qu'il  a  tiré  du 
livre  d'Arpe  (Talismans),  si  toutefois  c'est  un  grand  profit  que 
d'avoir  fait  du  «  Chaldéen  Zéhérit,  auteur  d'un  livre  sur  la 
composition  et  les  vertus  des  images  »  (Arpe,  110)  le  chardon 
Zéhérit,  ou  d'avoir  transformé  en  «  lourdaud  de  génie  Thé- 
tel  »  un  certain  «  Thétel,  très  ancien  docteur,  traitant  des 
sculptures  de  pierres  »  (Arpe,  109).  Arpe  mentionne  en  outre 
«  Sekaki  tractatus  de  Talismanibus  »  (108).  De  même  les 
noms  de  Gamaheh  (Arpe  51),  et  de  Nacrao  (Arpe  3  :  Floh  109) 
sont  empruntés  au  même  ouvrage,  sans  qu'on  puisse  indiquer 
une  raison  quelconque  de  préférence  en  leur  faveur  —  ni 
découvrir  la  moindre  relation  entre  les  objets  ou  les  hommes 
qu'ils  désignent  chez  Arpe,  et  les  personnages  auxquels 
Hoffmann  les  a  de  nouveau  attribués. 

Les  relations  que  soutiennent  entre  eux  certains  des  person- 
nages du  mythe  rappellent  l'iutrigue  du  «  Vase  d'Or  »  :  le  roi 
Sékaki  et  la  reine  des  fleurs  ont  pour  fille  Gamaheh,  de  même 
que  Serpentina  est  née  du  Salamandre  et  du  serpent  !  Gamaheh, 
dormant  au  sein  de  la  tulipe  (33)  fait  penser  au  serpent  vert 
qu'abrite  le  calice  du  lys  maternel  (G.  T.  225).  On  songe  à 
l'origine  de  la  vieille  Lise  du  «  Vase  d'Or  »  quand  il  est  dit 
que  le  génie  Thétel  «  fut  pétri  par  le  mauvais  démon  de  vil 
argile,  et  des  flocons  de  plume  que  perdit  une  lourde  et  stu- 
pide  autruche  »  (Floh,  131).  Mais  l'action,  dans  «  Meister 
Floh  »,  est  encore  plus  complexe,  plus  chargée  de  figures  et 


LA.  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE 


loi 


d'événements,  celle  du  «Vase  d'Or»  est  simple  et  claire  en  com- 
paraison :  Sékaki,  Zéhérit  et  Gamaheh  étaient  jadis  unis  avant 
que  la  «Pensée  abstraite  »  (der  Gedanke)  les  formât  et  détrui- 
sît par  là  l'union  primitive  (Floh,  99).  Trompé  par  on  ne  sait 
quel  démon  ennemi,  Sékaki  a  dédaigné  cette  connaissance 
intuitive  de  la  nature  (128)  ;  il  ne  peut  la  retrouver  que  grâce 
à  la  pureté  de  son  cœur  :  à  Peregrinus  Tyss  s'applique  fort 
bien  ce  que  Serpentina  pense  d'Anselme,  c'est  une  âme  enfan- 
tine et  pieuse.  Quant  à  Zéhérit  et  à  Gamaheh,  ce  n'est  qu'après 
une  série  de  métamorphoses  et  de  purifications,  —  parmi  les- 
quelles ils  conservent  le  souvenir  confus  de  leur  félicité  pas- 
sée, —  qu'ils  retrouvent  enfin  dans  les  bras  de  Sékaki  l'har- 
monie primitive.  Ainsi  les  héros  parcourent  les  trois  époques 
de  la  philosophie  de  la  nature  et  le  «  moment  cosmique  » 
suprême  qui  ouvre  à  Gamaheh  et  à  Zéhérit  enfin  réunis  les 
portes  de  la  patrie  retrouvée,  de  l'antique  et  splendide  demeure 
dont  parle  Schubert,  le  moment  de  l'amour,  est  aussi  pour 
eux  l'instant  où  ils  dépouillent  leurs  individualités  dans  la 
connaissance  de  la  mort. 

Et  sur  ce  fond  déjà  complexe  se  joue  une  foule  bariolée  de 
doubles,  de  fous,  de  fantômes  dont  on  ne  sait  que  penser  : 
Dôrtje  Elverdink,  le  double  de  Gamaheh,  prend  parfois  des 
allures  d'esprit  élémentaire,  et  les  paillettes  de  sa  robe  font 
songer  vaguement  au  feu  où  vivent  les  salamandres;  on  ne 
sait  qui  elle  aime,  Pepusch  ou  Tyss,  ou  même  si  seulement 
elle  aime;  la  vieille  Aliue,  la  servante  de  Peregriuus,  pourrait 
bien  être  au  fond  Gamaheh  elle-même,  la  jeune  Aline 
(9,  38,  45).  L'aventure  de  maître  Floh,  président  de  la  répu- 
blique des  puces,  poursuivi  ainsi  que  son  peuple  par  le 
démon  Gamaheh,  donne  à  Peregrinus  l'occasion  de  prouver 
son  bon  cœur  et  d'amener  le  dénouement  du  récit. 

Mais  ce  récit  est  mal  fait,  «  sans  tenue  »  disait  Heine  (Berli- 


152  LES  THÉORIES 

ner  Briefe,  n°  3).  «  Point  de  grand  centre,  point  de  ciment 
interne.  »  Le  grand  reproche  que  nous  ferons  au  mythe,  c'est 
qu'en  réalité  le  rôle  de  Peregrinus  et  de  Pepusch  est  iden- 
tique, et  qu'une  seule  figure  eût  suffi.  On  comprend  l'embar- 
ras de  Dôrtje  devant  ses  deux  prétendants.  D'ailleurs  est-ce 
Tyss,  est-ce  Pepusch  qui  aima  jadis  Gamaheh  à  Famagusta? 
Ce  pauvre  Zéhérit  est  un  personnage  bien  ingrat,  d'une  psy- 
chologie que  nous  ignorons,  une  âme  de  chardon,  sans 
doute.  Il  est  fou,  mais  Tyss  l'est  aussi,  et  cela  ne  suffit  pas  à 
le  caractériser.  Ce  n'est  qu'un  figurant  qui  s'agite  sans  raison, 
au  premier  plan,  ne  fait  rien,  débite  ses  extravagances,  et 
finit,  on  ne  sait  pourquoi,  par  recevoir,  des  mains  de  son  ami, 
Gamaheh  qui  ne  l'aime  plus.  C'est  Anselme  recevant  Serpen- 
tina  d'un  autre  Anselme. 

On  a  voulu  voir  dans  ce  conte  fantastique  l'influence  du 
mythe  hindou  (Heine,  p.  ex.  3e  lettre  de  Berlin).  Un  critique 
récent  y  entend  l'écho  «  du  mystère  orieutal  et  boudhiste  »  et 
rapproche  la  lutte  des  quatre  prétendants  Peregrinus,  Pepusch, 
Swammerdamm  et  Leuwenhôck,  du  motif  d'un  conte  hindou  : 
quatre  bergers  se  disputaient  la  possession  d'une  jeune  fille 
qu'ils  avaient  formée  d'un  tronc  d'arbre  :  le  premier  l'avait 
sculptée,  le  second  et  le  troisième  complétée  et  achevée,  le 
dernier  lui  avait  donné  la  vie.  —  Mais  il  n'est  rien  de  tout 
cela  dans  maître  Floh,  et  si  l'on  tient  à  ce  conte  hindou,  c'est 
plutôt  la  lutte  de  Coppelius  et  de  Spallanzani  pour  la  posses- 
sion d'Olympia  qu'il  faudrait  en  rapprocher.  D'ailleurs  com- 
ment Hoffmann  aurait-il  eu  connaissance  de  ce  conte  hindou, 
qui,  dit-on,  «  a  pénétré  jusqu'en  Bohème  »?  Peut-être  les 
noms  de  Gamaheh,  Sékaki,  Zéhérit  ont-ils  fait  illusion;  mais 
nous  savons  à  quelle  humble  source  Hoffmann  les  a  puisés: 

1.  Cf.  l'ouvrage  d'Arthur  Sakheim  :  E.  T.  A.  Hoffmann.  Studien  zu 
seiner  Persônlichkcit  und  seinen  Wcrken...,  Leipzig,  1908,  pp.  207  ff. 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  153 

point  de  mystère  boudhhiste  dans  Arpe.  Et  d'ailleurs  on  ne 
voit  guère  qu'Hoffmann  se  soit  beaucoup  soucié  de  contes 
hindous,  c'est  une  Inde  «  allégorique  »  que  celle  d'Atlantis  et 
celle  où  fleurit  le  chardon  Zéhérit,  un  Orient  entrevu  à  travers 
la  prose  poétique  et  mystique  de  Schubert. 

D'une  façon  générale  Hoffmann  a  ignoré  la  tradition  popu- 
laire, à  plus  forte  raison  les  contes  hindous.  Les  contes  qu'il 
a  lus,  ce  sont  les  contes  «  écrits  »  de  la  fin  du  xvme  siècle,  les 
contes  de  Mme  d'Aulnoy,  d'Hamilton,  de  Wieland.  Peut-être 
a-t-il  lu  ceux  de  Musâus,  mais  il  est  bien  douteux  qu'il  ait 
connu  le  recueil  des  frères  Grimm,  et  bien  hasardeux  de  rap- 
procher Blanc-de-neige  et  Rouge-de-Rose,  les  héroïnes  du 
conte  populaire,  du  charton  Zéhérit  et  de  la  princesse 
Gamaheh.  Le  conte  d'Hoffmann  est  essentiellement  littéraire, 
factice,  et  n'emprunte  aucun  de  ses  éléments  à  la  légende  du 
peuple,  au  folk-lore,  pas  plus  que  le  conte  de  Goethe  ou  celui 
de  Novalis.  Une  seule  fois  Hoffmann  s'est  inspiré  de  la  tradi- 
tion populaire  :  le  Roi  des  Souris  dont'if  nous  décrit  les  luttes 
épiques  avec  Casse-Noisettes  est  une  figure  du  folk-lore  des 
environs  de  Kônigsberg,  d'après  le  propre  témoignage  d'Hoff- 
mann (Hitzig,  I,  33).  Hans  von  Mùller,  qui  a  récemment 
édité  les  contes  des  frères  Sérapion  (Hortus  Deliciarum,  1906) 

i.  A.  Sakheim,  p.  169  :  «  Das  sanfte  Schneeweisschen  und  dcr  Spring- 
insfeld  Rosenrot  sind  zwar  beide  kleine  Màdchen,  deuten  aber  m 
lcbhaft  bald  auf  die  Prinzessin  Gamaheh  und  die  Distel  Zeherit,  bald 
(sie  haben  auch  einen  Schutzengel,  ein  schônes  Kind,  das  sie  im  Walde 
beschirmt)  auf  die  Geschwister  Félix  und  Christlieb  in  «  das  fremde 
Kind.  »  Ein  abscheulicher  Zwerg,  der  ebenfalls  vorkommt,  wird  einrual 
vor  Wut  zinnoberrot  :  man  denke,  dass  «  Klein  Zaches  »  den  Beinamen 
«  Zinnober  »  fùhrt. 

L'auteur  aperçoit  aussi  (p.  146)  «  in  dem  Kuss,  den  der  Prinz  dem 
schlafenden  Dornrôschen  appliziert,  den  Keim  zur  Schwàngerung  der 
Bewusstlosen  in  Hoffmanns  «  Gelùbde  ». 

Et  l'on  croit  pouvoir  rapprocher  ainsi  de,s  nouvelles  d'Hoffmann  cin- 
quante-trois contes  de  Grimm  «  in  einem,  meist  allerdings  iiusserlichen 
und  entfernten  Zusammennang  ». 


154  LES  THÉORIES 

ne  nous  dit  d'ailleurs  pas  dans  son  commentaire  quel  rôle  la 
tradition  faisait  jouer  à  ce  roi  des  rats;  en  tout  cas  c'est  un 
personnage  qu'Hoffmann  doit  à  ses  souvenirs  d'enfance,  un 
héros  comique  qui  amusa  sa  jeunesse,  et  qu'il  nous  présente 
comme  tel,  sans  arrière-pensée  historique  ou  mythique,  et 
s'il  a  pris  par  hasard  une  figure  à  la  tradition,  il  s'est  peu  mis 
en  peine  de  cette  tradition  même.  Partout  c'est  un  intérêt 
purement  littéraire  qui  l'a  guidé,  et  la  fantaisie  fut  sa  seule 
maîtresse.  Aussi  ne  verrons-nous  point  dans  la  lutte  de  Prosper 
Alpauus  et  de  la  fée  Rosabelverde  (Klein  Zaches)  le  «  sou- 
venir des  vieilles  batailles  des  dieux  —  par  exemple  la  lutte 
d'Ormuzd  et  d'Ahriman,  la  rivalité  de  Moïse  et  des  mages 
égyptiens  »  (A.  Sakheim,  ibid.  225).  On  fait  honneur  à  notre 
poète  de  connaissances  historiques  dont  il  ne  paraît  s'être 
guère  soucié.  Cette  émulation  de  sorciers  et  de  fées  est  un 
motif  courant  de  la  littérature  des  contes,  et  Hoffmann  avait 
d'autre  part  assez  d'imagination  pour  se  passer  là  de  modèle. 
C'est  méconnaître  absolument  le  caractère  de  son  œuvre  que 
de  l'alourdir  de  pareils  motifs  ;  il  n'a  point  lu  les  contes  des 
autres  avec  l'idée  d'y  découvrir  les  documents  ethniques  que 
la  critique  moderne  veut  y  trouver,  d'ailleurs  les  contes  qu'il 
lisait  ne  prêtaient  point  à  cette  recherche  ;  —  à  plus  forte  rai- 
son n'en  mettait-il  pas  dans  les  siens.  Il  n'a  point  dédaigné  les 
allusions  ni  les  satires,  comme  tous  les  auteurs  de  contes,  ni 
d'envelopper  sous  une  forme  agréable  une  pensée  plus  pro- 
fonde (das  f  remde  Kindj  ;  mais  certes  il  n'a  point  songé  à 
Ahriman  ni  à  Ormuzd,  et  ce  serait  une  faute  de  critique  que 
d'étudier  un  conte  littéraire,  produit  factice  de  la  fantaisie 
individuelle,  comme  on  doit  étudier  une  chanson  ou  une 
légende  populaire,  émanées  organiquement  de  l'âme  natio- 
nale. 

Princesse  Brambilla.  —  La  révélation  s'opère  ici  nou  plus  par 


LA.  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE  155 

le  cœur,  ni  par  la  foi,  mais  par  le  dédoublement,  c'est-à-dire 
par  l'ironie  ;  c'est  le  mode  de  connaissance  propre  aux  artistes  : 
car  ici  les  héros  sont  des  artistes,  même  la  couturière  Giacinta 
qui  joue  son  rôle  de  princesse  Brambilla,  et  dont  l'ironie 
enchante  le  comédien  son  amant  (145).  Nous  savons  ce  qu'il 
faut  entendre  par  cette  ironie,  et  comment  la  contemplation 
dédoublante  permet  seule  de  revenir  à  l'intuition  du  propre 
moi,  à  la  connaissance  et  à  l'harmonie,  perdues  dans  le  flot 
des  phénomènes  du  monde  extérieur.  L'ironie  est  le  prisme 
de  cristal,  le  lac  magique,  où  le  roi  Ophioch  et  la  reine  Liris 
se  mirent  et  se  retrouvent.  Ici  encore  trois  grandes  périodes  : 
à  l'état  d' «  intuition  »  où.  le  roi  Ophioch  vivait  en  harmonie 
avec  sa  mère  la  nature,  a  succédé  le  règne  de  la  pensée 
abstraite:  «  la  pensée  a  détruit  l'intuition  »  dit  le  Mage  Her- 
mod  au  roi  qui  le  consulte  (47)  —  mais  elle  recréera  d'elle- 
même  cette  intuition  par  le  pouvoir  merveilleux  qu'elle  a  de 
faire  son  propre  double  :  elle  s'extériorisera  dans  un  moment 
cosmique,  se  contemplera  elle-même,  d'un  autre  point  de 
vue,  comme  son  image  réflétée  par  un  miroir.  (51)  Et  dans 
cette  communion  d'un  instant  avec  le  grand  Tout,  dans  l'oubli 
momentané  et  désintéressé  de  soi-même,  elle  saisira  plus  for- 
tement son  propre  moi  et  saura  qu'elle  commande  au  royaume 
de  la  reine  sa  mère  (XI,  51). 

Ainsi,  suivant  les  idées  de  Schubert,  la  deuxième  époque 
porte  déjà  en  elle  les  germes  d'un  avenir  meilleur;  dans 
«  Brambilla  »  c'est  aussi  la  pensée  elle-même,  «  le  beau  serpent 
vert,  la  claire  conscience  de  soi-même,  la  réflexion  »  (Ansich- 
ten  324),  qui  détruit  l'harmonie  primitive  pour  nous  y  ramener 
finalement.  C'était  déjà  l'idée  de  Schubert  (Ausichten, 
312 i),  mais  il  la  concevait  sous  une  forme  mystique  comme 
une  libération  du  principe  matériel,  une  aspiration  vers  un 
idéal  toujours  plus  haut,  vers  une  harmonie  plus  noble  que 


156 


LES  THÉORIES 


la  fusion  originale  de  l'homme  et  de  la  nature.  Hoffmann  con- 
sidère plus  particulièrement  la  valeur  psychologique  de  ce 
procédé,  et  l'antithèse  de  deux  esthétiques,  l'opposition  de  la 
pensée  rationaliste  superficielle  et  unilatérale  au  dualisme  de 
l'ironie  romantique. 

Le  mythe  du  roi  Ophioch  et  de  la  reine  Liris  est  un  des 
moins  chargés  de  personnages  et  de  motifs;  dans  la  mise  en 
scène  poétique,  Hoffmann  s'est  souvenu  notamment  d'un  conte 
inachevé  d'Hamilton:  «  les  quatre  Facardins  »  (1749)  (traduit 
en  allemand  en  1777  par  Gôrg  Bider,  et  dans  la  Bibliothèque 
bleue  de  Bertuch,  Weimar,  1790  sq.)  —  il  cite  cet  ouvrage  une 
fois  dans  sa  correspondance  (Hitzig,  I,  96,  lettre  du  23  jan- 
vier 1 796  C'est  un  conte  d'un  merveilleux  tout  extérieur, 
purement  fantaisiste,  avec  des  motifs  traditionnels  du  conte 
littéraire  :  enchantements,  enlèvements,  histoires  de  princesses 
captives  qui  trompent  les  génies  leurs  gardiens,  —  d'ailleurs 
écrit  avec  verve  et  non  sans  ironie.  Aux  «  quatre  Facardins  » 
Hoffmann  doit  les  figures  du  roi  Ophioch  et  de  la  reine  Liris  : 

La  princesse  Liris  est  évidemment  un  souvenir  très  exact 
de  la  reine  d'Astracan  : 


XI,  45. 

Prinzessin  Liris  war  in  der  That 
so  schôn,  alsman  sich  nur  irgend 
eine  Kônigstochter  denken  mag. 
Unerachtet  aber  ailes  was  sie  um- 
gab,  ailes  was  sie  sah,  erfuhr, 
spurlos  an  ihrem  Geist  vorùber- 
ging,  so  ladite  sie  dock  bestândig. 


Facardin,  214  sq. 

La  reine  sa  femme  était  belle, 
jeune  et  bien  faite. ..  le  seul  défaut 
qu'elle  eût,  étoit  d'être  la  plus 
grande  ricaneuse  du  siècle,  tout  la 
faisoit  rire,  et  rien  ne  la  divertis- 
soit. 


Liris  a  pourtant  une  distraction  :  le  filet.  Ce  motif  du  filet 
est  tellement  étranger  à  l'action  du  mythe  qu'il  ne  pouvait 

1.  «  Les  quatre  Facardins  »  sont  rappelés  aussi  dans  le  «  Magnétiseur», 
1. 162  :  «  ...  die  narrischen  Kindermâhrchen  vom  grûnen  Vogel,  vom  Prinzen 
Fakardin  von  Trebisond...  » 


LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE 


157 


être  qu'un  emprunt  dans  le  récit  d'Hoffmann:  dans  le  conte 
d'Hamilton  règne  une  véritable  manie  de  «  fllerie  »,  dont 
l'interruption  du  récit  nous  fera  toujours  ignorer  les  causes. 


XI,  45. 

Uebrigens  war  der  Prinzessin 
einzige  Lust,  die  sich  wirklich  als 
Lust  gestaltete,  Filet  zu  machen 
von  ihren  Hofdamen  umgeben, 
die  gleichfalls  Filet  machen  muss- 
ten,  so  wie  Kônig  Ophioch  nur 
daran  Vergnùgen  zu  finden  schien, 
in  tiefer  Einsamkeit  den  Tieren 
des  Waldes  nachzustellen. 


Facardin  :  pp.  34;  69;  125. 

[Le  héros  rencontre]  des  hommes 
habillés  et  coiffés  en  demoiselles, 
qui  portant  chacun  une  quenouille 
avec  son  fuseau,  filoient  de  toute 
leur  force;  pp.  204-247. 

P.  221. 

La  princesse  fille  du  roi  n'ouvre 
jamais  la  bouche  et  la  chasse  est 
son  seul  plaisir. 


Ophioch  doit  son  nom  très  vraisemblablement  au  prince 
d'Ophir  dont  parle  Hamilton,  et  aussi  son  ennui  du  mariage. 

XI,  45.  Facardin,  III. 

Ihm  erschien  die  ganze  Heirat  Le  prince  d'Ophir...  froid 
als  ein  gleichgùltiges  Staatsge-  comme  glace  à  l'égard  du  beau 
schâft.  sexe. 

La  princesse  Myrtilis,  qui  parle  une  langue  que  personne 
ne  comprend,  et  que  les  conseillers  et  les  savants  de  la  cour 
sont  impuissants  plus  que  personne  à  comprendre,  —  inno- 
cente satire  des  rationalistes  et  des  personnages  officiels,  — 
c'était  dans  «  Facardin  »  la  princesse  muette,  auprès  de 
laquelle  précepteurs  et  perroquets  perdaient  leur  temps.  Dans 
l'un  et  l'autre  conte  on  s'adresse  à  un  mage  pour  la  guérison 
(Hermod  chez  Hoffmann)  —  et  le  remède  indiqué  est,  chez 
les  deux  auteurs,  la  filerie.  (Facardin,  247.  Hoffmann,  XI,  76- 
80). 

Ainsi  l'action  du  mythe  rappelle  de  très  près  le  conte 
d'Hamilton,  quoique  la  conception  fondamentale  d'Hoffmann 
reste  originale.  Que  le  mythe  d'Ophioch  soit  d'ailleurs  l'idée 


158  LES  THÉORIES 

même  de  tout  le  roman,  c'est  ce  qu'avoue  l'auteur  ;  arrivés  au 
terme  de  leurs  aventures,  Giglio  et  Giacinta  «  finirent  par  se 
reconnaître,  se  regardèrent,  éclatèrent  de  rire,  mais  d'un 
rire  qui,  pour  son  étrangeté,  n'était  à  comparer  qu'à  celui  du 
roi  Ophioch  et  de  la  reiue  Liris  »  (XI,  114).  Et  comme  le  couple 
royal,  ils  tombent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 

L'Église  Invisible.  —  «  Par  votre  mythe  vous  nous  avez 
montré  que  vous  vous  entendez  encore  à  d'autres  plaisanteries 
que  celles  de  votre  carnaval;  désormais  je  vous  compte  au 
nombre  des  membres  de  l'Église  Invisible  »  (XI,  51).  Telles 
sont  les  paroles  de  remerciement  que  les  artistes  allemands 
adressent  au  charlatan  Célionati,  qui  vient  de  leur  dire  l'his- 
toire d'Ophioch.  Et  c'est  bien  en  effet  l'idée  d'une  église  invi- 
sible que  nous  emportons  de  ce  mythe  comme  des  autres; 
d'une  église  invisible  d'artistes,  épars  dans  l'univers,  tous 
ayant  foi  au  monde  de  l'âme,  au  principe  psychique,  au 
royaume  des  esprits,  et  à  la  vertu  magique  de  l'ironie.  Telle 
l'école  invisible  de  Puységur,  «  elle  ne  connaît  poiut  de  diffé- 
rence de  nation,  et  compte  des  représentants  partout  »  (XI,  42)  : 
Anselme  à  Dresde,  Giglio  et  Célionati  à  Rome,  et  Sékaki  à 
Famagusta,  au  fond  de  «  l'Inde  lointaine  ».  C'est  une  école 
d'esthètes  et  de  croyants,  qui  savent  se  placer  en  dehors  de  la 
vie,  la  considérer  d'un  point  de  vue  plus  haut,  plus  libre,  plus 
désintéressé,  —  une  franc-maçonnerie  de  la  Connaissance, 
dont  les  membres  s'engagent  à  parveuir  de  leurs  propres 
forces,  par  la  foi,  par  l'amour,  par  l'ironie,  à  l'harmonie 
suprême. 


CHAPITRE  VII 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE 
LE  MÉDIATEUR 


Le  mythe  est  pure  fantaisie  ;  il  concerne  et  met  en  jeu  une 
humanité  plus  haute,  plus  abstraite,  de  princes  et  de  prin- 
cesses assez  intelligents  ou  assez  torts  pour  arriver  d'eux- 
mêmes  à  la  connaissance.  La  réalité  est  plus  sombre  ;  tout  le 
monde  ne  va  pas  en  Atlantide,  et  plus  d'un  qui  croyait 
atteindre  le  pays  bleu  rêvé,  le  royaume  aérien  des  esprits, 
sombre  avec  le  mineur  de  Falun  dans  les  abîmes  habités  des 
démons.  Aussi  le  mythe  îait-il  toujours  contraste  avec  la 
réalité  telle  que  la  dépeignent  les  nouvelles  d'Hoffmann  ;  c'est 
un  «  fatras  oriental  »  où  Heerbrand  ne  peut  reconnaître  les 
hommes  en  chair  et  en  os  qui  l'entourent  ;  même  les  artistes 
allemands  de  «  Brambilla  »,  qui  sont  gens  plus  pénétrants  que 
les  bourgeois  de  Dresde,  ne  dissimulent  pas  un  certain  éton- 
nement  devant  l'étrange  mythe  de  Célionati  :  «  Votre  conte 
sent  l'Edda,  la  Voluspa,  le  Sauscrit  et  que  sais-je  encore  quels 
autres  vieux  livres  mystiques  »  (XI,  51).  En  vérité  la  Connais- 
sance directe  n'est  possible  qu'aux  salamandres  et  aux  rois 
Ophioch  ;  les  hommes  ordinaires  ont  besoin  d'un  média- 
teur. 

Le  Médiateur.  —  D'une  façon  générale,  assure  Schubert,  il 
y  a  médiation  (Vermittelung),  dans  la  nature:  «  A  la  plupart 


160  LES  THÉORIES 

des  êtres  l'influence  supérieure  se  révèle  par  médiation,  et  ils 
considèrent  ce  dont  ils  ne  seraient  pas  capables  de  supporter 
la  clarté  supérieure,  dans  d'autres  être  finis  d'une  nature  plus 
parfaite  que  la  leur  propre  »  (Ansichten,  382).  Appliquant 
cette  idée  à  l'univers  dans  son  ensemble,  il  voit  dans  le  soleil 
le  médiateur,  pour  les  planètes,  de  la  cause  éternelle  de  l'exis- 
tence; pour  les  corps  terrestres  particuliers,  ce  médiateur  est 
l'ensemble  de  la  masse  terrestre.  De  même  cbacun  des  règnes 
delà  nature  est,  suivant  son  propre  degré  de  développement, 
l'idéal  ou  l'émule  des  autres.  L'humanité  possède  aussi  une 
classe  de  médiateurs:  ce  sont  les  rois  et  les  prêtres,  déposi- 
taires des  plus  vieilles  vérités,  directeurs  moraux  des  peuples. 
Schubert  se  figure  les  rois  de  l'antiquité  comme  des  «  média- 
teurs et  conservateurs  de  l'antique  harmonie  avec  la  nature  » 
(Ansichten  4).  Ils  en  sont  «  l'organe  fidèle  »,  et  c'est  elle  qui 
parle  par  leur  bouche:  les  rois  d'alors  étaient  des  sages,  on 
leur  doit  en  particulier  l'astronomie,  qui,  d'après  les  idées  de 
Schubert,  a  depuis  plutôt  déchu  :  ici  la  perfection  est  à  l'ori- 
gine. Hoffmann  est  resté  fidèle  à  la  théorie  de  Schubert  quand  il 
nous  a  montré  le  roi  Ophioch  à  la  recherche  du  mage  Hermod . 
Le  roi  arrive  à  la  chasse  devant  une  tour,  et  se  rappelle  que 
cette  tour  était  «  l'observatoire  où,  dit  la  légende,  les  antiques 
rois  du  pays  montaient  en  des  nuits  mystérieuses,  et,  média- 
teurs consacrés  entre  le  peuple  et  la  dominatrice  de  toute 
essence,  révélaient  au  peuple  les  oracles  de  la  Toute-Puissante  » 
(XI,  47).  Le  mage  Hermod  est  lui-même  un  de  ces  médiateurs, 
il  sait  le  remède  qui  guérira  le  roi  et  lui  rendra  l'intuition. 
Mais  Hoffmann  a  imaginé  une  catégorie  de  médiateurs  plus 
puissants  et  plus  absolus  sur  l'âme  de  ceux  qui  voient  en  eux 
la  révélation  de  «  l'influence  supérieure  »  ;  les  médiateurs 
d'Hoffmann  ne  sont  pas  que  des  mages  inoffensifs,  à  la  Her- 
mod. Ce  sont  des  magnétiseurs  comme  Alban,  des  sorciers, 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  161 

souvent  malfaisants,  comme  Coppélius-Coppola,  ou  des  puis- 
sances démoniaques  comme  le  vieux  Torbern. 

D'ailleurs  la  conception  d'un  médiateur  n'était  pas  particu- 
lière à  Schubert.  C'était  au  fond  la  généralisation  de  la  vieille 
idée  religieuse  de  l'homme  délivrant  la  créature  «  qui  soupire 
après  la  rédemption  ».  Mais  les  philosophes  de  la  nature  légi- 
timent en  droit  naturel  cette  conception  mystique  :  si  l'homme 
est  «  le  médiateur  réconciliant  entre  la  nature  et  Dieu  »  comme 
dit  par  exemple  Steffens  (Grundzùge  der  philos.  Naturwis- 
senschaft,  1806),  c'est  qu'il  est  aussi  «  der  gôttliche  Mensch  », 
c'est  à-dire  la  créature  la  plus  puissante  et  la  plus  parfaite  du 
monde  terrestre.  Que  l'on  conçoive  maintenant  à  l'intérieur 
de  la  société  humaine  un  individu  plus  fort  que  les  autres, 
capable  de  les  maîtriser  comme  l'homme  domine  à  son  gré  la 
nature  :  voilà  le  médiateur  que  choisira  ou  subira  la  foule. 
Plus  elle  sera  cultivée,  plus  le  médiateur  devra  avoir  de  res- 
sources morales  à  sa  disposition;  aussi  est-ce  d'après  lui  que 
l'on  juge  la  société  qui  le  porte  :  «  Plus  l'homme  est  auto- 
nome, dit  Novalis,  plus  la  quantité  des  médiateurs  diminue, 
plus  leur  qualité  s'affiue...  fétiches,  astres,  animaux,  héros, 
idoles,  dieux,  un  Homme-Dieu  »  (Novalis,  II,  18  ;  1802,  ÏI, 
479-80).  Chez  les  philosophes  cette  idée  est  donc  essentielle- 
ment optimiste,  elle  se  ramène  au  fond  à  la  théorie  de  la  mis- 
sion de  l'homme  et  de  la  moralisation  de  la  nature.  D'ailleurs 
Novalis  ajoute  «  que  dans  le  choix  de  ce  membre  intermé- 
diaire l'homme  doit  être  parfaitement  libre  »  (II,  18). 

C'est  à  peu  près,  moins  l'optimisme  et  la  liberté,  l'idée 
qu'Hoffmann  s'est  faite  de  ses  médiateurs.  Mais  il  manque 
totalement  à  notre  poète  la  conception  morale  du  divin  à  réa- 
liser. Toute  autre  est  la  «  Weltanschauung  »  qui  préside  à 
ses  nouvelles.  Nous  savons  déjà  que  «  l'influence  supérieure  » 
telle  qu'il  se  la  représente  n'est  pas  nécessairement  —  nous 

Sl'CHER.  11 


162  LES  THÉORIES 

pouvons  même  dire  :  n'est  pas  souvent  —  une  puissance  mora- 
lement bonne.  La  conception  d'Hoffmann  est  purement  dyna- 
miste  :  d'après  lui,  le  monde  est  un  système  de  volontés  dont 
les  unes  sont  fortes,  les  autres  faibles  ;  les  volontés  faibles 
sont  absorbées  par  les  fortes  ;  et  celles-ci  à  leur  tour  sont  domi- 
nées par  une  puissance  absolue,  la  puissauce  sombre  et 
cachée,  qui  en  dernière  analyse  gouverne  seule  tous  les  êtres. 
Telle  est  la  conception  du  magnétiseur,  simple  médium  d'une 
puissance  inconnue  qui  se  manifeste  en  lui  et  régit  par  lui  les 
volontés  plus  faibles  (Sanktus,  118).  Point  de  liberté  ni  d'opti- 
misme: l'homme  subit,  souvent  contre  son  gré,  l'influence  du 
médiateur,  comme  il  subit  la  fatalité  dont  le  médiateur  est 
le  représentant  sur  terre  ;  de  même  le  malade  subit  son 
magnétiseur.  D'où  le  caractère  sombrement  tragique  de  toute 
l'œuvre  d'Hoffmann  :  d'une  part  le  médium  y  est  représenté 
comme  une  puissance  agissant  tyranniquement  sur  les  per- 
sonnalités inférieures  :  tels  Alban,  Coppélius,  Torberu  ;  —  et 
d'autre  part  c'est  un  péché  que  de  se  révolter  contre  sa  domi- 
nation, c'est  en  effet  se  soulever  aussi  contre  la  destinée  dont 
il  tient  son  pouvoir.  Nous  sommes  loin  de  l'âge  d'or  idyllique 
rêvé  par  Schubert,  loiu  aussi  d'Atlautis  et  de  Faraagusta  : 
c'est  ici  le  diable  qui  maintient  l'ordre  moral  universel. 

Car  c'est  un  diable  que  le  médiateur  tel  que  le  présentent 
les  romans  d'Hoffmann.  Le  moins  malfaisant,  Lindhorst,  appa- 
raît de  temps  en  temps  à  l'étudiant  Anselme  —  qui  ne  songe 
nullement  à  la  révolte  — comme  une  puissauce  démoniaque  qui 
le  taquine  et  se  joue  de  lui.  Et  Hoffmann  a  pris  plaisir  à  sus- 
citer, par  la  description  qu'il  donne  de  Lindhorst  et  de  ses  con- 
frères, l'idée  qu'ils  vont  subitement  jeter  leur  masque  humain 
et  découvrir  sous  leur  longue  redingote  la  tunique  rouge  de 
Satanas  :  Voyez  par  exemple  le  Daperlutto  de  la  Nuit  de  Saint- 
Sylvestre,  ou  l'énigmatique  Fermino  Valiès  de  «  Datura  Fas- 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  163 

tuosa  ),  qui  n'est  pourtant  en  dernière  analyse  qu'un  jésuite. 
Quand  ils  apparaissent  en  rêve  à  leurs  victimes,  c'est  sous  la 
forme  du  diable,  comme  le  Major  O'Malley  (Elementargeist, 
XII,  174)  dont  la  salamandre  a  déjà  exigé  de  Victor  le  sacrifice 
de  l'éternité.  Le  baron  du  «  Maguétiseur  »,  avec  sa  fille  Marie, 
reconnaît  en  Alban  uu  «  démon  ennemi  ».  Quelquefois  même 
ce  démon  affecte  des  alluresde  bon  diable,  ironiquement  pater- 
nel envers  son  possédé,  l'appelle  familièrement  «mon fils»,  lui 
propose  sa  fille  eu  mariage  comme  Lindhorst,  le  mène  aux 
mortelles  ou  aux  salamandres  qu'il  aime  ;  ce  dernier  trait 
achève  la  ressemblance  :  le  médiateur  est  souvent  aussi  le 
tentateur  ;  et  il  a  le  rire  étrange  de  Satan. 

Comment  le  médium  se  présente-t-il  à  son  sujet?  Comment 
prend-il  possession  de  sa  volonté  f  Si  grand  est  son  pouvoir 
de  fascination  maguétique  que  le  premier  coup  d'oeil  lui  suf- 
fit pour  maîtriser  son  patient;  celui-ci  éprouve  douloureuse- 
ment, sans  savoir  pourquoi,  la  simple  présence  de  cet  inconnu 
qui  le  magnétise,  et  qui,  d'une  poignée  de  main  «  comme  par 
une  force  magique  irrésistible,  en  fait  son  esclave»  (Magnéti- 
seur). Point  de  luttes  ni  d'à-coups  ;  il  procède  par  coups  de 
foudre,  car  sa  domination  sur  les  autres  est  innée. 

Au  physique,  c'est  un  grand  homme  maigre,  à  la  figure 
vieillotte,  dont  on  ne  saurait  deviner  l'âge.  «  Sa  grandeur 
gigantesque  était  encore  rendue  plus  surprenante  par  la  mai- 
greur de  son  corps,  qui  semblait  consister  exclusivement  de 
muscles  et  de  nerfs  ;  il  avait  pu  être  un  bel  homme  dans  sa 
jeunesse  »  (I,  141)  est-il  dit  du  Major  dans  le  «  Magnétiseur  ». 
Tels  apparaissent  aussi  Lindhorst,  le  vieux  peintre  fantôme 
qui  magnétise  Médard  à  l'église,  et  le  major  O'Malley  de 
«  l'Esprit  élémentaire  ». 

Mais  leur  pouvoir  de  fascination  s'exprime  surtout  par  les 
yeux  et  la  voix  ;  ils  ont  tous  «  de  grands  yeux  noirs  pleins  de 


164  LES  THÉORIES 

feu  »  et  jettent  ud  «  regard  perçant  »  sur  leurs  victimes  épeu- 
rées.  Anselme  pouvait  à  peine  «  voir  les  grands  yeux  sévères  et 
fixes  de  l'archiviste,  sans  trembler  intérieurement,  d'une  façon 
incompréhensible  »  (G.  T.,  192).  C'est  la  prise  du  regard,  bien 
connue  des  hypnotiseurs.  Sa  voix  «  sonne  comme  un  métal  » 
(G,  T.,  223),  comme  ces  carillons  lointains  et  précis  qui  bercent 
la  folie,  ou  les  musiques  étranges  dont  on  endort  les  magné- 
tisés ;  c'est  une  voix  profonde  et  sonore  aux  intonations 
menaçantes,  elle  prépare  directement  la  possession  :  ElisFro- 
bom,  qui  n'a  jamais  vu  Torbern,  entend  derrière  lui  «  une 
voix  basse  et  rude  »  ;  il  se  retourne  et  subit  «  le  regard  péné- 
trant et  sévère  »  du  vieux  mineur  ;  dès  cet  instant  il  est  fas- 
ciné, absolument  soumis  à  la  volonté  du  fantôme  (VI,  171). 

Le  médiateur  estime  que  tous  les  moyens  sont  bons,  pour 
hypnotiser  ses  victimes;  aussi  bien  ne  saurait-il  accomplir 
l'acte  le  plus  insignifiant  sans  les  tenir  encore  sous  son  joug  : 
Lindhorst  «  prend  une  prise,  riaut  étrangement  »  (G.  T.,  197) 
et  cela  suffit  pour  faire  frissonner  Anselme.  Mais  d'autres  fois 
aussi  il  se  moque  d'Anselme  à  dessein,  ne  reculant  même  pas 
devant  de  vulgaires  tours  de  passe-passe  :  nous  savons  qu'il  a 
lu  Wiegleb.  Ce  n'est  guère  que  par  ses  charlataneries  que 
Celionati  subjugue  Giglio  et  Giacinta:  si  puissante  est  l'influence 
magnétique  qui  se  dégage  de  tous  ces  sorciers  que  leurs  vic- 
times finissent  par  se  magnétiser  elles-mêmes.  —  Ils  aiment 
frapper  l'imagination  par  des  histoires  extravagantes,  entre- 
tiennent facilement  par  ce  moyen  l'auto-suggestion  de  leurs 
sujets  :  le  héros  du  Magnétiseur  aimait,  comme  Lindhorst,  à 
rappeler  «  les  légendes  et  les  mythes  de  l'Égypte  et  de  l'Inde 
antiques  »  (I,  166).  Rappelons-nous  le  fatras  oriental  du  Vase 
d'Or;  —  dans.  «  Brambilla  »,  le  charlatan  Celionati  raconte 
l'histoire  d'Opbioch,  «  qui  sent  l'Edda,  la  Voluspa  et  le  Sans- 
crit ».  Sur  tous  ces  points,  il  semble  bien  qu'Hoffmann  se  soit 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  165 

inspiré  du  personnage  de  Gabalis,  auquel  Lindhorst  doit  plus 
d'un  trait,  sa  bonhomie  ironique  à  l'égard  de  son  disciple  et 
l'autorité  absolue  qu'il  prétend  exercer  sur  lui.  Mais  le  dis- 
ciple français,  bien  différent  de  l'étudiant  Anselme,  traite  irres- 
pectueusement le  comte  son  maître  de  fou  et  de  «  chimé- 
rique ». 

Voilà  les  moyens  dont  se  sert  le  médiateur  pour  prendre 
possession  de  son  sujet.  Cette  prise  de  possession  a  tous  les 
caractères  d'un  acte  arbitraire  et  fatal,  de  l'invasion  d'une 
personnalité  hostile  que  le  sujet  cherche  en  vain  à  repousser. 
C'est  ce  qui  fait  l'originalité  du  «Magnétiseur»  et  aussi  ce  qui 
fait  d'Alban  un  héros  de  roman  :  la  volonté  mauvaise;  le 
médecin  devieDt  un  sorcier;  et  les  liens  d'affection,  qui, 
d'après  Kluge,  unissent  la  personne  subordonnée  à  l'être 
dominateur,  se  changent  eu  chaînes  tyranniques  :  la  pauvre 
Marie  emporte  partout  avec  elle,  dans  ses  rêves,  dans  ses 
veilles,  l'image  abhorrée  d'Alban;  si  forte  est  la  volonté  de 
son  bourreau,  qu'elle  finit  par  aimer  presque  cette  image  fixe 
qui  la  poursuit,  et  sans  laquelle,  dit-elle,  elle  ne  pourrait 
plus  vivre  (lettre  à  Adelgonde).  La  conception  du  mauvais 
magnétiseur  introduit  dès  lors  des  éléments  d'une  psycholo- 
gie plus  riche  et  plus  nuancée,  aussi  bien  dans  l'âme  du  sujet 
que  dans  l'âme  du  médecin.  Ce  dernier  devient  le  meurtrier 
de  l'organisme  psychique  qu'il  était  chargé  de  guérir,  un 
mangeur  de  personnalités,  un  vampire  du  monde  moral. 
Dans  le  mariage  magnétique  d'Hoffmann,  l'un  des  époux 
dévore  l'autre  :  le  principe  négatif  y  est,  comme  la  femme 
aux  yeux  de  Novalis,  «  aile  Tage  wieder  speisefâhig  »  (II, 
253). 

Considéré  en  lui-même,  le  médiateur  a  deux  personnali- 
tés ;  nous  savons  d'Alban,  du  major  du  Magnétiseur,  et  de 
Lindhorst  qu'ils  étaient  tantôt  les  plus  séduisants  interlocu- 

i 

■  h 


166  LES  THÉORIES 

teurs,  les  maîtres  les  plus  affectueux  et  les  plus  captivants, 
tantôt  au  coutrairedes  bourrus  taciturnes  :  «  l'archiviste  est 
encore  dans  son  humeur  particulière».  Leurs  actions  les  plus 
insignifiantes  révèlent  clairement  ce  dualisme  :  Lindhorst 
évoquant  ses  fantasmagories  devant  Anselme  ébloui  parle 
d'un  ton  indifférent,  tandis  que  ses  yeux  étincellent  (G.  T., 
197).  Ils  portent  sur  le  visage  la  marque  distincte  de  leur  dupli- 
cité intime  :  «  Chose  étrange,  le  visage  du  major  avait  quelque 
chose  de  pleurant  quand  il  riait...;  au  contraire  on  eût  dit 
qu'il  riait,  quand  la  furie  la  plus  sauvage  le  maîtrisait  » 
(XIII,  152).  Car  il  y  a  en  eux  deux  êtres:  l'homme  et  l'esprit  ; 
l'archiviste  saxon  et  le  salamandre  Phosphorus.  «  Il  lui  fallut, 
malgré  sa  nature  supérieure,  se  soumettre  aux  tribulations 
les  plus  mesquines  de  la  vie  commune;  et  de  là  vient  sans 
doute  l'humeur  maligne  qu'il  fait  paraître  dans  ses  fréquentes 
taquineries  »  (G.  T.,  I,  193).  En  d'autres  termes  le  médiateur 
est  l'incarnation  delà  puissance  occulte  qui  lui  confère  son 
pouvoir,  c'est  l'au-delà  fait  homme.  Ce  qu'on  avait  jusqu'alors 
pressenti  ou  vu  eu  rêve,  il  le  fait  paraître  sous  une  forme 
visible  et  tangible;  et  les  héros  d'Hoffmann  sont  persuadés 
que  la  connaissance  suprême  leur  est  révélée  par  le  média- 
teur et  que  la  destinée  parle  par  sa  voix.  Mais  cette  connais- 
sance suprême,  au  lieu  d'être  l'harmonie  d'un  âge  d'or,  est  la 
conscience  du  fatalisme  universel,  qui  se  joue  des  individus  : 
et  c'est  pourquoi  Lindhorst  est  taquin  :  «  Je  vois  et  je  sens 
bien  maintenant,  dit  Anselme,  que  les  formes  étrangères, 
venues  d'un  monde  merveilleux,  et  que  je  ne  voyais  jadis 
qu'eu  des  rêves  tout  particuliers  et  curieux,  sont  entrées 
maintenant  dans  la  vie  active  de  mes  veilles,  et  que  je  suis 
leur  jouet  »  (I,  200). 

Frôbom,  qui  s'en  va  machinalement  vers  Falun,  est  certain 
«  que  la  voix  de  la  fatalité  lui  avait  parlé  par  l'organe  du 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.   —  LE  MÉDIATEUR  167 

vieux  mineur  »  (VI,  177).  Quant  à  Coppélius-Coppola,  il 
donne  l'impression  d'être,  suivant  les  paroles  du  poète,  «  ein 
grauser  Schicksalspopanz  »  (III,  23). 

Le  sujet  magnétisé.  —  Mais  cette  connaissance,  même 
médiate,  ne  s'adresse  pas  à  tous  les  hommes;  de  même  que 
tous  ne  sont  pas  susceptibles  d'être  hyptonisés.  Anselme  voit 
en  Lindhorst  le  prince  des  esprits,  mais  Heerbrand  n'aperçoit 
en  lui  qu'un  vieil  archiviste  «  brave  homme,  au  fond,  mais 
curieux  avec  ses  expressions  à  part  ».  Car  Anselme  est  l'insé- 
parable de  Lindhorst,  et  pour  ainsi  dire  son  pôle  négatif 
indispensable  à  l'action  magnétique  qu'il  prétend  exercer  ; 
c'est  la  «  base  »,  eût  dit  Schubert,  le  principe  amorphe  et 
plastique  qu'il  pétrira  et  modifiera  à  son  gré.  A  quelles  con- 
ditions devient  on  capable  de  subir  l'influence  du  média- 
teur ? 

Il  faut  apporter  tout  d'abord  à  Lindhorst  une  âme  pure  «  ein 
fromm  kindliches  Gemùt  ».  Anselme  et  ses  confrères  sont  de 
grands  enfants  naïfs,  crédules,  d'innocents  rêveurs  absolu- 
ment ignorants  de  la  vie  :  tel  Peregrinus  Tyss,  dont  on  ne  sait 
d'ailleurs  au  début  du  roman  s'il  s'agit  d'un  enfant,  d'un  jeune 
homme,  ou  d'un  vieillard  à  l'esprit  faible.  Tous  les  Anselmes 
sont  des  enthousiastes,  des  «  Schwàrmer  »,  des  poètes.  Ils 
croient  à  leur  médium  parce  qu'ils  ont  besoin  de  croire  à 
quelque  chose,  et  s'ils  ajoutent  foi  à  ses  miracles,  c'est  que 
d'ailleurs  ils  voient  du  miracle  partout.  Ils  sont  nés  vision- 
naires, les  ruisseaux  et  les  fleurs  leur  parlent  [Klein  Zaches, 
Balthasar,  V,  "21,  74];  à  l'ombre  du  sureau,  les  rayons  d'or  et 
le  vent  du  soir  les  fiancent  à  des  amantes  chimériques.  Ils 
aiment  trop  la  nature  pour  ne  pas  abhorrer  les  naturalistes, 
et  regardent  Mosch  Terpin  comme  leur  ennemi  personnel.  Ils 
ont  vécu  solitaires,  sans  amis,  du  moins  sans  amis  capables 
de  les  comprendre  :  Anselme  n'a  d'autre  société  que  celle  de 


168  LES  THÉORIES 

Paulmann  et  de  Heerbrand;  et  Tyss  vit  seul  avec  la  vieille 
Aline,  ses  jouets  d'enfance  et  le  souvenir  de  ses  parents 
morts.  La  seule  expérience  qu'ils  aient  est  celle  du  rêve  : 
l'histoire  du  «  Vase  d'Or  »  n'est  qu'un  long  rêve  ;  un  rêve  fait 
très  exactement  connaître  à  Frôbom  les  mines  de  Falun,  la 
reine  et  Ulla  ;  il  revit  ce  rêve  dans  tout  le  cours  de  son 
voyage,  et  son  existence  à  Falun  est  plutôt  le  recommence- 
ment et  l'achèvement  logique  de  ce  rêve,  que  la  jouissance 
directe  de  la  réalité  (VI,  475-181). 

Cette  vie  exclusivement  intérieure  fait  en  même  temps  leur 
force  et  leur  faiblesse;  leur  faiblesse,  car  ce  sont  des  nerveux 
et  des  hallucinés,  comme  les  somnambules.  Ils  sont  sujets, 
comme  l'étudiant  du  «  Vase  d'Or  »,  à  l'attirance  de  l'eau,  et 
comme  Elis  Frôbom,  au  vertige  dans  la  mine  :  «  l'abîme  lui 
semblait  le  fond  de  la  mer,  d'où  les  vagues  se  seraient  reti- 
rées, et  les  pierres  noires,  les  scories  rouges,  bleuâtres,  du 
minerai,  lui  semblaient  des  monstres  horribles  étendant  vers 
lui  leurs  affreux  bras  de  polypes  »  (VI,  179).  Ils  subissent 
les  représentations  forcées,  les  hallucinations  de  la  vue  et 
de  l'ouïe,  car  tout  est  hallucination  dans  le  «  Vase  d'Or», 
depuis  le  visage  de  la  vieille  marchande  qui  grince  au  mar- 
teau de  la  porte  jusqu'aux  serpents  d'or  qui  jouent  dans  le 
sureau  et  aux  oiseaux  moqueurs  qui  peuplent  les  palmiers 
imaginaires  de  la  bibliothèque  de  l'archiviste.  Ils  sont  magné- 
tisés par  avance  :  Anselme  l'est  d'abord  par  la  vieille  ven- 
deuse de  pommes,  puis  par  Lindhorst;  et  Veronika,  qui  n'est 
pourtant  point  sorcière,  est  bien  près  de  l'hypnotiser  elle 
aussi.  Frôbom  est  plus  qu'hypnotisé,  il  est,  possédé  par  le 
démon  de  la  mine  qui  le  pousse,  inconscient,  à  Falun,  malgré 
sa  répugnance  pour  la  vie  souterraine  des  mineurs  ;  et  quand 
on  l'interroge  sur  son  voyage  et  ses  projets,  il  répond  que  son 
«  penchant  le  plus  intime  le  pousse  au  travail  des  mines,  et 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  169 

qu'il  va  se  mettre  en  peine  de  trouver  une  place  comme  com- 
pagnon »  ;  mais  c'est  le  démon  qui  répond  pour  lui  (VI,  182): 

Cette  faiblesse  est  aussi  leur  force  :  chez  eux  l'esprit  est 
plus  fort  que  la  chair,  ils  savent  se  créer  un  milieu  de  fantai- 
sie, approprié  à  leurs  besoins,  où  ils  peuvent  se  réfugier  loin 
du  monde  extérieur  :  c'est  l'Atlantide  d'Anselme,  «  le  moude 
de  la  poésie  »  et  de  la  vie  intérieure,  —  et  c'est  l'île  sans  doute 
où  Kreisler  souhaitait  aborder  enfin  après  les  tempêtes  de 
l'existence  terrestre. 

Ce  sont  des  créateurs,  par  cela  même  qu'ils  sont  aussi  des 
possédés;  nouveaux  médiateurs  à  leur  tour,  ils  recréent 
d'après  un  plan  plus  beau  les  objets  que  fournit  à  leur  con- 
templation le  monde  sensible.  Seul,  Nathanaël  peut  faire  du 
mannequin  Olympia  une  femme  vivante,  et  pouvant  être 
aimée  ;  Coppélius  n'y  a  point  réussi.  Par  là  ils  complètent  et 
rendent  parfaite  l'œuvre  du  médiateur,  la  connaissance;  c'est 
leur  foi  qui  crée  Dieu  et  la  création,  car  le  médiateur  est 
impossible  sans  eux,  et  ils  le  savent  dans  leurs  moments  de 
lucidité  :  «  Il  est  certain,  dit  Clara  à  Nathanaël,  que  c'est 
nous-mêmes  seulement  qui  enflammons  l'esprit  qui  semble 
parler  par  ces  visions  merveilleuses  »  (III,  17).  Ils  sont  créa- 
teurs par  réceptivité. 

C'est  pourquoi  le  peuple  les  tient  pour  des  fous  :  et  de  fait, 
ne  sont-ils  pas  eux  aussi  victimes  de  «  sérapionisme  »,  com- 
plètement livrés  au  monde  de  leurs  rêves,  et  traduisant  en 
rêves  les  éléments  de  réalité  extérieure  qu'ils  fout  cadrer  avec 
le  système  de  leurs  hallucinations  ?  Anselme  fait  un  perroquet 
du  serviteur  de  Lindhorst,  qui  lui-même  devient  un  milan 
(wie  er  als  Stossgeier  davonflog)  ;  la  bibliothèque  des  Pal- 
miers se  peuple  d'oiseaux  moqueurs  au-dessus  desquels  plane 
l'envergure  royale  du  milan-archiviste.  Les  confrères  d'An- 
selme sont  aussi  manifestement  des  aliénés  :  cela  est  évident 


170  LES  THÉORIES 

pour  Nathanaël,  et  le  peuple  de  Rome  traite  Giglio  eu  consé- 
quence. Même  le  tranquille  Elis  Frôbom  a  perdu  la  raison  : 
on  rapporte  qu'il  tenait  de  sa  patrie,  Nérika,  son  goût  de  la 
vie  intérieure  et  des  méditations  solitaires  et  mélancoliques. 
Les  rationalistes  nous  auraient  dit  que  la  solitude  de  la  mine 
a  développé  en  Frôbom  les  germes  de  folie  qu'il  devait  à  son 
hérédité  :  pour  Hoflmauu  c'est  le  démon  de  la  mine,  l'amour 
des  métaux  et  de  leur  reine  qui  le  possèdent. 

Mais  cette  possession  n'est  pas  toujours  absolue,  cette  folie 
pas  complètement  irrémédiable  :  il  y  a  des  instants  où  la  per- 
sonnalité saine  reparaît  sous  la  personnalité  possédée,  et  le 
héros  a  le  sentiment  de  sa  duplicité.  De  même  que  Lindhorst  est 
tantôt  archiviste  saxon  et  tantôt  prince  des  esprits,  de  même 
Anselme  est  tantôt  le  citoyen  d'Atlantis,  vassal  du  salamandre, 
tantôt  le  «  candidat  »  admis  au  café  du  conrecteur  Paulmann. 
Il  y  a  en  lui  conflit  de  deux  puissances,  il  est  partagé  entre 
Serpentiua  et  Veronika,  le  rêve  et  la  réalité,  la  foi  poétique 
et  le  bon  sens  vulgaire.  Il  a  conscience  de  ce  conflit,  et  l'ar- 
chiviste lui  en  montre  les  dangers  ;  un  principe  ennemi,  lui 
dit-il,  —  c'est-à-dire  la  réalité  banale  —  a  tâché  de  boulever- 
ser ton  âme  et  de  te  brouiller  avec  toi-même  (I,  242).  Frô- 
bom séduit  par  Ulla  et  possédé  par  la  reine,  se  sent  «  comme 
partagé  en  deux  moitiés...  il  lui  semblait  que  son  meilleur 
moi,  son  vrai  moi,  descendît  au  centre  du  globe  terrestre  et 
reposât  aux  bras  de  la  reine...  »  (VI,  191).  Anselme  devient 
parfois  rationaliste  ;  nous  avous  vu  sou  «  vrai  moi  »  d'ordi- 
uaire  insensible  aux  jacasseries  des  oiseaux  moqueurs  de  la 
bibliothèque  des  Palmiers;  le  peuple  le  tieut  pour  fou  ;  il  ne 
comprend  pas  les  Paulmann  et  Heerbrand,  et  est  heureux  de 
ne  pas  les  comprendre  ;  mais  quand  les  attaques  du  principe 
ennemi  sont  trop  vives,  il  se  désharmonise,  s'aualyse,  perd  la 
foi  et  la  connaissance;  il  ne  croit  plus  à  Serpentina  :  «  dès 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  171 

lors  il  vit  clairement  qu'il  n'avait  pensé  qu'à  Véronique,  et 
que  la  fantastique  légende  du  mariage  du  Salamandre  et  du 
Serpent  vert  avait  été  copiée  par  lui,  mais  que  persouue  ne  la 
lui  avait  racontée  »  (1,  231).  Et  les  plantes  exotiques  de  la 
bibliothèque  de  Lindhorst  sont  des  fleurs  en  pot,  les  palmiers 
sont  des  palmiers  de  carton  doré  ;  le  prince  des  esprits  n'est 
plus  qu'un  vieux  qui  «  radote  »  (I,  235),  Anselme  a  perdu  le 
sens  des  caractères  du  parchemin  magique,  et  quand  il  veut 
écrire,  il  fait  des  taches;  avec  la  foi  il  a  laissé  s'envoler  la 
Connaissance  ;  il  n'est  plus  qu'un  vulgaire  copiste,  mûr 
pour  les  fioles  de  cristal  de  la  vie  banale  de  tous  les 
jours. 

Rapports  du  médiateur  et  du  sujet.  —  Dès  lors  les  rapports 
de  Lindhorst  et  d'Anselme,  c'est-à-dire  en  général  du  média- 
teur et  du  sujet,  varient  selon  l'attitude  du  dernier,  selon  la 
résistance  qu'il  oppose  au  principe  supérieur  ou  sa  croyance 
en  la  valeur  et  la  bonté  de  ce  principe. 

La  possession  peut  être  amicale  et  paternelle,  comme  celle 
de  Lindhorst;  elle  est  au  contraire  démoniaque,  hostile, 
comme  celle  de  Torbern  et  de  Coppelius,  quand  le  sujet  se 
révolte  contre  l'au-delà,  et  trahit  pour  des  mortelles  les 
reines  des  esprits.  Ce  dernier  type  de  possession  l'emporte  de 
beaucoup  chez  Hoffmann,  car  les  confrères  d'Anselme  sont 
rarement  assez  forts  pour  maintenir  intacte  leur  croyance  en 
l'idéal  :  or  nous  savons  que  Serpentina  est  jalouse.  La  déesse 
dédaignée  devient  un  démon.  Même  dans  le  «  Vase  d'or  »  se 
trouvent  des  traces  de  cette  conception  démoniaque,  et  Lind- 
horst n'est  pas  toujours  bon  diable. 

Possession  amicale.  Le  Vase  d'or.  —  Les  rapports  de  Lind- 
horst et  d'Anselme  sont  différents  dans  la  nouvelle  de  ce 
qu'ils  sont  dans  le  mythe.  Dans  le  mythe,  l'âme  pure  et  juvé- 
nile d'Anselme  opère  par  la  foi  la  rédemption  du  salamandre 


172  LES  THÉORIES 

déchu.  Mais  encore  faut-il  capter,  au  préalable,  cette  àme 
pieuse,  hypnotiser  ce  bon  jeune  homme,  et  le  subjuguer  au 
point  d'en  faire  uu  instrument  docile  et  un  gendre  reconnais- 
sant. Il  faut  semer  en  son  àme  réceptive  les  germes  de  con- 
naissance, qui  ne  fleuriront  librement  que  lorsqu'on  aura 
extirpé  les  semences  ennemies,  la  mauvaise  herbe  du  monde 
des  sens.  Cette  prise  de  possession,  ce  travail  de  défrichement, 
c'est  à  Lindhorst  qu'ils  incombent  :  Anselme  ne  deviendra 
l'égal  de  son  maître  qu'après  avoir  été  sa  victime. 

Aussi  croyons-nous  utile  de  faire  des  réserves  à  la  thèse 
exprimée  par  un  critique  récent  dans  un  article  sur  le  «  Mer- 
veilleux chez  Hoffmann  »  (Pr  Paul  Hensel-Erlangen.  Feuille- 
ton der  Frankfurter-Zeitung,  11  mal  1907)  ;  Hoffmann, 
sous  l'influence  de  Novalis,  aurait  montré  en  Anselme  la 
force  créatrice  du  moi,  selon  «  le  principe  fondamental  de 
l'idéalisme  allemand  :  ce  ne  sont  pas  les  objets  qui  nous  font, 
mais  bien  nous  qui  faisons  les  objets  ».  Il  convient  seulement 
de  remarquer  que  ce  moi  créateur  est  chez  Hoffmann  puis- 
sance secondaire,  négative  :  le  moi  d'Anselme  a  besoin  d'être 
déterminé  par  un  moi  plus  fort  qui  lui  apporte  du  dehors 
«  des  idées  étrangères  »,  comme  cela  a  lieu  dans  la  crise 
magnétique.  Anselme,  de  sa  propre  impulsion,  ne  pourrait 
rien  créer  :  nous  le  voyons,  au  début  du  roman,  magnétisé 
parla  vieille  Lise-  Il  est  d'avance  marqué  pour  une  influence 
étrangère,  quelle  que  soit  cette  influence.  C'est-à-dire  que 
pour  Hoffmann  le  fait  fondamental  est  le  dualisme  :  à  l'inté- 
rieur et  au-dessous,  et  seulement  dans  les  conditions  et  les 
limites  déterminées  par  les  puissances  positives  de  l'au-delà, 
s'exerce  le  subjectivisme  des  magnétisés.  Le  sujet  fait  bien 
l'objet  —  mais  au  préalable  il  est  façonné  lui-même  par  le 
médiateur,  il  en  est  le  «  jouet  ».  Et  le  combat  décisif  se  livre 
hors  de  lui,  entre  les  puissances  supérieures,  Lindhorst  et  la 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR 


173 


sorcière,  pendant  qu'il  est  emprisonné  dans  sa  fiole  de  cris- 
tal :  il  assure,  il  est  vrai,  la  victoire  définitive,  mais  il  est 
d'avance  le  butin  du  vainqueur.  Au-dessus  du  sujet  plane  un 
monde  qu'il  ne  crée  pas,  mais  qui  le  crée  :  le  monde  de  l'es- 
prit, la  destinée,  dont  les  missionnaires,  Alban  et  Lindhorst, 
assurent  ici-bas  l'ordre  général,  la  soumission  aux  lois  de  la 
fatalité. 

Ces  réserves  faites,  il  est  exact  de  reconnaître  l'influence 
de  Novalis  dans  le  «Vase  d'Or».  D'ailleurs  Hoffmann  a  lu 
beaucoup,  et  surtout  beaucoup  de  philosophes,  pendant  la 
composition  même  du  «  Vase  d'Or»,  ou  immédiatement  aupa- 
ravant. Le  roman  se  trouve  mentionné  pour  la  première  fois 
dans  une  lettre  à  Funck,  datée  du  18  août  1813  (Funck,  150- 
151),  et  il  fut  terminé  dans  la  nuit  de  Saint-Sylvestre  de  la 
même  année  (Hitzig,  II,  100).  Or  avant  la  rédaction  du  «  Vase 
d'Or  »,  en  juillet  1813,  l'auteur  écrit  à  Funck  qu'il  vient  de 
terminer  l'étude  de  la  «  Weltseele  »  de  Schelling  et  qu'il 
désire  lire  la  Symbolique  de  Schubert  (Dresde,  26  juillet,  1813, 
Hitzig,  V,  171),  et  en  août  il  a  déjà  lu  les  «  Ansichten  » 
(Funck,  153)  ;  Hoffmann  ne  pourra  lire  la  Symbolique  que 
plus  tard  —  le  24  mars  1814  il  prie  instamment  son  ami  de  la 
lui  envoyer  (Hitzig3,  V,  211)  —  mais  il  connaît  dès  lors  Nova- 
lis,  qu'il  ne  citera  jamais  avec  autant  d'enthousiasme  et  de 
ferveur  respectueuse  qu'au  début  de  sa  carrière  littéraire  : 
«  sa  vie  pieuse  fut  un  hymne  qu'il  chanta  à  l'Être  suprême  et 
aux  mystères  sacrés  de  la  nature,  en  accords  magnifiques  ». 
(I,  132).  Il  le  défend  contre  ceux  qui  lui  reprochent  d'être 
obscur  et  fantaisiste  :  on  n'a  besoin,  pour  le  comprendre,  que 
de  s'enfoncer  avec  lui  «  dans  les  plus  profondes  profondeurs  » 
(Berganza,  I,  132  ff).  Et  dans  le  «  Magnétiseur  »  il  est  fait 
encore  allusion  par  deux  fois  au  poète  des  «  Apprentis  de 
Sais  »  (I,  141-169;.  Comme  dans  la  suite  Hoffmann  ne  nomma 


r 


174  LES  THÉORIES 

plus  que  rarement  Novalis  tout  autorise  à  croire  que  l'in- 
flueuce  de  Novalis  sur  Hoffmann  s'exerça  précisément  au 
début  de  son  œuvre,  et  qu'il  n'avait  pas  encore  perdu  son 
enthousiasme  pour  «  le  plus  pur  des  poètes  »  lorsqu'il  lut 
Schelling  et  Schubert  et  écrivit  le  «  Vase  d'Or  ».  Or  nous  avons 
vu  comment,  dans  les  détails  aussi  bien  que  dans  la  concep- 
tion fondamentale,  se  manifeste  l'influence  de  Novalis,  et  ce 
qu'Hoffmann  dut  vraisemblablement  aux  plans  publiés  par 
Tieck.  Le  titre  même  du  roman  en  indique  la  tendance 
légèrement  philosophique  et  mystique  :  der  goldne  Topf, 
Ein  Màrchen...  Un  conte,  à  l'imitation  du  conte  de  Kling- 
sohr. 

D'ailleurs  cette  tendance  philosophique  du  Vase  d'Or  est 
d'origine  récente.  La  conception  fondamentale  primitive, 
empruntée  au  livre  de  Beresford  (les  Misères  humaines)  dont 
Ellinger  a  signalé  l'influence  et  les  imitations  dans  l'œuvre 
d'Hoffmann,  n'avait  rien  de  mystique.  Une  lettre  à  Funck 
renseigne  suffisamment  sur  ce  premier  plan,  «  une  idée  anté- 
rieure, datant  de  Bamberg  »  (Funck,  152,  19  août  1813).  Le 
même  Funck,  nous  raconte  comment  Hoffmann  fit  des  extraits 
de  Beresford  et  conçut,  en  s'inspirant  d'un  personnage  réel 
vivant  à  Bamberg,  un  Anselme  «  condamné  par  la  destinée, 
partout  où  il  va,  partout  où  il  se  trouve,  à  subir  la  male- 
chance  et  à  la  propager  a  (Funck,  118-9).  Hoffmann  montra  à 
Funck  ces  essais,  simple  copie  de  Beresford,  et  Funck  y 
regretta  «  une  pointe  satisfaisante  à  la  conclusion  ».  Si  d'autre 
part  Funck  ajoute  que  «  le  lecteur  aux  vues  plus  profondes 
exigerait  une  conception  purement  poétique  d'un  tel  carac- 
tère »,  il  est  bien  évident  que  cette  conception,  Hoffmaun  ne 
la  dut  pas  aux  avis  du  libraire  de  Bamberg,  mais  à  ses  lec- 

1.  Il  ne  cita  plus  dans  la  suite  de  ses  œuvres  que  deux  fois  Novalis  : 
VII,  15  et  VIII,  03. 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  175 

tures  philosophiques  à  Dresde,  quand  il  se  fut  entièrement 
délivré  de  la  tutelle  de  son  prétentieux  ami. 

Or  cette  conception  première,  loin  de  nuire  à  l'unité  du 
tout,  a  été  habilement  fondue  à  l'ensemble  :  en  plusieurs  pas- 
sages les  raccords,  visibles,  ont  été  si  habilement  opérés  que 
le  motif  primitif  enrichit  l'œuvre  telle  que  nous  la  possédons. 
Le  personnage  de  Lindhorst  y  a  gagné  en  complexité;  il  est 
resté  ce  qu'il  était  au  début,  «  ein  ungemein  arger  Zaube- 
rer  »,  et  ce  trait  s'accorde  encore  à  ce  qu'il  est  deveuu  par  la 
suite. 

Dans  le  plan  primitif,  Lindhorst  et  Serpentina  étaient  les 
représentants  de  la  puissance  ennemie,  et  ils  le  sont  restés 
dans  toute  la  première  partie  du  roman  sous  sa  forme 
actuelle  :  Anselme  dit  à  plusieurs  reprises  que  le  destin  se 
joue  de  lui,  que  des  démons  le  «  taquinent 1  ».  Or  ce  motif  de 
la  taquinerie,  reste  évident  de  1  idée  première,  et  pour  lequel 
Hoffmann  a  peut-être  fait  servir  ses  premiers  essais  écrits  à 
Bamberg,  cadre  aussi  parfaitement  avec  la  conception  nou- 
velle du  médiateur  ;  il  y  avait  lieu,  précisément  au  début  de 
l'initiation  d'Anselme,  d'insister  sur  l'influence  maligne, 
décevante,  arbitraire,  qu'exerce  le  principe  supérieur  sur 

1.  Sur  ce  motif  de  la  taquinerie,  cl.  I,  182  :  Nun  sah  er  erst...  wie  ein 
sonderbarer  Spuk  ihn  geneckt  habe  ;  184  (les  taquineries  des  serpents 
dorés)  ;  186  :  ...  da  die...  Phantasmata  ganzlich  verschwunden  und  er  sich 
immer  heiterer  lùhlte,  ...  Anselme,  à  qui  on  a  promis  une  place  de  secré- 
taire, et  qui  ose  à  peine  espérer  que  sa  mauvaise  étoile  lui  permette  cette 
bonne  fortune  (I,  179)  a  en  effet  la  malchance  de  tomber  sur  un  sorcier  : 
I,  1*6.  Rentrent  encore  dans  l'ancien  plan  :  I,  187  :  hiiten  Sie  sich  ja  vor 
jedem  Tintenflecken  ;  188  :  ein  besondrer  Glùcksstern  schien  ùber  ihm  zu 
walten  ;  202  :  er  hat  mir  die  Hand  gekùsst,  ohne  dabei  auszugleiten  oder 
mir  auf  den  Fuss  zu  treten...  ;  il  est  intéressant  de  voir  que  d'après  la  con- 
ception primitive,  Véronique  elle  aussi  était  l'objet  des  taquineries  démo- 
niaques (la  vieille  Lise).  Cf.  I,  220  :  Elle  a  des  hallucinations  et  la  vieille 
Lise  l'a  taquinée  (geneckt)  de  môme  que  Lindhorst  taquine  Anselme.  Il  est 
probable  qu'à  l'origine  Lindhorst  et  Lise,  au  lieu  d'être  deux  puissances 
adversaires,  agissaient  parallèlement,  et  qu'Anselme  et  Véronique,  finale- 
ment délivres  des  «  taquineries  »,  s'épousaient. 


1 


176  LES  THÉORIES 

l'âme  du  disciple  encore  attaché  aux  biens  de  ce  monde, 
encore  désireux  de  boire  son  bock  du  dimanche,  au  jardin 
public,  capable  encore  d'être  séduit  par  la  coquette  Véronique. 
Il  faut  arracher  brusquement  Anselme  à  ces  séductions  infé- 
rieures, et  pour  cela  le  magnétiser,  le  taquiner  de  fantasma- 
gories innombrables  :  voilà  les  «  purifications  »  qui  le  con- 
duiront à  l'éternelle  demeure,  en  Atlantide.  Aussi  bien  ce 
motif  des  «  taquineries  »  n'intervient-il  qu'au  début  de 
l'œuvre  :  dès  que  la  domination  de  Lindhorst  est  assurée,  et 
l'âme  d'Anselme  unifiée  dans  la  croyance  à  l'idéal,  c'est  au 
contraire  la  réalité  qui  devient  le  principe  ennemi  (I,  242). 
Serpentina  se  fait  donc  l'interprète  spirituelle  du  poète, 
lorsque,  dans  un  de  ces  raccords  habiles  que  nous  signalions, 
elle  dit  à  l'étudiant,  désormais  son  amoureux  :  «  Je  sais  bien 
que  l'inouï  et  le  merveilleux,  dont  mon  père  t'a  souvent 
entouré  dans  les  jeux  de  son  humeur,  ont  excité  ton  horreur 
et  ton  épouvante,  mais  maintenant,  je  l'espère,  cela  n'arri- 
vera plus  »,  (I,  224).  Désormais  c'est  la  réalité  qui  le  taqui- 
nera, sitôt  qu'il  aura  perdu  la  foi  en  l'idéal  :  le  parchemin  de 
l'archiviste  ne  sera  plus  qu'un  marbre  aux  veines  multico- 
lores... «  malgré  cela  il  voulut  faire  son  possible  et  trempa 
résolument  la  plume  ;  —  mais  l'encre  ne  voulait  pas  couler  !  » 
Et  le  motif  de  la  tache  fatale,  qui  eût  aussi  parfaitement  con- 
venu au  plan  primitif,  se  trouve  maintenant  expliqué  psy- 
chologiquement et  logiquement  justifié  par  l'ensemble  de 
l'œuvre 

Seul  le  personnage  de  Véronique  a  perdu  à  la  nouvelle  con- 
ception. Quoiqu'elle  n'ait  rien  de  démoniaque,  elle  se  trouve 
élevée  à  la  dignité  de  «  principe  hostile  »  par  suite  de  son 
alliance  avec  la  vieille  sorcière.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  grave, 
c'est  qu'elle  est  sympathique  au  lecteur  au  début  de  l'œuvre, 
puisqu'elle  affronte  par  amour  pour  l'étudiant  les  dangers  de 


LA  CONNAISSAN'CE  MÉDIATE.   —  LE  MÉDIATEUR  177 

la  conjuration  nocturne  à  l'équinoxe  ;  tandis  que  dans  la 
suite  elle  nous  est  présentée  comme  une  vulguaire  petite 
coquette,  satisfaite  d'épouser  Heerbrand  à  défaut  d'Anselme, 
pourvu  qu'elle  ait  un  titre  et  des  admirateurs.  Il  n'est  pas 
iuvraisemblable  que  le  plan  primitif  eût  eu,  pour  conclusion, 
l'union  d'Anselme  et  de  Véronique,  puisque  alors  Lindhorst 
n'était  qu'un  malin  enchanteur,  et  l'amour  du  candidat  pour 
Serpentina  une  source  de  cruelles  déceptions. 

Le  «  Vase  d'Or  »  aussi  a  perdu  sa  signification  primitive  :  il 
devait  n'être  d'abord  qu'un  instrument  de  sorcellerie,  dont 
l'usage  aurait  transformé  l'infortuné  mari  en  animaux 
étranges  (Funck,  151-2).  Depuis  il  s'est  ennobli,  symbolisé,  et 
pour  le  rattacher,  d'un  lien  assez  lâche,  au  roman  sous  sa 
forme  actuelle,  Hoffmann  a  imaginé  le  joli  épisode  du  jardi- 
nier du  roi  Phosphorus. 

Voilà  comment,  par  une  série  de  transitions  bien  ména- 
gées, le  piteux  héros  de  Beresford  est  devenu  le  fervent  ado- 
rateur de  l'idéal,  l'aspirant  à  la  Connaissance.  Et  l'enchanteur 
malin  du  début  s'est  révélé  prince  des  Esprits.  L'au-delà  a 
fécondé  la  foi  créatrice  d'Anselme,  et  de  leur  union  mystique 
est  née  la  Connaissance,  le  lys  de  feu  qui  s'épanouit  en  Atlan- 
tide. 

C'était  la  «  pointe  finale  satisfaisante  »  souhaitée  par  Funck, 
et  l'on  peut  croire  qu'elle  fut  trouvée  sans  lui.  D'ailleurs  Hoff- 
mann ne  paraît  pas  l'avoir  mis  au  courant  de  ses  travaux  et, 
ce  ne  fut  qu'après  l'achèvement  du  «  V ase  d'Or  »  qu'il  écrivit  à 
son  éditeur,  en  lui  envoyant  la  copie  au  net  des  quatre  pre- 
mières veilles,  qu'il  tenait  lui-même  son  œuvre  pour  «  exo- 
tique, et  originale  eu  sa  conception  »  (16  janvier  1814, 
H3  V,  195). 

Possession  hostile.  —  La  possession  ne  prend  le  caractère 
familial  et  paternel  que  nous  lui  voyons  à  la  fin  du  «  Vase  d'Or  » 

SrcuEu.  \± 


178 


LES  THÉORIES 


que  lorsque  le  possédé  est  assez  fort  pour  adopter  intégrale- 
ment l'influence  du  principe  supérieur,  et  se  recréer  entière- 
ment d'après  le  plan  de  vie  qui  lui  est  donné.  Mais  il  y  faut 
la  foi  persévérante  d'Anselme  ;  encore  Anselme  lui-même  est- 
il  capable  de  douter,  de  nier  même,  et  l'on  sait  les  suites 
funestes  de  cette  faiblesse  momentauée  :  la  tacbe  d'encre  et 
l'emprisonnement  dans  la  fiole  de  cristal.  Eu  fait  la  plupart 
de  ses  confrères  sont  des  indécis  et  des  faibles  :  il  leur 
manque  la  force  morale  nécessaire  à  l'affirmation  sans  réserve 
de  l'idéal  ;  ils  se  donnent,  puis  se  reprennent,  se  font  les  ado- 
rateurs des  Olympia  et  des  reines  élémentaires,  puis  recou- 
rent à  Clara,  à  Ulla,  comme  à  leurs  anges  gardiens.  Mais 
l'idéal  se  venge  en  les  anéantissant.  La  plus  grande  partie  de 
l'œuvre  d'Hoffmann  est,  à  ce  point  de  vue,  une  répétition  du 
«  Vase  d'Or  »  avec  variantes  et  avec  la  conclusion  contraire. 
Mais  au  fond,  quels  que  soient  les  termes,  le  rapport  reste 
identique,  et  c'est  toujours  le  même  problème  que  l'on  veut 
résoudre  :  idéal  ou  réalité  ?  Vie  supérieure  de  foi,  de  poésie, 
d'art,  de  connaissance  suprême,  ou  bien  quotidienne,  banale, 
dans  la  fiole  de  cristal  ?  C'est  l'antithèse  fondamentale  qui  tra- 
verse l'œuvre  entière,  dès  le  «  Vase  d'Or  »,  depuis  la  quatrième 
«  Nuit  de  Saint-Sylvestre  »  jusqu'à  «  Datura  fastuosa  »,  en 
passant  par  le  «  Sandmann  »,  la  «  Jesuiterkirche  »,  1'  «  Ar- 
tushof  »,  les  «  Bergwerke  ».  Partout  les  mêmes  données  :  le 
héros  hésite  entre  deux  amantes,  ou  pour  mieux  dire  entre 
deux  amours,  d'un  côté  l'amour  prosaïque,  terrestre,  «  phi- 
listin »,  l'amour  de  Spikher  pour  sa  femme,  de  Nathanaël  pour 
sa  fiancée  raisonnable,  d'Eugenius  (Datura  Fastuosa)  pour  la 
femme  de  son  vieux  professeur  et  pour  Gretchen  ;  —  d'autre 
part  l'amour  des  puissances  démoniaques  qui  représentent 
aussi  l'art,  la  poésie,  la  vie  libre,  déliée  des  mesquineries 
quotidiennes  :  l'Olympia  du  «  Sandmann  »,  la  Gabriela  de 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  179 

«  Datura  Fastuosa  »,  la  Julia  de  la  «  Nuit  de  Saint-Sylvestre  », 
l'esprit  élémentaire  du  major  0'  Malley,  sont  autant  d'émules 
de  Serpentina.  Et  partout  aussi,  planant  sur  les  uns  et  les 
autres,  le  médiateur- tentateur,  aux  yeux  foudroyants,  le 
magnétiseur  dont  l'œuvre  diabolique  se  poursuit  avec  la  len- 
teur sûre  de  la  destinée  :  O'Malley,  Dapertutto,  Fermino  Va- 
liès  (Datura),  Coppelius  ;  il  faudrait  des  surhommes  pour  les 
comprendre,  ou  leur  résister.  Anselme  et  les  membres  de 
«  l'Eglise  invisible  »  étaient  ces  surhommes.  Les  autres  ne 
sont  que  des  «  Schwârmer  »  sans  consistance  ni  résistance, 
indignes  de  régner  en  Atlantide.  C'est  leur  propre  faiblesse 
qui  fait  de  l'idéal  un  principe  démoniaque. 

Les  mines  de  Falun.  —  Nous  avons  ici  les  mêmes  groupes 
de  personnages  que  dans  le  «  Vase  d'Or»  :  Torbern  et  la  reine  des 
mines  représentent  l'influence  supérieure  comme  Lindhorst 
et  Serpentina,  et  Ulla  correspond  à  Véronique.  Mais  la  réalité 
est  ici  plus  aimable  et  plus  aimante  que  la  société  des  Paul- 
mann  et  des  Heerbrand,  la  douce  et  fidèle  Ulla  inspire  plus 
d'intérêt  que  Véronique,  —  et  d'autre  part  le  monde  des 
esprits  nous  est  présenté  sous  des  couleurs  tellement  sombres 
qu'on  pardonne  à  Frôbom  d'avoir  oublié,  pour  la  fille  du 
brave  maître  mineur,  le  fantôme  de  la  mine  et  sa  reine.  Mais 
au  point  de  vue  de  la  Connaissance  c'est  une  faute  grave,  une 
révolte  contre  la  destinée,  contre  l'idéal  auquel  il  s'est  une 
fois  livré,  et  qui  ne  le  lâchera  plus.  Frôbom  mourra  en  état 
de  disgrâce  pour  s'être  révolté  contre  sa  destinée  et  n  avoir 
point  su  arriver,  par  la  possession,  à  la  Connaissance. 

La  fable  même  des  «  Mines  de  Falun  »  a  pour  point  de 
départ  le  récit  des  «  Ansichten  »  de  Schubert;  mais  ce  récit 
ne  fournissait  à  Hoffmann  que  deux  de  ses  personnages,  Ulla 
et  Frôbom,  les  deux  amants.  La  conduite  de  l'action  jusqu'à 
la  catastrophe  de  la  mine  est  donc  due  à  l'invention  du  poète. 


180  LES  THÉOIUES 

Toutefois  il  s'est  inspiré  d'un  assez  grand  nombre  de  sources. 

D'abord,  quant  à  l'action  même,  ou  peut  reconnaître  dans 
les  «  Bergwerke  »  l'influence  d'une  nouvelle  de  Tieck,  —  on 
sait  l'admiration  d'Hoffmann  pour  le  Pbantasus.  Nous 
trouvons  dans  le  «  Runenberg  »  de  Tieck,  le  même  motif 
de  la  possession  par  une  puissance  démoniaque,  contre 
laquelle  toute  lutte  est  vaine  :  le  héros  de  Tieck,  qui  fut 
autrefois,  comme  Frobom,  un  marin,  arrache  un  soir  une 
mandragore,  et  soudain  apparaît  derrière  lui  une  sorte  de 
Torbern,  un  vieil  homme,  qui  lui  raconte  merveilles  du 
Runenberg.  Alors  s'éveille  en  lui  la  nostalgie  des  montagnes; 
il  marche  sans  repos  vers  le  Runenberg,  comme  Frobom 
vers  la  mine,  et  voit  dans  une  caverne  une  géante,  sorte 
d'esprit  élémentaire,  la  reine  de  la  montagne,  qui  le  séduit. 
Plus  tard  il  se  marie  et  «  remercie  Dieu  de  l'avoir  délivré 
des  rets  du  malin  »  (Phantasus,  1812.  I,  253).  Ainsi  Fro- 
bom chez  Dahlsjô  remercie  le  destin  de  lui  avoirfait  trouver 
en  Ulla  son  ange  gardien  (VI,  181).  Mais  au  bout  de  peu 
de  temps  la  nostalgie  de  la  montagne  et  des  trésors  souter- 
rains reprend  le  héros  de  Tieck  :  «  Il  doit  y  avoir  encore 
dans  les  profondeurs  de  la  terre  des  trésors  merveilleux, 
incommensurables  »  (I,  268).  C'est  la  femme  magique  qui 
les  lui  a  montrés,  comme  la  reine  des  mines  a  découvert 
à  Frobom  le  mica,  le  chlorit,  l'almandine  et  les  escarboucles. 
Et  tous  deux  quittent  leur  bien-aimée  pour  ces  trésors  chimé- 
riques dont  ils  ont  l'imagination  hantée.  On  voit  que  la 
marche  de  l'action  est  analogue,  quoique  les  idées  soient 
différentes  :  c'est  l'avidité  (symbolisée  par  la  possession 
magique)  qui  guide  le  héros  de  Tieck.  Celui  d'Hoffmann  obéit 
à  la  destinée  qui  l'a  voué  malgré  lui  aux  puissances  inconnues. 

Ces  puissances  inconnues  sont  représentées  dans  le  récit 
d'Hoffmann  par  la  reine  et  le  vieux  miueur  Torbern.  La  reine 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.   —  LE  MÉDIATEUR  181 

nous  reste  inconnue  ;  c'est  un  monstre  entrevu  plus  ou  moins 
clairement  par  Frôbom  dans  ses  rêves  ;  à  part  sa  jalousie, 
nous  ne  savons  rien  d'elle.  Torbern  au  contraire  est  plus  indi- 
vidualisé. 

Où  Hoffmann  a-t-il  été  chercher  le  nom  de  Torbern,  et  les 
traits  de  sa  physionomie?  Il  est  bien  inutile  pour  expliquer 
le  nom  de  recourir  à  «  Bergmani  Torberni  Sciagraphia 
regni  mineralis»  Lipsise,  1783,  comme  le  fait  Grisebach.  Cet 
ouvrage  est  une  aride  description  de  métaux  et  de  sels  ;  on  ne 
voit  pas  bien  quel  parti  Hoffmann  en  eût  pu  tirer.  Mais  le 
nom  de  Torbern  était  connu  dans  la  littérature  du  temps; 
Hoffmann  trouvait  mention  du  savant  suédois  dans  le 
«  Voyage  en  Scandinavie  »  de  Haussmann,  qu'il  dit  avoir  con- 
sulté pour  la  description  de  Falun.  Haussmann  dit  (V,  9)  d'un 
certain  savant  suédois  qu'il  était  «  l'ami  et  le  disciple  de 
Torbern  Bergman qui  le  gagna  et  le  forma  aux  sciences 
naturelles  et  aux  spécialités  apparentées  ».  Et  ceci  fournissait 
déjà  à  Hoffmann  un  trait  moral  de  la  figure  de  son  vieux 
mineur  :  le  prosélytisme.  D'ailleurs  le  nom  de  Torbern  et  la 
mention  de  ses  ouvrages  se  retrouvent  fréquemment  dans  les 
revues  qu'Hoffmann  connaissait,  dans  le  Magazinde  Lichten- 
berg2  par  exemple. 

Il  y  a  sans  doute  plus  encore  sous  la  figure  du  vieux  Tor- 
bern. Dans  un  article  très  documenté  sur  les  «  Bergwerke  von 
Falun  »  un  critique  (Reuschel,  dans  les  Studien  f.  vgl.  Lite- 
raturgesch.,  1903,  3.  Band)  rappelle  le  vieux  mineur  qui 
apparaît  dans  Ofterdingen,  «  souvenir  reconnaissant  de  Wer- 
ner  ».  Il  paraît  bien  clair  que  pour  un  lecteur  de  Novalis  et 

1.  Reuschel,  dans  un  article  abondant  en  indications  précises  sur  les 
«  Mines  de  Falun  »  ^Studien  f.  vgl.  Lit.  Gesch.,  1903,  3.  Bd),  a  déjà  ren- 
voyé à  l'ouvrage  de  Haussmann  à  ce  propos,  et  assimilé  Torbern  au 
«  mineur  »  d'Ofterdingen  et  à  Werner. 

2.  Lichtenbergs  Magazin,  II,  1  :  194;  V,  3  :  180;  VIII,  1  :  173. 


182  LES  THÉORIES 

de  Schubert  le  seul  mot  de  mines  ait  dû  éveiller,  vers  1819, 
l'idée  du  maître  de  Freiberg,  mort  depuis  peu  (1817).  C'est,  il 
est  vrai,  un  Weruer  démoniaque  qu'Hoffmann  nous  a  pré- 
senté, mais  c'est  encore  Werner  avec  son  zèle  infatigable 
pour  la  science,  pour  «  sa  »  science  surtout  :  l'exploitation 
des  mines;  —  avec  son  prosélytisme,  et  la  séduction  très  vive 
qu'il  exerçait  sur  ses  disciples  ;  le  Werner  de  la  réalité  fut 
déjà  une  sorte  de  «  magnétiseur  »  s'il  faut  en  croire  le  portrait 
que  Schubert,  longtemps  après  le  récit  d'Hoffmann,  nous 
trace  de  Werner  dans  son  Autobiographie  :  «  il  semblait, 
dit-il,  qu'il  eût  jeté  un  sort  aux  étudiants  »  (II,  127-128).  Et  il 
nous  parle  aussi  de  son  «  tendre  amour  pour  les  pierres  » 
(II,  140).  Or  c'étaient  là  des  traits  bien  connus  des  contempo- 
rains, et  que  la  tradition  orale  eût  seule  suffi  à  répandre. 

D'autre  part  il  n'est  peut-être  point  dans  l'œuvre  d'Hoffmann 
une  nouvelle  qui  soit  composée  avec  tant  de  soin  du  détail, 
avec  une  si  grande  abondance  de  traits  précis  :  sur  la  vie  des 
mines,  l'organisation  du  travail  minier,  sur  la  vie  suédoise 
en  général,  les  coutumes,  les  populations,  Hoffmann  connaît 
une  infinité  d'anecdotes,  les  termes  techniques  et  les  mots  du 
pays  abondent  sous  sa  plume.  Où  Hoffmann  a-t-il  puisé  ces 
connaissances  si  minutieuses  ?  L'étude  du  détail  nous  mon- 
trera avec  quelle  diligence  il  s'est  renseigné  sur  le  pays  et  les 
mœurs,  et  nous  fera  admirer  plus  encore  l'habileté  avec 
laquelle  il  a  su  fondre  dans  l'harmonie  de  la  composition 
artistique  les  matériaux  de  provenances  les  plus  diverses. 

Hoffmann  connaissait  déjà  par  la  description  assez  détaillée 
de  Novalis  un  grand  nombre  de  termes  techniques  et  de  par- 
ticularités de  la  vie  du  mineur  (Ofterdingen,  chap.  v).  Il 
avait  pu  apprendre  par  le  récit  du  vieux  mineur  ce  qu'on 
entend  par  «  Hàuer  »  ou  «  Hauer  »  «  qui  est  le  mineur  à  pro- 
prement parler  »  (Oft.  (55),  et  par  «  Steiger  »  (maître  porion) 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  — 


LE  MÉDIATEUR 


m 


«  qui  représente  parmi  les  ouvriers  le  guide  et  le  maître  » 
(Oft.,  63).  Il  savait  de  même  ce  qu'est  un  puits  de  mine,  et 
commeDt  «  une  veine  (Trum)  trompeuse  peut  faire  perdre  la 
vraie  direction  »  (Oft.,  70  ;  Bergw,  185). 

Mais  si  la  description  d'Hoffmann  est  si  minutieuse  et  si 
riche  en  détails,  c'est  que,  emporté  par  son  très  vif  intérêt 
pour  le  sujet,  fl  recourut  à  des  livres  techniques.  Il  savait 
sans  doute,  lui  qui  était  si  curieux  des  œuvres  de  Schubert, 
que  l'élève  de  Werner  avait  publié  un  «  Manuel  de  Geognosie 
et  de  l'exploitation  des  mines  »  (1813)  auquel  il  emprunta 
vraisemblablement  plusieurs  termes  techniques  comme  la 
distinction  entre  les  roches  de  rapport  (edel)  et  les  roches 
stériles  (taubes  Gesteiu,  VI,  191  ;  Schubert,  315),  ou  la  défi- 
nition de  l'éponte  du  filon  (Saalband,  VI,  188;  Schubert,  312). 

Bon  nombre  d'indications  du  même  genre  lui  étaient  four- 
nies aussi  par  la  source  qu'il  a  indiquée  lui-même,  le  voyage 
d'Haussmann  eu  Scandinavie.  Après  avoir  terminé  le  qua- 
trième volume  de  son  ouvrage  par  la  description  pittoresque 
de  la  «  Pinge  »  de  Faluu,  Haussmann  consacrait  le  cinquième 
et  dernier  livre  tout  entier  à  une  étude  technique  du  pays,  de 
sa  configuration  géographique  et  géologique,  des  procédés 
d'extraction  eu  usage  à  Falun,  et  terminait  par  des  aperçus 
sur  l'organisation  des  ouvriers  et  leur  vie  sociale. 

Signalons  quelques  emprunts  faits  par  Hoffmann  : 

1°  Relativement  aux  mines  : 


Bergwerke,  S.  W.  VI. 

188  ....  alser...  den  Trappgang 
erblickte,  so  dass  er  seiner  Sal- 
bànder  Streichen  und  Fallen  zu 
erkennen  vermochte. 

192.  Unten  in  der  Teufe  liegt  in 
Chlorit  und  Glimmer  eingeschlos- 


Haussmanns  Reise,  V.  Bi. 
66.  Hier  und  wieder  kommen 
sogenannte  Trappgânge  vor...  mit 
einem  von  der  Richtung  der  Schaa- 
len  abweichenden  Streichen  und 
Fallen. 

87.  Almandin.  Gemeiniglich  von 


184 


LES  THÉORIES 


sen  der  kirschrot  funkelnde  Al 
mandin. 

174.  Der  wunderbare  Pyrosma 
lith. 


2°  Relativement  à  la  position  géographique  de  Falun  et 
aux  mœurs  du  pays:  Hoffmann  mentionne  les  deux  grands 
lacs  Runn  et  Warpann,  entre  lesquels  se  trouve  Falun,  d'après 
Haussmann  (V,  2).  Et  quand  il  vante  l'hospitalité  des  habitants 
et  leur  gaîté  naturelle,  il  utilise  les  relations  d'Haussmann 
sur  la  joyeuse  vie  de  société,  libre  et  décente,  que  l'on  menait 
à  Falun  (V,  7-8). 

Mais,  avec  la  description  de  l'ouverture  de  la  mine,  c'est  là 
tout  ce  que  le  «  Voyage  en  Scandinavie  »  fournissait  au  poète 
allemand.  Et  cependant,  que  de  traits  de  mœurs  épars  dans  la 
nouvelle,  et  qu'Hoffmann,  dont  on  connaît  la  conscience  litté- 
raire, ne  pouvait  avoir  inventés  !  D'où  viennent  ces  nom- 
breux mots  suédois  qui  donnent  au  récit  une  couleur  locale 
si  agréable,  reposant  de  la  sombre  aventure  qui  en  fait  le 
fond,  et  ne  troublent  d'ailleurs  nullement  la  clarté  de  l'expo- 
sition? D'où  viennent  ces  allusions  à  des  traditions  locales 
inconnues  du  lecteur  allemand  :  l'opposition  du  Dalécarlien, 
franc  et  ouvert,  et  des  gens  de  Nérika,  taciturnes  et  mélan- 
coliques? Déjà  la  simple  description  de  de  la  «  Pinge  »  con- 
tient dans  le  texte  d'Hoffmann  des  éléments  étrangers  au 
récit  d'Haussmann,  et  si  caractéristiques  qu'il  en  faut  cher- 
cher l'origine  autre  part  que  dans  l'imagination  du  poète  : 

Haussmann,  V,  96.  V[,  178. 

Eine  grôssereTagesôffnung  oder        ...  die  grosse  Pinge  oder  Tages- 
Pinge,  wie  dicder  Faluner  Kupfer-     ôffnung  der  Erzgrube... 
grube,  wird  man  selten  anlrefïen.        Als  er  [Elis  Frôbom]  aber  vor 


kirsch-oder  hyazinlhrother  Farbe 
...  Am  hâufigsten  findet  sich  der 
Almandin  in  der  Umgebung  von 
Chlorit  oder  Glimmer. 

13.  [Description  du  Pyrosma- 
lith.] 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  — 


LE  MÉDIATEUR 


Thr  Anblick  machl  einen  schauer- 
lichen  Eindruck.  Sie  ist  das  grôsste 
und  schrecklichste  Bild  einer  durch 
Unordnung  und  Verschwendung 
herbeigefùhrten  Zerrûttung.  Bei 
einer  Lange  von  etwa  i.200  m. 
einer  Breite  von  600  Fuss,  làsst  sie 
in  eine  Tiefe  von  mehr  denn  180 
Fuss  sehauen.  Die  schwarzbrau- 
ncn  Scitenwànde  gehen  anfangs 
grôssten  Theils  senkrecht  nieder  ; 
dann  verflâchen  sie  sich  aber 
gegen  die  minière  Tiefe  durch 
ungeheure  Schutt-und  Trùmmer- 
halden.  In  dicsen  und  an  den  Sei- 
tenwânden  blickt  hin  und  wieder 
die  Zimmerung  alter  Schiiehte 
hervor,  wovon  bedeutende  Stùcke 
sich  noch  vollstândig  erhalten 
haben  und  von  dem  frùheren 
grossen  Holzverbrauch  zeugen, 
iadem  sie  aus  starken,  dicht  auf- 
einander  gelegten  und  an  den 
Enden  ineinander  gefugten  Stâm- 
men,  nach  Art  des  gewôhnlichen 
Blockhàuserbaues  aufgeluhrt  siud. 


dem  ungeheuern  Hôllenschlunde 
stand,  da  gefror  ihm  das  Blut  in 
den  Adern,  und  er  erstarrte  bei  dem 
Anblick  der  fûrchterlichen  Zerslô- 
rung. 

Bekanntlichist  die  grosse  Tages- 
ôffnung  der  Erzgrube  zu  Falun  an 
zwôlfhundert  Fuss  lang,  sechs- 
hundertFuss  breitundeinhundert- 
undachtzig  Fuss  tief.  Die  schwarz- 
braunen  Seitenwànde  gehen  an- 
fangs grôsstentheils  senkrecht  nie- 
der dann  verflâchen  sie  sich  aber 
gegen  die  mittlere  Tiefe  durch 
ungeheuern  Schutt  undTrùmmer- 
halden.  In  diesen  und  an  den  Soi- 
tenwànden  blickt  hin  und  wieder 
die  Zimmerung  alter  Schàchte 
hervor,  die  aus  starken,  dicht  auf- 
einander  gelegten  und  an  den 
Enden  ineinander  gelegten  Stàm- 
men  nach  Art  des  gewôhnlichen 
Blockhàuserbaues  aufgeluhrt  sind. 


Jusqu'ici  nous  n'avons  qu'une  copie  littérale  du  texte 
d'Haussmauu,  dout  Hoffmann  a  supprimé  seulement  quelques 
détails  qui  n'ajoutaient  rien  au  pittoresque  de  la  description. 
Mais  ici  s'arrête  la  description  d'Haussmauu,  taudis  que  le 
poète  continue  :  «  Pas  un  arbre,  pas  un  brin  d'herbe  ue 
pousse  dans  la  chauve  crevasse,  aux  parois  déchiquetées;  et 
eu  formes  étranges,  semblables  tantôt  à  de  gigantesques  ani- 
maux pétrifiés,  tantôt  à  des  colosses  humains,  s'élancent  à 
l'entour  les  masses  dentelées  des  rochers.  Au  fond  du  préci- 
pice, c'est  un  pèle-mêle  sauvage  et  désolé  de  pierres,  de 
scories,  de  minerai  brûlé,  et  de  l'abîme  s'élève  une  éternelle 


18C 


LES  THÉORIES 


fumée  de  soufre,  étourdissante,  comme  si  bouillait  en  bas  le 
breuvage  infernal  dont  les  vapeurs  empoisonnent  toute  la 
verte  joie  de  la  nature.  On  devrait  croire  qu'ici  même  est  des- 
cendu Dante  pour  voir  l'Enfer  dans  sa  désolation  sans  espé- 
rance, dans  toute  son  épouvante.  »  A  part  cette  dernière  phrase, 
qui  résume  en  traits  généraux  et  par  une  comparaison  poé- 
tique l'impression  d'ensemble,  la  fin  de  la  description  est  si 
pittoresquement  précise  qu'on  ne  voit  pas  pourquoi  Hoffmann, 
qui  tenait  à  avoir  des  lieux  une  idée  si  exacte,  l'aurait  inventée 
plutôt  que  le  début.  Or  si  nous  nous  reportons,  dans  l'ouvrage 
d'Haussmann,  au  premier  passage  où  il  est  question  de  Falun, 
nous  trouvons  une  indication  précieuse  qui  n'a  pas  échappé  à 
Hoffmann  en  quête  de  renseignements  :  «  Ici,  dit  Haussmann 
(dans  le  voisinage  de  Falun)  j'ai  vu  pour  la  première  fois  des 
groupes  de  ces  Dalécarliens  robustes,  courageux  et  gais,  dans 
leur  costume  remarquable.  Ils  se  présentaient  absolument 
comme  dans  la  magistrale  description  d'Arndt.  a  [Haussmanns 
Reise,  IV,  361.  Hoffmann  ne  mentionne  pas  ce  passage,  et  ne 
cite  que  le  cinquième  livre  du  «  Voyage  en  Scandinavie  ».] 
Sur  la  recommandation  d'Haussmann,  Hoffmann  a  donc  lu  le 
«  Voyage  en  Suède  en  1804  ->,  par  Arndt,  publié  à  Berlin 
en  1806,  jolie  relation,  fraîche,  poétique,  abondante  en  des- 
criptions suggestives  du  pays  et  des  habitants,  en  anecdotes, 
en  légendes  locales.  Elle  iutéressa  vivement  Hoffmann  et  il  y 
puisa  sans  peur. 

Et  voici  d'abord  comment,  grâce  à  Arndt,  Hoffmann  a  pré- 
cisé et  complété  sa  vision  de  la  «  Pinge  »  : 

Arndt,  II,  208.  S.  W.  VI,  178. 

...Bisandie  Gipfel  sind  die  Berge  Kein   Baum,   kein  Grashalm 

kahl  und  bestehen  aus  zerbrôckel-  sprosst  in  dem  kahlen  zerbrôckel- 

ten  Felsen,  wo  nur  hie  und  da  ein  ten  Sleingeklùft...  Im  Abgrundc 

wenig  Griin  sich  angesetzt  hat  ;  liegen  in  wilder  Zerstôrung  durch 


LA  CONNAISSANCE   MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR 


187 


einige  stumme  Seen  liegen  in  sol- 
chem  oden  Steingeklùft ; ...  nahe 
vor  der  Stadt  sind...  grosse  Berge 
von  Steinen  und  Schlacken,  Hau- 
fen  Erz  und  schon  einmal  ausge- 
branntes  Erz,  von  Schwefel  damp- 
fend  :  nur  die  vielen  herrlichen 
Maschinen  erheben  den  Menschen 
wieder  von  dem  Gefuhl  des  Chaos 
und  der  Zerstôrung  zu  der  leben- 
digen  Idée  der  Natur. 


einander  Steine,  Schlacken,  aus- 
gebranntes  Erz,  und  ein  ewiger 
betàubender  Schwefeldunst  steigt 
aus  der  Tiefe,  als  wùrde  unten 
der  Hôllensud  gekocht,  dessen 
Dàmpfe  aile  grûne  Lust  der  Natur 
vergiften. 


Mais  Hoffmann  est  resté  original  en  imitant  exactement. 
Chez  lui  l'inspiration  est  différente,  l'impression  totale  plus 
sombre  :  l'homme  ne  retrouve  plus  «  l'idée  vivante  de  la 
nature  ».  De  même  il  a  supprimé  le  peu  de  verdure  qu'Arudt 
laissait  subsister  aux  flancs  des  précipices  déchirés.  Car  c'était 
bien  l'enfer  qu'il  a  voulu  peindre,  l'enfer  où  Elis  Frôbom 
pressentait  le  démon  Torbern  et  la  reine  des  métaux  :  dans 
ces  abîmes  d'épouvante  où  la  fatalité  le  guettait,  Frôbom  ne 
pouvait  plus  apercevoir  «  la  verte  joie  de  la  nature  ». 

Il  n'a  pas  borné  là  ses  imitations.  Il  a  emprunté  à  Arndt  — 
nous  savons  que  c'est  un  procédé  constant  d'Hoffmann  —  les 
noms  de  ses  personnages  :  quelques  pages  avant  la  descrip- 
tion de  Falun,  Arndt  mentionne  une  localité  nommée  Dahlsjo 
(II,  204)  et  parle  d'une  autre  localité  où  un  roi  fugitif  demeura 
chez  un  certain  Arndt  Pehrsou  Oruflycht  (II,  205-6).  Réunis- 
sant ce  nom  de  ville  et  ce  nom  d'homme  Hoffmann  a  appelé 
le  père  d'Ulla  :  Pehrson  Dahlsjo.  Un  peu  plus  loin  il  est  ques- 
tion d'une  «  espèce  de  mercier  et  de  traiteur  à  la  fois,  nommé 
Frôbom  »  (II,  207).  Et  voilà  ses  héros  trouvés. 

Et  voici  maintenant  des  détails  sur  l'organisation  des 
mineurs  : 

S.  W.  VI,  173.  Arndt,  II,  226. 

Ihr...  kommt  wohl  garzum  Be-        ...  Làndereien  mit  grossen  tin- 


188 


LES  THÉORIES 


s'ûzeinesBcrgrnannshemmans,  habt 
Eure  eigne  Kuxe  in  der  Grube. 

S.  W.  VI,  180. 
Elis  Frôbom  erfuhr,  dass  der 
Mann...  Masmeister  Altermannl\md 
Besitzer  einer  schônen  Bergsfràlsc 
bei  Stora-Kopparberg  war.  Bergs- 
fralse  sind  in  Schweden  Lànde- 
reien  geheissen,  die  fur  die  Kupfer- 
und  Silberbergwerke  verliehen 
wurden.  Die  Besitzer  solcher  Fràl- 
scn  haben  Kuxe  in  den  Gruben 
fur  deren  Betriebsiezu  sorgen  ge- 
halten  sind. 


munitàten ...  Dahin  gehôren... 
die  Bergmannshemman  und  das 
Bergsfrldse. 

Arndt,  H,  228. 

Weit  grôssere  Vortheile,als  mit 
den  Bergmannshemman,  sind  mit 
dem  Bcrgafràlse  verbunden.  Das 
sind  Làndereien,  die  besonders 
fur  den  Betrieb  der  edlen  Me- 
talle,  fur  die  Kupfer-und  Silber- 
bergwerke  verliehen  sind.  Auch 
soll  der  Besitzer  solches  Fraise 
Kuxe  in  den  Gruben  haben  und 
ArbeitundKosten  darauf  wenden. 
Doch  ward  in  Stora  Kopparberg 
auch  erlaubt,  dass...  Bergsfràlsc 
auch  von  andern,  als  Bergleuten, 
besessen  wurden. 


Et  c'est  encore  d'après  Arudt  qu'il  mentionne  l'organisation 
du  «  Bergsthing  (Gerichtslag)  »  (VI,  180,  Arndt  II,  218).  Hoff- 
mann lui  a  d'ailleurs  emprunté  tout  ce  qu'il  nous  dit  de  la  vie 
suédoise  en  général,  jusque  dans  les  plus  petits  détails  ;  il 
n'oserait  même  pas  inventer  qu'on  fabrique  à  Falun  d'excel- 
lente bière  : 

VI.  181.  Arndt,  II,  234. 

[Ulla]  schenkte  treffliches  Aie,        ...  dank  dem  trefflichcn  Oel, 
wie  es  denn  nun  in  Falun  bereitet     das  man  hier  braut. 
wird. 

Et  c'est  encore  sur  la  foi  d'Arudt  qu'il  appelle  les  hôtelleries 
suédoises:  Gàstgifvaregard  (VI,  169,  Arndt,  1,3).  Une  légende 
locale  lui  servira  à  animer  et  colorer  son  récit  : 

1.  La  dénomination  de  Masineiter-Alterniann  s'applique  d'après  Arndt 
(il,  217-21'j)  aux  membres  d'un  certain  jury  dt>  maîtres  mineurs  qui  assis- 
tent dans  ses  fonctions  juridiques  le  «  Bergmeister  »  sorte  de  juge  de  paix 
du  district  minier. 


LA.  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  — 


VI,  170. 

«  Trink,  Bursche  !  oder  der 
Seeteufel  Nàckeii,  der  ganze  Troll 
soll  dir  ùber  den  Hais  kommen  ! 

...  du  sollst  bald  weggebracht 
werden  von  der  verhexten  Bank, 
an  die  dich  der  Nàcken  genagelt 
hat  ». 


LE  MÉDIATEUR  189 

Arndt,  II,  51-2. 

Sie  unterhielt  mich  lange,  wie 
ihr  Grossvater  einen  Seegeist  (Nôc- 
ken)  gehabt,  den  er...  am  See  mit 
einem  Scil  gefangen...  Aber  der 
Stricksei  vergangen  und  AevNack 
habe  dem  Alten  nachher  in  der 
Freiheit  viel  Schabernack  gethan- 


Un  des  épisodes  les  plus  jolis  de  la  nouvelle  d'Hofîmann,  la 
description  de  l'arrivée  du  navire  marchand  dans  la  rade  de 
Gôthaborg,  et  de  la  petite  fête  des  marins,  est  dû,  trait  pour 
trait,  à  une  relation  d'Arndt  : 


VI,  168  sq. 

Ein  reicher  Ostindienfahrer, 
glùcklich  heimgekehrt  aus  dem 
fernen  Lande,  lag...  vor  Anker... 
Die  Besatzung  des  Ostindienfah- 
rers...  schickte  sich  an,  ihren 
Hônsning  zu  halten.  So  ist  nàm- 
lich  das  Fest  geheissen,  das  bei 
derlei  Gelegenheit  von  der  Schiffs- 
mannschaft  gefeiert  wirdund  das 
oftmehrereTage  dauert.  Spielleute 
in  wunderlieher  bunter  Tracht 
zogen  vorauf  mit  Geigen,  Pfeifen, 
Oboen  und  Trommeln...  Ihnen 
folgten  die  Matrosen  .  . .  einige 
schwangen  Wimpel...  Daflossnun 
das  schônste  Aie  in  Stromen... 
wie  es  denn  nun  bei  Seeleuten, 
die  heimkehren  von  weiter  Beise, 
nicht  anders  der  Fall  ist,  allerlei 
schmucke  Dirnen  gesellten  sich 
alsbald  zu  ihnen,  der  Tanz  be- 
gann,  und  wilder  wurde  die  Lust 
und  lauter  und  tôlier  der  .Tubel. 


Arndt,  II,  25  sq. 

Grade  wàhrend  meiner  Anwe- 
senheit  in  Gotheborg  kam  ein 
solches  ostindisches  Schiff  an. 
Bei  solcher  Gelegenheit  ist  grosse 
Freude,  besonders  feiert  die  Be- 
satzung mehrere  Tage  die  Kùck- 
kunft...  Eine  solche  Freudenfeier 
der  Matrosen  heisst  mit  einem 
eigenen  Namen  Hônsning.  Die 
ganze  Besatzung  zieht  mit  klin- 
gendem  Spiel,  mit  Trommeln, 
Geigen  und  wehenden  Wimpeln... 
Ein  lustiges  Gastmahl  steht  end- 
lich...  bereitet  und  eine  Menge 
williger  Nymphen  lauren  nur 
auf  den  Wink,  um  die  Orgie n 
der  nàchtlichen  Balle  mit  ihnen 
zu  begehen.  Man  weiss,  welch  ein 
wildes  und  ausgelassenes  Wesen 
der  Matrose  ist,  der  Monate  lang 
kein  Land  gesehen  hat,  sobald  er 
den  festen  Boden  betritt. 


Plus  importante  pour  la  marche  du  récit  et  le  groupement 


190 


LES  THÉORIES 


des  personnages  est  l'opposition  établie  par  Hoffmann  entre  le 
caractère  sombre  de  Frôbom  et  la  franchise  sereine  de  Dahlsjo. 
Le  poète  colorait  sa  description  et  profitait  ingénieusement  de 
sa  source  en  attribuant  cette  différence  de  tempérament  aux 
origines  de  ses  deux  héros  :  le  Dalécarlien  et  l'homme  de 
Nérika  devenaient  par  là  deux  types  généraux,  cadrant  par- 
faitement avec  le  reste  du  récit  : 


VI,  170. 

Du  bist  ein  Neriker  von  Geburt, 
und  die  sind  aile  trùbe  und  tr.au- 
rig... 

173. 

Euch  stillem ,  wohl  gar  zum 
Trùbsinn  geneigten  Neriker  (dass 
lhr  dasseid,  seh'ich  an  den  Zùgen 
Eures  Gesichts,  an  Eurer  ganzen 
Haltung). 

Le  Dalécarlien  Pehrson  Dahlsjo  : 
VI,  180. 

Ein  grosser  schlanker  Mann  trat 
heraus...  an  dem  freien  Anstande. 
an  der  offnen  Stirn,  an  den  dun- 
kelblauleuchtenden  Augen  musste 
man  denechtenDalkarlerkennen. 


Arndt     I,  164-5. 

...  der  Neriker  iststill  und  wenig 
gespràchig,  und  hat  in  seinem 
Aeussern  nichts  RaschesundFreu- 
diges  ;...  die  grôsste  Ehrlichkeit, 
aber  auch  der  grimmigste  Trotz 
liegt  fast  auf  allen  Gesichtern... 
Es  liegt  unter  der  hohen  Stirn 
und  in  den  tiefen  Augen...  etwas 
Schwârmerisches  und  Melancho- 
lisches,  ein  gewisser  dùsterer 
Schein,  der  nicht  unangenehm 
ist... 

VI,  242-3. 

Der  Darlkarl  ist  selbst  in 
Schweden  ein  ausgezeichneter 
Mensch...  In  der  Regel  ist  der 
Darlkarl  hoch  und  gross  gestaltet, 
von  starkem  und  schlankem  Glie- 
derbau...  auch  der  Bau  seines 
Gesichts  ist  so  gestellt,  eine  hohe, 
breite  Stirn,  tiefe  dunkelblaue 
Augen...  Sein  Wesen  ist  ernst, 
still  und  freundlich...  Der  freie 
Sinn.  der  ofifene  Muth...  verkùndi- 
gen  sich...  aus  diesen  Giganten. 


Il  faut  s'étonner  maintenant  que  de  cette  masse  d'éléments 
disparates  le  poète  ait  su  faire  un  tout  cohérent.  Il  a  presque 
tout  copié  mot  pour  mot,  et  pourtant  tout  refondu  à  nouveau 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  — 


LE  MÉDIATEUR 


191 


dans  l'unité  de  son  œuvre  d'art.  Il  a  su  grouper  et  nuancer; 
par  d'habiles  suppressions,  de  légères  additions,  il  a  suscité 
chez  le  lecteur  des  impressions  toutes  différentes  de  celles 
qu'éveillaient  les  descriptions  d'Haussmann  et  d'Arndt,  sans 
pourtant  leur  être  infidèle  ou  laisser  échapper  le  moindre 
trait  pittoresque.  Il  a  revu  après  ses  auteurs,  et,  quoique  en 
imagination  seulement,  il  a  senti  aussi  vivement  qu'eux,  mais 
autrement.  Il  a  su  grouper  de  telle  façon  ses  héros  que  l'anti- 
thèse du  Dalécarlien  et  de  l'homme  de  Nérika  devînt  la  forme 
sensible,  poétique,  vivante,  de  l'idée  même  de  la  nouvelle: 
l'opposition  d'une  réalité  aimable,  idyllique  pour  ainsi  dire, 
et  d'un  idéal  farouche,  démoniaque.  C'est  le  côté  ensoleillé  et 
le  côté  nocturne  de  la  vie  que  symbolisent  la  «  claire  gaieté  » 
(VI,  180)  de  Dahlsjô  et  l'humeur  sombre  de  Frôbom,-  et  c'est 
un  éblouissement  de  clarté  pour  Frôbom  quand  il  voit  se  lever 
à  l'horizon  de  sa  vie  l'astre  d'Ulla  :  que  l'on  rapproche  les  épi- 
thètes  nombreuses  dans  ce  court  passage  (VI,  180-1)  :  elles 
concourent  à  l'effet  d'une  opposition  de  couleurs,  die  belle 
Frôhlichkeit,  —  eine  holde  Jungfrau,  —  aller  Himmelsglanz 
ùberstrahlte  ihr  holdes  Autlitz,  —  das  Auge  abwenden  von 
der  holden  Jungfrau.  Un  monde  de  lumière  lui  est  révélé  par 
«  l'amour  d'Ulla,  qui  s'épanchait  clair  et  brillant  de  son 
cœur  »  (VI,  190).  Mais  les  puissances  inconnues  le  guettent 
dans  l'obscurité  souterraine. 

Entre  le  jour  et  la  nuit  se  débat  Frôbom,  luttant  en  vain 
contre  sa  destinée.  Le  poète  l'a  décrit  minutieusement,  amou- 
reusement. Il  l'a  montré  silencieux,  recueilli  dans  la  bruyante 
société  des  matelots,  taciturne  encore  après  l'aimable  accueil 
des  mineurs  de  Falun,  nulle  part  à  l'aise,  nulle  part  chez  lui. 
Il  nous  a  dit  son  amour  filial,  ses  rêves  de  jeune  homme,  et  sa 
délicatesse  infinie  envers  une  pauvre  fille  qui  veut  le  séduire 
(VI,  170).  C'est  une  âme  noble,  un  cœur  tendre  et  profond,  et 


192  LES  THÉOIUES 

c'est  uq  poète.  Mais  il  est  encore  un  de  ces  «  enfants  du  mal- 
heur »  que  le  destin  a  marqués  de  toute  éternité,  trop  noble 
pour  accepter  passivement  son  sort,  mais  aussi  trop  faible 
pour  vouloir  la  fatalité,  ou  la  vaincre. 

Un  critique  qui,  il  y  a  longtemps  déjà,  étudiait  la  légende 
des  mines  de  Falun,  à  une  époque  où  Hoffmann  n'était  pas 
encore  en  faveur,  concluait  en  disant  que  «  l'effet  de  l'ouvrage 
est  un  effet  angoissant,  opprimant,  effet  absolument  contraire 
au  devoir  naturel  de  la  poésie,  qui  consiste  à  nous  divertir, 
nous  élever  et  nous  libérer  »  (Friedmann,  der  Bergmann  von 
Fahlun,  1887).  Nous  ne  savons  quel  est  le  «  devoir  naturel  » 
de  la  poésie  ;  —  mais  il  est  certain  que  l'œuvre  poétique  plait 
toujours,  où  le  poète  se  livre  sans  fausse  réserve  à  l'ardeur  de 
son  tempérament.  Critiquer  ce  tempérament,  ce  n'est  plus  de 
notre  ressort  :  nous  devons  accepter  le  poète  tel  qu'il  est,  et 
sommes  heureux  précisément  lorsqu'il  est  le  plus  lui-même  : 
or,  jamais  Hoffmann  ne  fut  plus  Hoffmann  et  plus  poète  que 
dans  cette  courte  nouvelle  des  Mines  de  Falun. 

Rapports  du  médiateur  et  de  la  destinée.  —  11  y  a  deux  sortes 
de  médiateurs:  le  médiateur  représentant  pleinement  autorisé 
de  la  destinée,  arrivé  déjà  lui-même  à  la  connaissance,  cher- 
chant seulement  un  sujet,  une  «  base  »,  pour  réaliser  plus 
complètement  l'harmonie  dans  les  conditions  et  avec  les 
moyens  que  lui  permet  et  lui  prescrit  la  puissance  spirituelle 
suprême  :  tel  Lindhorst  ne  fait  qu'obéir  aux  ordres  de  Phos- 
phorus,  priuce  des  esprits,  en  initiant  Anselme;  tel  Torbern 
sert  la  reine  sa  maîtresse  en  lui  livrant  Frobom.  C'est  le 
médiateur  à  pouvoir  absolu  sur  son  sujet,  justement  parce 
qu'il  est  armé,  eu  face  de  l'individu  isolé,  de  la  puissance  for- 
midable que  lui  confère  la  fatalité,  le  principe  d'ordre  auquel 
il  est  lui-même  soumis. 

Il  y  a  d'autres  médiateurs,  inférieurs  aux  Lindhorst  et  aux 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  193 


Torbern,  et  qui,  n'étant  pas  encore  arrivés  à  la  possession 
complète  de  la  connaissance,  luttent  contre  les  puissances 
fatales  auxquelles  obéissent  les  autres.  Ils  ont  pour  but  autre 
chose  que  la  connaissance  mystique  et  le  retour  de  leurs  sujets 
à  l'harmonie  primitive.  Ils  ont  un  dessein  particulier,  égoïste, 
qu'ils  couvrent  du  prétexte  d'un  intérêt  plus  général  ;  tels  les 
«  magnétiseurs  impurs  »,  à  motifs  suspects,  dont  tous  les 
auteurs  nous  mettent  en  garde.  Ceux-ci  sont  encore  forts, 
mais  de  leur  propre  force  seulement,  et  seulement  contre 
leurs  sujets  ;  dès  qu'ils  veulent  lutter  avec  la  destinée,  la  des- 
tinée les  brise.  Ce  sont  encore  des  héros,  mais  des  héros  con- 
damnés, des  Titans.  Leur  péché  n'est  pas  de  vouloir  dominer 
les  autres,  —  mais  de  vouloir  les  dominer  à  leur  profit  seule- 
ment, en  médiateurs  infidèles.  Ils  veulent  régner  absolument, 
et  suppléer  la  fatalité,  au  lieu  de  la  représenter.  Ce  sont  des 
moyens  qui  se  prennent  pour  fins. 

Ces  médiateurs  infidèles,  ce  sont,  dans  l'œuvre  d'Hoffmann, 
don  Juan,  Alban,  Euphémie,  et,  en  un  certain  sens,  Médard. 

Le  médiateur  infidèle.  Le  Titan.  —  Lindhorst,  qui  domine 
absolument  les  hommes  et  les  mesquiueries  de  la  vie  quoti- 
dienne, s'abstient  de  les  juger  :  il  plane.  Ceux-ci,  en  vrais 
«  Stùrmer-und-Drànger  »  encore  liés  à  la  réalité  qu'ils  com- 
battent, méprisent  les  hommes,  la  société,  la  morale  :  ils 
expriment  avec  don  Juan  «  les  déchirements  de  leur  être 
intime,  le  mépris  envers  les  hommes  qui  les  entourent  » 
(I,  65),  et  qui  ne  sont  là  que  pour  leur  servir  de  jouets  ;  ils  se 
sentent  élevés  comme  lui  au-dessus  des  opinions  banales,  et 
disent  avec  Alban  qu'ils  luttent  contre  un  principe  subor- 
donné. Car  ils  croient  à  leur  «  domination  spirituelle  »  sur 
tous  ceux  qui  les  entourent  »  (II,  61),  et  qu'en  eux  réside, 
suivant  les  paroles  d'Euphémie,  «  le  principe  supérieur...  qui 
règne  arbitrairement  »  {Ibid.,  62),  En  conséquence  ils  se 

SUCHER.  13 


194  LES  THÉORIES 

croient  tout  permis,  et  bouleversent  capricieusement  les  ins- 
titutions qui  passent  pour  sacrées  :  la  morale  est  aux  yeux 
d'Alban  «  eine  verjàhrte  Ammenmoral  »  (I,  166,  lettre  à 
Tbéobald).  Ils  se  font,  avec  Euphémie  et  Médard,  un  jeu  des 
«  situations  subalternes  de  la  vie  banale  de  tous  les  jours  ». 
Le  crime  leur  plaît  précisément  parce  qu'il  affirme  leur  posi- 
tivité  en  regard  de  ce  monde  insignifiant,  parce  qu'il  est  «  le 
coup  le  plus  audacieux  qui,  médité  dans  les  inspirations  d'un 
esprit  supérieur,  se  raille  de  l'impuissance  des  barrières  tra- 
ditionnelles »  (II,  62).  Et  ils  croient  ou  feignent  de  croire  leur 
tyrannie  légitimée  :  cardans  leur  combat  spirituel  contre  les 
faibles  et  les  inférieurs,  ils  prétendent,  selon  le  mot  d'Alban, 
«  tendre  au  divin  ». 

Ce  sont  en  somme  desLindhort  révolutionnaires,  occupés 
à  détruire  l'ordre  moral  qu'en  principe  ils  prétendent  assu- 
rer :  leur  moi  devrait  être,  dit  Aurélie,  «  un  moyen  docile  à  la 
volonté  supérieure  »  et  leur  but,  celui-là  même  que  cette 
volonté  supérieure  s'est  proposé  (Elixirs,  62).  Mais  en  réalité 
leur  bumeur  fantasque  est  leur  seule  règle  de  conduite.  Ils  se 
moquent  de  l'ordre  moral,  ils  n'ont  qu'une  fin  :  le  développe- 
ment de  leur  personnalité,  fût-ce  au  détriment  de  l'barmonie 
universelle  :  «  le  principe  spirituel  étranger  que  nous  avons 
assujetti  doit  ne  plus  exister  qu'en  nous  ;  sa  force  doit  nour- 
rir et  fortifier  nous  seuls  »  (Magnétiseur,  lettre  à  Tbéobald). 
Voilà  ce  qu'ils  entendent  par  tendance  au  divin  :  le  Dieu 
qu'ils  veulent  créer,  c'est  eux-mêmes. 

Aussi  la  connaissance  leur  reste-t-elle  fermée  :  ils  restent 
des  imparfaits,  précisément  parce  qu'ils  ont  voulu  être  des 
individus  parfaits,  c'est-à-dire  des  monstres  :  car  la  connais- 
sance ne  s'atteint  que  par  la  résignation  du  vouloir  propre. 
Alban  ne  réussit  qu'à  faire  mourir  son  sujet  ;  Euphémie  est 
victime  du  destin  qu'elle  croyait  gouverner  à  sa  fantaisie,  et 


LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE.  —  LE  MÉDIATEUR  195 

qui  la  frappe  par  la  main  de  Médard.  Don  Juan  succombe 
dans  sa  lutte  tragique  ;  quant  à  Médard,  il  n'arrive  à  la  con- 
naissance qu'après  une  série  de  purifications,  et  quand  le 
sacrifice  d'Aurélie  a  apaisé  la  fatalité.  Toute  force  émane  de 
la  fatalité,  et  les  médiateurs  ne  tiennent  que  d'elle  leur  pou- 
voir :  elle  est  la  puissance  inconnue  et  suprême  dont  les  des- 
seins sont  impénétrables.  Hoffmann  l'appelle  la  Puissance 
sombre. 


CHAPITRE  VIII 


LA  PUISSANCE  SOMBRE 


Nathanaël,  dans  ses  rêveries,  disait  toujours  «  comment 
chaque  homme,  avec  l'illusion  de  la  liberté,  ne  faisait  que 
servir  au  jeu  cruel  de  sombres  puissances,  et  qu'en  vain  on 
se  révoltait  contre  elles,  et  qu'il  fallait  se  résigner  humblement 
aux  arrêts  de  la  Destinée  »  (III,  22).  Nous  avons  vu  que  même 
les  magnétiseurs  échouent  dans  leur  lutte  contre  la  fatalité  ; 
la  connaissance  ne  suffit  pas  à  celui  qui  voudrait  la  braver, 
«  es  mit  ihr  aufnehmen  »,  et  celui-là  doit  être  considéré 
comme  perdu,  «  qui  croit  avoir  acquis  avec  la  connaissance 
la  force  de  se  mesurer  avec  la  Puissance  sombre,  qui  com- 
mande sur  nous  »  (II,  8). 

Hoffmann  l'appelle  «Puissance  sombre»,  car  il  considère  la 
destinée  comme  une  force  ennemie  de  l'homme,  sombre  à  la 
fois  parce  qu'elle  est  impénétrable  et  parce  que  ses  intentions 
sont  hostiles  à  l'individu.  La  destinée  est  aussi  «le  principe 
méchant  de  notre  vie  »  (Pisardière,  XIII,  23).  Et  le  poète  la 
nommera  rarement  par  son  nom  abstrait  de:  Schicksal;  il  la 
considère  plutôt  comme  un  être  vague  et  général,  mais 
animé  de  volonté,  un  individu  immense,  une  «  puissance 
épouvantable  »  (XIII,  23)  dont  les  ruses  et  la  ténacité  témoi- 
gnent d'une  activité  spirituelle.  C'est  le  démon  érigé  en  Dieu 
personnel.  Mais  ce  Dieu  reste  abstrait  et  obscur,  dédaigne  de 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  197 

se  révéler  aux  hommes  ;  il  reste  pour  nous  le  principe  spiri- 
tuel «  étranger  »,  «hostile  »,  «  das  bôse  Prinzip  »,  «  die  dunkle 
Macht  ». 

Cette  puissance,  bien  qu'absolue,  est  sournoise;  elle  cons- 
pire en  secret,  dans  l'ombre,  contre  l'homme  qui  ne  peut 
pourtant  lui  échapper  :  «  Les  puissances  méchantes  et  hos- 
tiles, dit  Berganza,  s'étaient  conjurées  dans  la  constellation 
funeste  qui  décida  de  mon  malheureux  sort  »  (I,  79).  Car  il  y 
a  certains  hommes  et  certaines  races  contre  lesquels  elle 
s'acharne  de  préférence,  sans  motif,  par  pur  caprice  :  tels  les 
châtelains  du  «  Majorât  »  sur  lesquels  pèse  une  «sombre  des- 
tinée »  (III,  201)  «  la  fatalité  mauvaise,  la  Puissance  inquié- 
tante, qui  habite  au  château  héréditaire  »  (231),  et  qui  finit 
par  atteindre  les  derniers  rejetons,  innocents  et  purs,  d'une 
race  qui  lui  est  odieuse.  Elle  poursuit  obstinément  les  mêmes 
individus  et  les  mêmes  familles  :  au  baron  du  «  Magnétiseur» 
elle  envoie  d'abord  le  major  danois,  puis  Alban,  tous  deux 
représentants  du  «  principe  mauvais  qui  règne  sur  lui  »,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  sa  famille  soit  anéantie  ;  tout  de  même,  et 
sans  qu'on  sache  pourquoi,  elle  condamne  à  la  folie  et  à  la 
mort  la  famille  entière  dont  la  «  Spukgeschichte  »  nous 
raconte  les  hallucinations  contagieuses. 

Violente,  rusée,  implacable,  voilà  comment  Hoffmann  la 
dépeint.  Il  la  compare  à  un  poing  d'airain  qui  s'abat  sur  l'in- 
dividu (II,  47),  à  un  monstre  épouvantable,  «  guettant  dans 
un  fond  sombre»  (X,  357)  et  auquel  personne  n'échappe,  à  un 
cauchemar  formant  la  trame  obscure  de  notre  vie  (II,  187)  ; 
c'est  aussi  une  harpe  invisible,  aux  accords  profonds  et  sourds, 
et  dont  les  cordes,  en  vibrant,  blessent  le  frêle  papillon 
humain  qui  les  a  fait  raisonner  à  son  insu  (III,  116-7).  Ainsi 
point  de  liberté,  point  de  Providence  :  l'homme  est  agi,  il  est 
la  proie,  marquée  d'avance,  de  l'Ennemi. 


198  LES  THÉORIES 

Sou  action  s'exerce  du  dehors  :  la  Puissance  sombre  fait 
irruption  dans  la  vie  de  l'individu  ;  et  ses  victimes  disent, 
comme  Médard,  «  que  la  puissance  sombre  est  entrée  dans 
leur  être  »  (II,  53, 123),  ou,  avec  Nathanaël,  qu'  «  elle  a  fait 
invasion  dans  leur  vie,  et  posé  traîtreusement  ses  lacets  dans 
leur  âme  »  (III,  7,  16-17). 

Nous  avons  vu  comment  le  destin  s'empare  de  l'individu  : 
un  événement,  en  apparence  insignifiant,  tel  le  meurtre  du 
corbeau  dans  le  drame  de  Gozzi,dit  Hoffmann  (VI,  7)  déchaîne 
contre  l'homme  les  puissances  ennemies  :  soit  encore  Anselme 
renversant  le  panier  de  pommes,  ou  Médard  vidant  la  fiole  des 
Elixirs. 

Dès  lors  la  fatalité  s'attache  au  héros  sous  une  forme  déter- 
minée, concrète  :  un  sorcier  qui  le  magnétise,  un  médium 
démoniaque,  un  double,  une  femme  diabolique  comme  la 
Giulietta  de  la  Nuit  de  Saint-Sylvestre,  un  automate  comme 
l'Olympia  de  Nathanaël.  Tous  les  événements  psychiques  qui 
bouleversent  la  mentalité  de  l'individu  sont,  nous  le  savons, 
de  simples  envoyés  de  l'activité  spirituelle  supérieure  de  l'au- 
delà  :  depuis  les  mauvais  rêves  jusqu'aux  hallucinations  et 
aux  chaînes  sympathiques  qui  nous  emprisonnent  plus  étroi- 
tement encore  dans  cette  cage  d'airain  qu'est  la  fatalité. 

Le  poète  a  sympolisé  par  des  motifs  concrets  l'implacabilité 
du  destin.  Il  est  certaines  dates,  certains  instruments  qui  lui 
sont  affectés  spécialement.  Nous  retrouvons  ici  le  motif  bien 
connu  du  «  Schicksalsdrama  »,  l'importance  attachée  à  des 
phénomènes  tout  extérieurs,  à  des  coïncidences,  à  des  objets 
particuliers,  importance  que  rien  ne  saurait  justifier  ration- 
nellement :  mais  précisément  par  là  s'affirme  plus  fortement 
le  caractère  impérieux  et  arbitraire  de  la  Puissance  sombre. 
Le  couteau  qui,  dans  les  Elixirs,  se  trouve  par  miracle  sous 
la  main  des  divers  personnages  à  l'instant  précis  où  ils  veu- 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  199 

lent  commettre  un  meurtre  (II,  141, 167,  etc.),  Zacharias  Wer- 
ner  l'a  déjà  montré  dans  le  «  vingt-quatre  février»,  tuant  suc- 
cessivement le  vieux  père  de  Kunz,  puis  sa  fille,  enfin  son 
fils.  Le  fatalisme  de  la  date,  dont  Hoffmann  n'a  pas  craint  non 
plus  de  se  servir,  est  aussi  emprunté  à  la  même  source.  Le 
9  septembre  est  le  jour  fatal  du  baron  du  «  Magnétiseur  » 
(I,  141, 159)  :  «j'ai  senti  intérieurement  qu'aujourd'hui  même 
quelque  malheur  doit  me  frapper  »  ;  c'est  en  effet  un  9  sep- 
septembre  qu'il  meurt,  à  minuit.  Dans  les  Elixirs,  les  anni- 
versaires de  saint  Médard,  de  saint  Antoine,  de  sainte  Rosa- 
lie, sont  marqués  d'apparitions  ou  de  morts  (II,  22),  et  Médard 
expire  jour  pour  jour,  heure  pour  heure,  un  an  après  la  prise 
de  voile  d'Aurélie  (II,  281).  On  sait  l'importance  attachée  à 
l'heure  de  l'apparition  dans  la  «  Spukgeschichte  ».  Dans 
«  Ignaz  Denner  »  sont  attribuées  des  propriétés  merveilleuses 
au  sang  d'enfants  tués  «  à  l'âge  de  neuf  semaines,  de  neuf 
mois,  ou  de  neuf  ans  »  (III,  84).  Cette  importance  du  chiffre 
fatidique  n'était  pas  d'ailleurs  concédée  que  par  les  poètes  du 
Schicksalsdrama.  Novalis  pressentait  dans  l'univers  «  une 
merveilleuse  mythique  de  chiffres.  De  même  dans  l'histoire. 
Tout  n'est-il  pas  gros  de  signification,  de  symétrie,  d'allusion 
et  d'étrange  coïncidence  ?  »  (II,  371).  Schubert  estime  que  la 
vieille  astrologie  avait  eu  raison  d'honorer  certains  nombres  : 
dans  les  «  Ahndungen  »  il  écrit  un  chapitre  entier  (II,  5)  sur 
«  la  vénération  dont  a  joui  dans  toute  l'antiquité  le  nombre 
quatre  cent  trente-deux,  et  plus  encore  quatre  mille  trois  cent 
vingt  ».  De  cette  science  des  nombres,  découverte  récemment 
par  son  ami  Cari  von  Raumer  chez  les  Hindous,  il  veut  faire 
«  la  mathématique  originelle  et  la  vraie,  la  seule  science  innée 
à  notre  race,  et  qui  devrait  être  encore  aujourd'hui  l'âme  des 
sciences  naturelles  »  (Ahndungen,  II,  353)  ;  il  y  revient  dans 
le  deuxième  chapitre  des  «  Ansichten  ».  C'était  donc  une  idée 


200  LES  THÉORIES 

familière  à  Hoffmann  que  la  destinée  doit  s'exprimer  et  s'ex- 
prime en  réalité  dans  la  vie  humaine  à  l'aide  de  certains  rap- 
ports fixes,  sans  qu'on  voie  d'ailleurs  ce  qui  chez  elle  déter- 
mine le  choix  de  tel  rapport  plutôt  que  de  tel  autre  :  par  là 
se  manifestent  à  la  fois  le  caprice  et  la  stabilité  du  Destin. 

D'ailleurs  ces  chiffres  et  ces  objets  fatidiques  nous  révèlent 
une  autre  propriété  de  la  fatalité  :  son  identité  éternelle. 
C'est  une  conception  qu'Hoffmann  n'a  jamais  exprimée  abs- 
traitement, mais  elle  subsiste  au  fond  de  ses  représentations  : 
la  destinée  se  recommence  sans  cesse,  sous  des  formes  parfois 
à  peine  variées,  et  en  somme  c'est  la  même  équation  qui 
demeure  entre  des  termes  à  peine  différents.  Il  n'a  jamais 
prononcé  les  mots  de  «  retour  éternel  »  ;  mais  il  a  montré  par 
son  œuvre  que  des  «  retours  »  périodiques  de  certains  événe- 
ments, à  l'insu  des  hommes  qui  les  accomplissent,  sont  le  but 
caché  de  la  destinée,  le  dessein  auquel  elle  fait  servir  les  indi- 
vidus, comme  on  pousse  les  pièces  d'un  jeu  d'échecs,  tandis 
que  son  ironie  cruelle  leur  laisse  l'illusion  de  la  liberté  ;  dans 
leurs  moments  d'extase  ils  ont  conscience  qu'une  puissance 
étrangère  s'empare  de  leur  moi,  parle  et  agit  en  eux  ;  mais  ils 
ne  savent  point  qu'ils  figurent  à  nouveau  les  personnages 
d'un  drame  déjà  joué,  et  que  leurs  descendants  rejoueront 
après  eux  :  Médard,  Hermogène,  Victorin,  Aurélie,  tous 
recommencent  des  vies  déjà  vécues,  et  les  rapports  qui  les 
unissent  unissaient  déjà  leurs  archétypes  :  le  «  parchemin  du 
vieux  peintre  »  est  la  relation  fatigante  de  cette  histoire 
unique  sous  ses  formes  diverses,  l'histoire  du  «  sacrilège  »  qui 
arme  les  uns  contre  les  autres  les  descendants  du  vieux 
peintre  Francesco  :  tant  que  la  race  existera,  se  reproduiront 
inévitablement  les  mêmes  adultères  et  les  mêmes  fratricides, 
jusqu'à  ce  que  la  mort  d'Aurélie  rompe  le  charme  funeste.  Car 
les  individus  disparaissent,  et  «  jamais  ne  retourne  ce  qui 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  201 

fut  déjà  une  fois  »  (VI,  9)  ;  mais  les  types  renaissent,  et  les 
mêmes  existences  sont  vécues  par  d'autres  êtres  ;  c'est  l'idée 
qu'exprime  d'une  manière  si  saisissante,  sous  la  forme  de 
«  doubles»,  la  nouvelle  du  «  Cœur  de  Pierre  »  :  deux  séries 
parallèles  sont  en  présence  :  un  conseiller  de  cour  et  son 
amante  Julie;  —  Max,  neveu  du  conseiller,  et  son  amante 
Julie,  fille  de  la  première  Julie;  et  cet  amour  des  jeunes  gens 
«  est  le  nouvel  épanouissement  d'un  ancien  temps  perdu  » 
(III,  280).  L'action  des  mythes  présente  elle  aussi  de  ces  séries 
analogues  :  Phosphorus  et  le  Lys,  —  le  Salamandre  et  le  Ser- 
pent vert  —  Anselme  et  Serpentina,  c'est  le  recommencement 
perpétuel  du  même  amour  ;  aussi  bien  Serpentina  descend- 
elle  du  Lys  de  feu.  D'où  la  croyance  à  la  métempsychose,  à 
laquelle  un  des  héros  de  «  Maître  Floh  »  fait  allusion  (XII, 
99)  :  Hoffmann  n'a  pas  pensé  que  la  même  âme  vînt  habiter 
différents  corps,  mais  il  a  montré  des  individus  isolés  pris 
dans  les  mêmes  chaînes  fatales,  occupant  le  poste  laissé  vide 
par  leur  prédécesseur,  et  réagissant  de  la  même  façon  que  lui 
à  l'influence  de  la  destinée,  comme  les  nouvelles  cellules  de 
l'organisme  vibrent  de  la  même  façon  que  les  cellules  mortes 
qu'elles  remplacent.  «  Qui  sait,  disait  Novalis,  où  nous  sur- 
gissons à  nouveau,  au  moment  même  où  nous  disparaissons 
ici-bas?  »  De  même  dans  l'histoire  des  ancêtres  de  Médard  : 
par  de  curieuses  coïncidences  de  dates,  les  uns  meurent  pré- 
cisément à  l'instant  même  où  d'autres  viennent  au  monde 
(II,  9),  et  l'on  se  demande  si  le  nouveau  venu  n'est  pas  sim- 
plement un  revenant.  Déjà  Schubert  avait  élargi  cette  con- 
ception du  retour,  et  l'avait  appliquée  aux  sciences  de  la 
nature:  il  voyait  dans  ce  renouvellement  continu  le  processus 
général  de  l'univers  ;  quoique  sur  terre  l'âge  d'or  se  soit  éva- 
noui depuis  longtemps,  peut-être,  disait  Schubert,  la  nature 
goûte-t-elle  encore  dans  quelques  planètes  de  notre  système 


202  LES  THÉORIES 

la  félicité  de  la  préhistoire,  pendant  que  sur  d'autres  «  le 
combat  de  l'histoire  est  déjà  terminé,  et  l'homme  parvenu  à 
la  suprême  clarté  de  l'existence  »  (Ansichten,  152).  Seulement 
Hoffmann  ne  croit  pas  que  le  terme  de  ces  renouvellements 
soit  le  Paradis  retrouvé;  le  destin  ne  fait  que  se  jouer  des 
hommes;  il  resserre  leurs  actions  dans  un  cadre  éternelle- 
ment identique  ;  et,  croyant  être  libres,  nous  nous  agitons  «  à 
l'intérieur  d'une  cage,  où  nous  sommes  emprisonnés  sans 
espoir  de  délivrance  »  (II,  110). 

De  cette  conception  de  la  fatalité  découle  logiquement  la 
psychologie  des  héros  d'Hoffmann,  et  plus  particulièrement 
des  personnages  des  Elixirs,  où  l'idée  fataliste  est  le  plus 
vigoureusement  exprimée.  L'individu  n'est  plus  responsable 
de  ses  actes.  Il  se  sent  poussé  par  une  puissance  à  laquelle  il 
ne  peut  résister,  il  devient,  comme  le  magnétisé,  «  un  outil 
sans  vouloir,  dont  la  puissance  étrangère  se  sert,  en  vue  de 
fins  inconnues.  »  (II,  123).  Car  c'est  elle  qui  le  pousse  de  crime 
en  crime,  sans  qu'il  puisse  s'en  défendre  (II,  173).  «  A  l'action  ! 
à  l'action  !...  c'est  ainsi  que  me  stimulait  la  puissance 
inconnue  »  (II,  73). 

Cette  «  puissance  inconnue  »,  il  n'a  pas  le  droit  de  chercher 
à  la  découvrir,  ou  de  lui  demander  raison  de  ses  desseins  ;  il 
sait  qu'il  a  un  maître,  mais  il  ne  lui  convient  pas  de  savoir 
qui  il  sert,  à  quoi  il  sert,  ni  pourquoi  il  doit  servir:  «  l'œuvre 
pour  laquelle  on  t'a  choisi,  tu  dois  l'accomplir  pour  ton  propre 
salut,  dit  le  vieux  peintre  à  Médard.  N'en  demande  pas  plus! 
Il  est  téméraire  de  vouloir  prévenir  les  décisions  de  la  puis- 
sance éternelle  »  (II,  169).  De  là  naît  l'horreur  du  sujet  devant 
cette  puissance  obscure  :  «  Un  mystère  profond,  impénétrable, 
s'étend  d'un  bout  à  l'autre  de  notre  vie  »  :  il  n'osera  pas 
même  soulever  le  voile  de  la  sombre  déesse  :  «  qui  sait  quel 
objet  d'horreur,  d'épouvante,  est  caché  derrière?  »  (II,  197). 


LA  PUISSANCE  SOMRRE  203 

Le  héros  a  évidemment  encore  moins  le  droit  de  lutter  : 
c'est  le  gros  péché  de  Médard  que  de  se  révolter  contre  les 
arrêts  du  sort  «  es  mit  der  dunklen  Macht  aufzunehmen  ». 
C'est  le  péché  d'orgueil,  qui  le  mène  à  boire  les  élixirs  du 
diable  et  ne  fait  que  l'asservir  plus  absolument  à  la  puissance 
maligne.  «  Précisément  ce  combat  semble  être  l'attrayant 
coup  d'audace  que  l'homme,  puérilement  confiant  en  ses 
forces,  entreprend  si  volontiers,  et  qu'il  doit  pousser  jusqu'au 
bout  dès  qu'il  l'a  commencé.,  espérant  encore  la  victoire  dans 
les  râles  de  l'agonie  »  (II,  125). 

Livré  sans  défense  à  ce  pouvoir  inconnaissable  et  implacable 
qu'il  sent  au-dessus  de  lui,  le  héros  devient  méfiant,  craintif. 
La  folie  de  la  persécution  s'empare  de  lui  :  partout  il  découvre 
des  actes  hostiles,  des  volontés  ennemies  ;  dans  les  propos  les 
plus  innocents,  il  pressent,  comme  le  chat  Murr,  des  allu- 
sions méchantes  à  sa  propre  personne,  et  pénètre  de  prétendu  s 
«  coups  perfides,  que  mes  ennemis  me  jouent,  pour  me 
perdre  ».  (X,  319-21).  Car  tout  ce  qui  les  entoure  n'est-il  pas 
destin  ?  Et  la  puissance  sombre  n'a-t-elle  pas  partout  ses 
suppôts?  Cette  manie,  que  la  psychologie  contemporaine 
appelle  «  Eigenbeziehung  »,  a  été  finement  décrite  par  Hoff- 
mann :  le  chat  Murr  en  est  peut-être  le  plus  beau  type.  Dans 
les  Elixirs,  Aurélie  est  notamment  sujette  à  cette  forme  de 
folie  (II,  193),  qui  se  ramène  au  fond  à  la  crainte  de 
l'inconnu. 

Cette  crainte  de  l'inconnu  s'étend  naturellement  au  passé 
et  à  l'avenir.  Les  héros  d'Hoffmann  ont  derrière  eux  un  passé 
obscur,  mais  qu'ils  pressentent  vaguement  épouvantable,  et 
qui  pèse  sur  eux,  les  détermine;  ils  se  sentent  les  rejetons 
d'une  race  maudite,  soupçonnent  confusément  que  des  catas- 
trophes antérieures  ont  à  jamais  décidé  de  leur  sort,  sans  pou- 
voir préciser.  «  Vous  parlez  d'un  destin  effroyable  qui  s'est 


204  LES  THÉORIES 

emparé  de  vous,  dit  Reinhold  à  Hermogène  ;  mais  en  quoi  il 
consiste,  vous  ne  le  dites  pas.  »  (II,  47).  A  quoi  Hermogène 
répond  vaguement  «  qu'un  crime  effroyable  pèse  sur  lui  ».  Ou 
bien,  comme  Antonio  dans  «  Doge  und  Dogaresse  »,  ils  ont 
conservé  le  souvenir  indistinct  d'un  passé  plus  beau,  plus 
beureux,  puis  d'une  nuit  d'épouvante  qui  brusquement  les 
jeta  bors  de  leur  patrie,  loin  des  bras  de  leurs  parents,  en  proie 
à  l'avenir  sombre. 

Ils  entrevoient  aussi  des  catastrophes  futures.  Depuis  leurs 
rêveuses  années  d'enfance,  de  sombres  pressentiments  les 
ont  accompagnés  dans  la  vie  (II,  193).  Ils  sentent  planer  sur 
eux  la  menace  du  destin,  et  disent  avec  Natbanaël  «  qu'une 
sombre  fatalité  a  étendu  sur  leur  existence  un  voile  noir  de 
nuages  »  (III,  13). 

Ce  héros  au  tempérament  si  mélancolique,  nous  savons  que 
c'est  Hoffmann  lui-même;  et  voilà  pourquoi  sa  conception  de 
la  Destinée  nous  intéresse  plus  que  les  fantaisies  des  mythes, 
que  les  lointaines  Atlantides  auxquelles  il  ne  songe  que  bien 
rarement,  et  seulement  à  la  suite  de  Novalis  et  de  Schubert. 
Sa  conception  de  la  fatalité  lui  appartient  tout  entière,  et  il 
est  sincère  quand  il  nous  décrit  les  épouvantes  de  Médard  et 
de  Nathanaël  devant  le  mystère  insondable  au  fond  de  leur 
existence.  Car  il  regardait  comme  eux  l'avenir  avec  méfiance, 
disant  que  tout  malheur  n'était  que  vraisemblable,  et  atten- 
dant un  coup  subit  de  la  destinée  qui  vînt  auéantir  toutes  ses 
espérances  (Hitzig,  205).  Lui  aussi  se  sentait  la  proie  désignée 
de  toute  éternité  par  les  puissances  malignes.  Et,  si  l'on  en 
croit  ses  biographes,  une  expression  favorite  du  poète  était  de 
dire  que  «  Tanière  raillerie  du  destin,  der  Hohn  des  Schick- 
sals  »,  le  poursuivait  (Funck,  43).  De  là  ses  scrupules,  pro- 
duits de  son  imagination  ardente  et  mélancolique,  sa  tendance 
à  tirer  d'avance,  des  plus  insignifiants  événements,  les  plus 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  205 

funestes  présages  (Hitzig,  II,  309)  :  le  diable  pose  sa  queue  par- 
tout. Et  nous  savons  que  l'épouvante  devant  l'inconnu  est 
un  des  traits  distinctifs  de  sa  sensibilité  artistique.  Il  n'avait 
qu'une  consolation,  un  moyen  d'endormir  sa  peur,  et 
d'endormir  peut-être  aussi  les  puissances  malignes  qui  le 
guettaient  :  la  musique  (X,  52)  Pour  savoir  comment  il  sentait 
la  force  de  la  fatalité  et  comment  il  la  représenta  concrètement, 
il  faut  lire  les  Elixirs  du  Diable. 

Elixirs  du  Diable.  —  L'étude  des  sources  des  Elixirs  a  été 
faite  en  détail  :  Ellinger  a  signalé  et  analysé  l'influence  du 
livre  de  Lewes  «  The  Monk  »  ;  —  le  livre  même  qu'Aurélie, 
dans  le  roman,  trouve  par  hasard  sur  la  table  de  son  frère,  et 
dont  l'imitation  chez  Hoffmann  est  visible.  La  nouvelle  édition 
de  Garl  von  Maassen  (Sàmmtliche  Werke,  Bd  II)  apporte  une 
grande  quantité  d'indications  précises  relatives  surtout  aux 
détails  du  roman,  et  renvoie  à  l'article  de  Victor  Michels  qui 
a  retrouvé  dans  l'œuvre  d'Hoffmann  l'influence  des  «  Romanzen 
vom  Rosenkranz  (Euphorion,  11.  Jhrgg,  s.  772  ff).  Quant  à 
l'idée  fataliste  fondamentale,  Cari  von  Maassen  la  croit  inspirée 
en  partie  du  roman  de  Grosse,  «  Genius  »,  pour  lequel  Hoff- 
mann a  souvent  exprimé  son  admiration2.  Il  reste  dès  lors  à 
rechercher  l'origine  de  la  conception  artistique  et  esthétique 
des  Elixirs  :  sous  quel  aspect  l'auteur  a-t-il  envisagé  le  pro- 
blème de  la  fatalité?  Quelle  représentation  poétique  s'est-il 
faite  de  la  destinée?  Comment  sa  sensibilité  traduit-elle  en 
termes  concrets  l'idée  de  la  fatalité  et  de  son  influence  sur  la 
vie  humaine? 

1.  Cf.  aussi  X,  68  et  X,  364,  cités  par  M.  Cari  Schaefïer  dans  son  récent 
volume  :  die  Bedeutung  des  Musikalischen  u.  Akustischen  in  E.  T.  A. 
Hoffmanns  literarischem  Schaffen,  Marburg,  1909. 

2.  Ajoutons  enfin  à  cette  liste  le  récent  ouvrage  de  M.  Otmar  Schissel 
von  Fleschenberg  :  «  Novellenkomposition  in  E.T.  A.  Hoffmanns  Elixieren 
des  Teufels  »,  Halle,  1910. 


206  LES  THÉORIES 

Nous  avons  peu  de  renseignements  sur  la  composition  des 
«  Elixirs»,  c'est  une  périodeintellectuelle  de  la  vie  d'Hoffmann 
qui  nous  assez  mal  connue.  Hitzig  dit  qu'au  22  avril  4814  le 
premier  volume  des  Elixirs  était  terminé  (H.  II,  102)  et  le 
second  volume,  à  Berlin,  à  la  fin  de  l'année  1815  (H.  II,  112) 
«  Entre  l'exécution  de  la  première  et  de  la  seconde  partie,  le 
changement  de  sa  situation  lui  fît  perdre  la  continuité  des 
idées,  qu'il  chercha  à  rétablir  artificiellement,  mais  sans 
jamais  y  parvenir.  »  Le  biographe  ajoute  que  Hoffmann  lui- 
même  n'attribuait  aucune  valeur  à  son  œuvre,  ce  qui  ne 
s'accorde  pas  très  bien  avec  ce  qu'Hoffmann  en  a  dit  lui-même 
par  la  suite  (VI,  28).  Il  paraît  d'ailleurs  avoir  travaillé  avec 
ardeur  au  premier  volume,  s'il  faut  en  croire  une  lettre  à 
Funck  du  24  mars  1814:  «  Onerius,  le  dieu  des  rêves,  m'a 
inspiré  un  roman,  aux  couleurs  lumineuses,  éclatantes...  il 
m'occupe  fortement,  et  le  travail  me  plaît  »  (Hitzig,  V,  198-9). 
Malheureusement  c'est  la  seule  fois  qu'Hoffmann  ait  parlé  des 
Elixirs,  du  moins  dans  ce  que  nous  possédons  de  sa  correspon- 
dance, et  encore  il  ne  précise  pas  à  quand  remonte  la  concep- 
tion primitive  des  Elixirs.  Il  est  toutefois  très  probable  qu'il 
faut  y  voir  comme  dans  la  conception  du  Vase  d'Or  «  eine 
friihere,  in  Bamberg  gefasste  Idée  »  ;  c'était  déjà  l'opinion 
d'Eichendorff  (Geschichte  der  poetischen  Literatur  Deutsch- 
lands).  Le  prologue  des  Elixirs  nous  introduit  dans  le 
«  superbe  jardin  du  cloître  des  capucins  à  B*  ».  Et  plus 
tard  le  moine  fou  sera  conduit  à  l'établissement  d'aliénés 
de  Sankt-Getreu.  «  Les  têtes  superbes,  patriarcales  »  des 
religieux  de  Bamberg  ont  inspiré  au  poète  la  figure  de 
Médard,  le  contact  de  ce  Prussien  protestant  avec  l'Alle- 
magne du  Sud  a  suscité  ce  «  livre  étrange,  basé  sur  le  plus 
profond  mysticisme  catholique  ».  Alors  en  effet  l'imagination 
de  l'auteur  était  pleine  «  de  moines,  de  cloîtres,  d'ermites 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  207 

et  de  saints  »  (VI,  28).  Et  Médard,  c'est  Hoffmann  à  Bamberg. 

Car  c'est  bien  lui-même  qu'Hoffmann  a  vu  en  Medard. 
Comme  son  béros,  Hoffmann  ne  connut  pas  son  père,  et,  élevé 
«  dans  la  lointaine  et  froide  Prusse  »  il  eut  de  bonne  heure 
l'enthousiasme  du  Midi;  ce  Léonardus  qui  apprend  à  Médard 
l'italien  et  le  français,  et  dont  la  conversation  «  forma  de  sin- 
gulière façon  l'esprit  »  du  jeune  moine,  cet  Allemand  presque 
Italien,  ardent,  élégant,  majestueux  (II,  19),  qui  fait  pressentir 
à  Médard  la  vie  méridionale,  sereine  et  joyeuse  jusqu'au 
monastère,  n'est-ce  pas,  dans  la  vie  d'Hoffmann,  Molinari, 
«  bâti  comme  l'Apollon  du  Vatican...  un  homme,  tel  que  je  me 
figurais  souvent  mon  idéal  »  (Hitzig,  1, 174-5),  et  qui  vint  don- 
ner à  la  fantaisie  d'Hoffmann  l'élan  qui  l'emporta  vers  l'Italie? 
Car  durant  toute  sa  vie,  il  eut  le  désir  ardent  de  voir  l'Italie  : 
ses  biographes  rapportent  les  projets  de  voyage,  que,  jeune 
étudiant,  il  formait  avec  Hippel  (Hitzig,  217,  247).  Le  séjour 
de  Posen  lui  donne  l'occasion  de  refondre  ses  plans  primitifs; 
c'était  ce  qu'il  appelait  son  «  grand  voyage  ».  A  Dresde  il 
admira  le  Corrège  et  Baphaël,  et  songea  de  nouveau  à  l'Italie. 
A  Plozk  il  trouve  le  livre  de  Seume  «  Spaziergang  nach  Syra- 
kus  »,  écrit  à  Hippel  qu'il  l'a  lu  d'un  bout  à  l'autre  :  «  puisse- 
t-il  conserver  vivante  en  toi  l'idée  du  voyage  en  Italie!  » 
(Hitzig,  269).  Et  à  Varsovie  il  se  prépare  activement  au  grand 
voyage  en  étudiant  ardemment  la  langue,  et  jusqu'aux  patois 
(Hitzig,  318-9),  tandis  que  ses  relations  avec  Uhden  et  Bar- 
tholdy,  tous  deux  revenus  d'Italie,  excitèrent,  dit-il  «  ma  nos- 
talgie du  pays  «  où  fleurit  l'oranger  »  à  tel  point  qu'il  fallut 
vraiment  le  poids  de  plomb  des  affaires,  pour  me  retenir  de 
prendre  le  bâton  de  voyage  et  d'aller...  »  Ainsi  Médard,  avide 
de  vivre,  quittera  son  cloître  pour  aller  à  Borne,  au  pays  où 
«  le  culte  et  avec  lui  la  conception  générale  de  la  vie  reli- 
gieuse est  plus  sereine  que  dans  l'Allemagne  catholique  —  où 


208  LES  THÉORIES 

un  rayon  de  la  sereine  et  vivante  antiquité  semble  avoir 
pénétré  l'obscurité  mystique  du  christianisme,  et  le  faire  res- 
plendir de  l'éclat  merveilleux  dont  rayonnaient  jadis  les  dieux 
et  les  héros  »  (II,  19). 

C'est  l'Hoffmann  mystique  et  ardent  de  Bamberg  que  nous 
présente  Médard,  un  «  enthousiaste  »  épris  à  la  foi  d'art  et  de 
religion,  confondant  mysticisme  et  sensualité,  aimant  le  catho- 
licisme pour  son  paganisme  même,  comme  Médard  adorait 
en  Aurélie  l'image  de  sainte  Rosalie.  C'est  un  Hoffmann  jeune, 
romantique,  voulant  secouer  «  le  poids  de  plomb  des  affaires  » 
et  vivre  sa  vie  jusqu'au  bout,  intensément,  dans  le  mépris  des 
mesquineries  de  l'existence  quotidienne  :  de  là  le  titanisme 
de  son  héros,  son  amour  pour  Euphémie,  ses  crimes.  Il  y  a 
loin  de  ce  Médard  fougueux,  de  ce  «  feuriges  Gemùt  »,  à  l'âme 
candide  et  placide  d'Anselme,  au  Kreisler  blasé,  fatigué,  sou- 
pirant après  l'île  solitaire  où  il  sera  abrité  des  tempêtes  du 
sort,  et  tel  que  le  «  chat  Murr  »  nous  l'a  présenté. 

Et  voilà  le  héros  débordant  de  vie  et  d'activité,  que  l'auteur 
va  mettre  aux  prises  avec  la  Puissance  Sombre  :  c'est  le  conflit 
des  deux  forces  qui  fait  l'intérêt  du  roman  :  l'individu  robuste 
et  audacieux  qu'est  Médard  provoque  la  destinée,  et  le  combat 
se  poursuit  jusqu'à  ce  que  le  moine,  enfin  lassé  de  vivre,  aille 
chercher  à  son  couvent  d'origine  un  refuge  contre  l'ouragan 
qu'il  a  déchaîné.  L'intention  du  poète,  c'est  de  «  montrer  clai- 
rement et  distinctement,  dans  la  vie,  surchargée  d'événe- 
ments merveilleux,  d'un  homme  à  la  naissance  de  qui  prési- 
dèrent les  puissances  célestes  et  infernales,  les  liens  mysté- 
rieux qui  enchaînent  l'esprit  humain  à  tous  les  principes 
supérieurs  cachés  dans  la  nature,  et  qu'un  éclair  révèle  de 
temps  en  temps  seulement  »  (H3  V,  198). 

Au  centre  de  l'œuvre  se  dresse  un  Titan:  Médard.  Au-dessus 
de  lui  planent  des  puissances  inconnues,  dont  il  se  sent  vague- 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  209 

ment  le  jouet,  et  qui  se  disputent  sa  possession  :  le  ciel  et 
l'enfer;  —  autour  de  lui,  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  des 
suppôts  de  ces  puissances  hostiles,  des  anges  gardiens  et  des 
démons  tentateurs  ;  telle  est  l'idée  fondamentale  des  «  Elixirs  ». 
Or  cette  conception,  le  poète  la  trouvait  réalisée  dans  une 
œuvre  qu'il  admira  et  sentit  plus  profondément  que  toute 
autre,  du  moins  durant  son  séjour  àBamberg.  Hoffmann  était 
alors  avant  tout  mucisien:  c'est  en  termes  de  musique  qu'il 
trouva  l'expression  de  sa  propre  idée  de  la  fatalité,  et  cela, 
dans  le  don  Juan  de  Mozart  ;  et  c'est  aussi  en  grande  partie 
en  termes  de  musique  qu'il  la  transposa  dans  ses  Elixirs  du 
Diable. 

Les  biographes  d'Hoffmann  nous  apportent  de  nombreux 
témoignages  de  l'admiration  passionnée  d'Hoffmann  pour 
le  don  Juan  de  Mozart.  Funck  nous  assure  que  «  sa  vénéra- 
tion pour  cet  opéra  dépassait  souvent  toutes  les  bornes  d'un 
jugement  sensé  et  même  parfois  le  point  culminant  de  toute 
imagination  »  (Funck,  36).  Un  soir  Hoffmann  emmène  de 
force  son  ami  Funck  à  la  représentation  de  don  Juan,  pensant 
par  là  le  consoler  de  la  mort  récente  d'un  de  ses  enfants.  Cette 
admiration  est  chez  lui  une  sorte  d'idée  fixe  :  il  organise  un  bal 
masqué,  et  il  y  fait  figurer,  naturellement,  les  personnages 
de  son  opéra  favori  (Funck,  69-76).  Comment  il  sentait  et  com- 
prenait l'œuvre  de  Mozart,  il  nous  l'a  magistralement  exposé 
dans  la  courte  nouvelle  de  «  don  Juan  »  écrite  à  Bamberg  en 
1812.  Car  le  don  Juan  qu'il  nous  y  présente  comme  le  héros 
de  Mozart,  le  don  Juan  qu'il  a  interprété  et  refait  à  son  image, 
qu'il  a  placé  entre  ciel  et  enfer,  confiant  en  sa  force,  mépri- 
sant les  hommes  et  bravant  le  destin,  il  le  recréera  plus  tard, 
agrandissant  les  traits  de  la  première  esquisse,  mais  les  con- 
servant fidèlement  ;  et  le  roman  des  Elixirs,  suggéré  au  fond 
par  une  œuvre  musicale,  sera  lui  aussi  une  sorte  de  composi- 

SUCHER.  14 


210  LES  THÉORIES 

tiou  musicale  où  chaque  figurant  aura  sa  voix,  claire  ou  grave, 
accompagnée  des  sourds  accords  delà  destinée. 

La  nouvelle  de  «  don  Juan  »  est  le  canevas  des  «  Élixirs  »,  du 
moins  cette  partie  de  la  nouvelle  où  le  héros  revit,  en  l'analy- 
sant, l'opéra  de  Mozart.  Non  seulement  les  deux  héros  sont 
identiques,  tous  deux  titans,  surhommes,  se  jouant  de  leurs 
semblables  et  ne  comptant  pour  rien  les  crimes  dès  qu'il  s'agit 
de  jouir  plus  intensément  de  la  vie  ;  —  mais  encore  tous  deux 
sont  placés  dans  le  même  entourage  ;  «  le  conflit  des  forces 
divines  et  des  forces  démoniaques  »  (don  Juan,  I,  70).  Le 
monde  autour  d'eux  est  partagé  en  deux  camps,  en  une  moi- 
tié claire  (donna  Anna,  Aurélie),  et  une  moitié  sombre  (les 
doubles,  les  forces  démoniaques).  Au  fond,  dans  la  courte 
nouvelle  comme  dans  le  roman,  se  trouve  l'idée  chrétienne  du 
péché,  de  la  chute  originelle,  et  la  conception  mystique  de  la 
rédemption,  du  sacrifice  expiatoire:  la  mort  de  donna  Anna, 
comme  celle  d' Aurélie;  apaise  les  puissances  irritées  et  a  pour 
effet  d'amener  Juan  et  Médard  à  la  connaissance.  Mais  bien 
eutendu  ce  n'est  pas  l'idée  chrétienne  telle  quelle  qui  aurait 
pu  inspirerà  Hoffmann  uneœuvre  aussi  sincère  que  les  Élixirs 
du  Diable;  il  a  traduit  cette  idée  en  termes  de  fatalisme, 
tout  en  conservant  extérieurement  les  formes  catholiques  et 
les  expressions  usitées.  Mais  on  reconnaît  facilement  sous  ces 
formes  la  lutte  du  titanisme  et  de  la  fatalité,  et  la  conception 
propre  à  Hoffmann  et  aux  philosophes  de  la  nature  :  à  savoir 
que  l'individualisation  est  le  principe  de  tout  mal.  Don  Juan 
est  présenté,  de  même  que  Médard,  comme  «  une  âme  pro- 
fonde, une  intelligence  à  la  compréhension  rapide  ».  Comme 
Médard  il  est  fort,  physiquement  et  moralement,  et  «  son  sang 
coule  en  bouillant  dans  ses  veines»  (1,70);  c'est  la  source  de  sa 
joie  de  vivre,  de  sa  hâte  avide  «  de  saisir  toutes  les  illusions 
du  monde  terrestre,  dans  le  vain  espoir  d'y  trouver  satisfac- 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  211 

tion  »  (ibid.).  Par  là  il  tombe  au  pouvoir  des  puissances  infer- 
nales, tandis  qu'il  pense  avoir  trouvé  dans  l'amour,  comme 
Médard  auprès  d'Aurélie,  une  formule  de  vie  plus  haute. 
Car  il  ne  sait  pas  qu'il  a,  comme  les  héros  d'Hoffmann,  une 
hérédité  qui  le  lie  à  la  Puissance  sombre,  et  qu'il  tombera, 
malgré  sa  force  personnelle  ,  comme  les  autres,  dans  les 
embûches  que  tend  la  Destinée.  Dans  les  «  Élixirs  »,  les  «  sacri- 
lèges »  de  Francesco  et  de  sa  progéniture  déterminent  le  sort 
de  Médard  et  confient  à  la  Puissance  sombre  le  pouvoir  absolu 
de  possession  qu'elle  exerce  sur  lui.  C'est  ce  que  dit  déjà  Hoff- 
mann, en  d'autres  termes,  dans  la  nouvelle  de  don  Juan  : 
«  c'est  par  une  suite  épouvantable  de  la  chute  originelle,  que 
l'ennemi  a  conservé  le  pouvoir  d'épier  l'homme  et  de  lui 
tendre  de  malins  pièges,  même  quand  il  aspire  à  l'idéal 
suprême  dans  lequel  il  exprime  sa  nature  divine  »  (I,  70).  On 
sait  ce  qu'il  faut  entendre  par  cette  chute  originelle  :  l'idée 
chrétienne  biblique  fut  toujours  si  loin  de  la  pensée  d'Hoff- 
mann, que  nous  ne  sommes  autorisés  en  aucun  cas  à  la  sup- 
poser dans  «  don  Juan  »  ou  dans  les  «  Élixirs  »  ;  cette  chute 
originelle  symbolique,  c'est  la  relativité  humaine,  le  dualisme 
de  l'homme  et  de  la  nature,  de  l'individu  et  du  Tout,  de  l'idéal 
et  de  la  réalité.  Et  le  péché  d'orgueil  de  don  Juan  et  de  Mé- 
dard consiste  à  contribuer  au  maintien  de  ce  dualisme  en 
exaltant  en  face  les  puissances  de  l'au-delà  leur  propre  per- 
sonnalité. En  ce  sens  les  «  Élixirs  »  rentrent  dans  la  concep- 
tion fondamentale  du  «  Vase  d'Or  »,  des  «  Mines  de  Falun  », 
et  des  mythes.  Et  l'œuvre  purificatrice  de  donna  Anna  et 
d'Aurélie  sera  de  ramener  les  héros  à  la  «  Connaissance  »  en 
les  «arrachant  au  désespoir  d'efforts  futiles»  (don  Juan,  I,  72). 

Car  l'un  et  l'autre,  entourés  de  forces  hostiles,  trouvent  sur 
la  voie  de  leurs  crimes  un  ange  gardien  ;  Aurélie  est  une  imi- 
tation facilement  reconnaissable  de  donna  Anna  ;  toutes  deux 


212 


LES  THÉORIES 


jouent  exactement  le  même  rôle  dans  la  lutte  des  titans  et 
des  puissances  de  l'au-delà  :  elles  sont  le  côté  clair  des  vies 
de  leurs  amants,  et  contrastent  avec  la  sombre  nature  des 
deux  héros  :  «  donna  Anna  est  opposée  à  don  Juan...  de 
même  que  don  Juan  est  à  l'origine  un  homme  superbe,  d'une 
force  merveilleuse,  de  même  elle  est  une  femme  divine,  et  sur 
son  âme  le  diable  n'eut  pas  de  pouvoir.  Tout  l'art  de  l'Enfer 
ne  put  qu'amener  sa  perte  terrestre  »  (I,  72).  Ainsi  l'amour 
d'Aurélie,  qui  est  aussi  «  ein  gôttlich  Weib  »  (II,  236),  «  trône 
au-dessus  des  étoiles  et  n'a  rien  de  commun  avec  les  choses 
delà  terre  »  (II,  278).  Et  de  toutes  deux  il  est  dit  expressément 
qu'elles  sauvent  don  Juan  et  Médard,  et  expient  par  leur  mort 
le  péché  d'orgueil  qu'ils  ont  commis  l'un  et  l'autre  :  car  un 
rapport  de  sympathie  magnétique  les  unit  à  leurs  amants, 
elles  font  partie  des  mêmes  «chaînes  sympathiques  »  où  Juan 
et  Médard  se  trouvent  liés  à  leur  insu  :  elles  ont  subi  la  fasci- 
nation du  regard  dedon  Juan  etde  Médard,  de  cet  «  art  magique 
du  serpent,...  de  la  puissance  inquiétante  »  (I,  64)  et  surhu- 
maine dont  tous  deux  disposent  ;  en  compensation,  de  même 
qu'Anselme  possédé  par  Lindhorst  lui  ouvre  le  royaume 
d'Atlantis,  elles  apaisent  pour  eux  la  fatalité:  «  donna  Anna 
n'aurait-elle  pas  été  prédestinée  par  le  ciel  pour  faire  recon- 
naître à  don  Juan,  au  milieu  de  l'amour  qui  le  perdit  par  l'art 
de  Satan,  la  nature  divine  qui  lui  est  innée  ?  »  (I.  72).  Toutes 
deux  ont  été  des  fiancées  du  démon  :  «  des  Satans  geweihte 
Braut,  (I,  73)  »  (don  Juan)  ;  «  Braut  des  Mônchs  »,  fiancée  d'un 
moine  qu'Aurélie  se  représente  elle-même  comme  un  Satan 
maudit  (192  sq.).  Mais  Aurélie  deviendra  la  fiancée  du  Christ, 
et  sa  mort  sera  pour  le  moine  repentant  le  gage  du  pardon. 
Au  temps  de  son  amour  profane  Médard  avait  déjà  senti 
distinctement  que  «  par  le  moyen  d'Aurélie  seule  son  âme 
pouvait  être  sauvée  »  (II,  199).  Il  était  écrit  dans  le  livre  de  la 


LA  PUISSANCE  SOMBKE  213 

Destinée  que  Médard  tomberait  dans  sa  lutte  avec  la  Puis- 
sance sombre  :  «  Il  tombe...  mais  une  femme  divine  élève  sur 
sa  tête  la  couronne  de  la  victoire  »  (II,  236). 

C'est  donc  en  écoutant  Mozart  qu'Hoffmann  conçut,  sans 
doute  obscurément  encore,  le  plan  de  cette  lutte  des  hommes  et 
de  l'au-delà  qu'il  esquissa  dans  «  don  Juan  »  et  dépeignit  dans 
les  «  Élixirs  ».  Non  pas  que  Mozart  lui  ait  fourni  l'idée  :  elle 
correspondait  au  contraire  aux  plus  intimes  tendances  du  tem- 
pérament d'Hoffmann.  Mais  Mozart  lui  en  donna  une  représen- 
tation concrète,  accessible  aux  sens,  et  contribua  sans  doute 
à  développer  chez  le  poète-musicien  ce  don,  inné  en  lui,  de 
représenter  et  traduire  tous  les  événements  en  termes  de 
musique.  De  même  que  Schubert  postulait  une  science  mys- 
tique des  nombres  pour  rendre  compte  de  l'enchaînement 
des  phénomènes,  de  même  Hoffmann  sentait  sous  les  faits  et 
les  personnages  une  musique  cachée,  latente,  avec,  tout  au 
fond,  l'accompagnement  sourd,  persistant,  qui,  sous  les  mo- 
tifs riants  ou  graves  des  événements  et  des  individus  particu- 
liers, forme  le  motif  monotone  et  formidable  de  la  Puissance 
sombre. 

Car  c'est  bien  comme  un  drame  musical  que  lui-même  con- 
çut son  œuvre'  et  l'analyse  du  roman  montre  que,  malgré  le 
manque  d'unité  dans  la  composition,  malgré  les  interrup- 
tions de  travail,  et  les  quelques  années  qui  séparent  la  rédac- 
tion des  «  Élixirs  »  du  temps  de  sa  fervente  admiration  pour 
Mozart,  et,  sans  doute,  de  la  naissance  confuse  du  plan  du 
roman,  —  c'est  encore  le  mode  de  représentation  musical 

1.  Cf.  ce  que  dit,  en  parlant  de  l'œuvre  d'Hoffmann  en  général,  M.  Cari 
Schaeffer,  p.  98  :  «  Er  trachtete...  Musikalisches  mit  den  Mitteln  des  Dich- 
ters  darzustellen.  «  Toutefois,  en  ce  qui  concerne  spécialement  les  «  Elixirs 
du  Diable  »,  M.  Cari  Schaeffer  n'y  aperçoit  «  aucun  souvenir  de  la  vie 
musicale  »  d'Hoffmann  (p.  115). 


214  LES  THÉORIES 

originaire  que  l'on  trouve  dans  les  Élixirs  du  Diable.  En  plein 
travail,  et  à  l'époque  où  il  semble  avoir  trouvé  lui-même 
le  plus  de  plaisir  à  son  œuvre,  c'est  en  termes  musicaux 
qu'Hoffmann  se  la  représentait  à  lui-même,  et  ce  n'est  sans 
doute  pas  au  basard,  et  sans  cause  psycbologique  profonde, 
que  l'on  rencontre  sous  sa  plume  les  comparaisons  suivantes, 
qui  ne  lui  sont  point  habituelles  quand  il  parle  de  ses  autres 
nouvelles:  «  le  roman  commence  par  un  grave  sostenuto,... 
puis  vient  un  andante  sosteuuto  e  piano,  la  vie  au  cloître... 
sorti  du  cloître  il  entre  dans  le  plus  bariolé  des  mondes,  —  ici 
commence  un  allegro  forte...  »  (lettre  du  24  mars  1814  à  Kunz, 
Hitz,  V,  198-9).  Or  nous  voyons  là  plus  qu'une  simple 
comparaison  ;  si  Hoffmann  s'exprimait,  comme  il  le  dit  «  en 
termes  musicaux  »,  c'est  que  sa  pensée  même  était  musicale, 
c'est  qu'il  sentait  en  notes  et  en  accords.  Un  contemporain 
nous  a  livré  un  curieux  témoignage  de  cette  faculté  d'Hoff- 
mann, si  fortement  développée  en  lui  qu'on  atteint  par  elle 
le  fond  même  de  sa  personnalité  esthétique  :  «  Un  jour  Fouqué 
racontait  quelque  chose,  et  voici  qu'Hoffmann  se  mit  au  piano, 
accompagna  le  récit  de  Fouqué  et  dépeignit  tout  en  sons, 
exprimant  tour  à  tour  l'effroi,  l'esprit  guerrier,  la  tendresse 
ou  l'émotion,  —  et  il  le  fitdans  la  perfection  »  (Oehleuschlâger, 
cité  dans  la  «  Gegenwart  »,  1899,  n°  45,  p.  310).  Point  de  doute 
qu'au  piano  de  sa  fantaisie  il  n'ait  souvent  accompagné  les 
Élixirs,  ou  plutôt  que  le  roman  n'ait  été  qu'une  traduction 
littéraire,  une  transposition  de  ce  que  la  musique  lui  avait 
inspiré.  Des  sons  et  des  chants  y  accompagnent  et  symboli- 
sent les  événements:  l'enfance  pieuse  de  Médard,  le  «  grave 
sostenuto  »  du  début  se  passe  rêveusement  au  son  des  cloches 
et  des  cantiques  :  «  Je  songe  vivement  à  un  Gloria  plusieurs 
fois  exécuté,  car  l'abbesse  l'aimait  avant  toute  autre  composi- 
tion. Quand  l'évêque  avait  entonné  le  Gloria,  et  quand  les 


LA  PUISSANCE  SOMBRE  215 

sons  puissants  du  chœur  grondaient  :  Gloria  in  excelsis  Deo! 
ne  semblait-il  pas  que  s'ouvrît  au-dessus  du  maitre-autel 
l'auréole  de  nuages?  »  (II,  15).  Et  la  musique  l'emporte  sur 
des  nuées  resplendissantes  dans  un  pays  retentissant  de  con- 
certs angéliques.  Puis  viennent  les  tentations  de  la  vie,  les 
sons  discordants  du  c<  monde  bariolé  »,  les  cris  aigus  et  faux 
du  «  double  »,  qui  font  subitement  passer  le  moine  de  la  pure 
adoration  pour  Aurélie  à  la  fureur  érotique  et  au  meurtre 
(II,  198-200).  A  la  vue  de  son  amante  s'est  éveillée  en  lui,  sou- 
dain, la  voix  murmurante  de  l'esprit  du  mal,  (II,  148),  «  leit- 
motiv »  encore  sourd,  mais  qui  s'enflera  sans  mesure.  Les  voix 
sont  plus  qu'un  accompagnement  et  un  symbole,  elles  sont 
une  puissance,  elles  agissent  magiquement  sur  l'âme  :  dans 
une  crise  de  sensualité  exaspérée,  Médard  veut  pour  la 
seconde  fois  assassiner  celle  qu'il  aime,  lorsque  des  notes 
célestes,  la  voix  de  cette  «  femme  divine  »,  font  taire  les  furieux 
accords  des  démons  dans  l'âme  du  moine  en  délire  :  «  Quand 
j'entendis  sa  voix,  il  me  sembla  voir  le  doux  éclat  de  la  lune 
pénétrer  les  noirs  nuages  d'orage,  que  chassait  la  tempête  » 
(II,  272).  Enfin  le  crime  s'accomplit,  Victorin  tue  Aurélie,  et  le 
convoi  funéraire  s'avance  parmi  «  les  graves  accords  de  l'orgue, 
grondant  du  haut  du  chœur,  sourdement,  à  faire  frissonner  » 
(II,  276),  symboles  du  meurtre.  Mais  aux  sons  consolateurs  et 
solennels  du  requiem  final,  Médard  acquiert  la  certitude  que 
ses  péchés  lui  sont  remis  ;  et  la  musique  lui  révèle  une  patrie 
céleste,  où  Aurélie,  transfigurée,  prie  pour  son  bien-aimé 
l'Être  suprême  (II,  277).  Si  l'âme  d'Aurélie  s'exprime  en  notes 
divines,  celle  des  fous  et  des  doubles  est  une  harpe  brisée  par 
les  poings  de  fer  du  destin,  et  qui  ne  rend  plus  que  des  sons 
discordants  (II,  47)  ;  quand  les  «sombres  voix  prophétiques  » 
ont  fait  fuir  les  douces  notes  de  l'esprit  d'amour,  il  ne  reste 
plus  que  les  accords  profonds  et  sourds  de  la  fatalité,  «  la 


216  LES  THÉORIES 

plainte  désespérée  du  solitaire,  gémissement  à  faire  frisson- 
ner »  (II,  147). 

Le  sentiment  musical  profond  qui  inspira  les  Elixirs  fait 
seul  aussi  l'étrange  beauté  de  ce  roman  touffu,  mal  composé, 
mal  terminé,  plein  de  longueurs  et  de  faiblesses  décevantes, 
de  froides  explications  si  compliquées  qu'il  faut,  pour  bien 
les  saisir,  s'aider  d'un  arbre  généalogique  (cf.  l'édition  Cari 
von  Maassen),  mais  aussi  plein  de  pages  ardentes,  retentis- 
santes de  cantiques  sacrés  ou  d'accords  démoniaques,  de 
voix  mélodieuses  ou  discordantes,  avec,  au  fond,  le  motif 
sourd  de  la  fatalité,  éternel,  immuable,  s'exhalant  du  gouffre 
formidable  où  se  perd  l'écho  des  notes  particulières.  Partout 
nous  retrouvons  le  musicien,  l'enthousiaste  qui,  comme 
Kreisler,  espérait  de  la  musique  l'adoucissement  de  son  sort, 
l'artiste  qui,  concevant  la  destinée  comme  un  vaste  drame 
musical,  demanda  à  la  musique  la  solution  de  l'énigme  uni- 
verselle. «  Le  pressentiment  du  Sublime  et  du  Sacré,  de  la 
force  spirituelle  qui  allume  dans  la  Nature  toute  entière 
l'étincelle  de  vie,  s'exprime  de  façon  perceptible  en  sons  ». 


CONCLUSION 


C'était  il  y  a  une  dizaine  d'années  une  banalité  que  de  pré- 
tendre Hoffmann  méconnu,  et  systématiquement  exclu  de  la 
littérature  par  des  critiques  trop  dogmatiques.  Ce  serait 
aujourd'hui  une  franche  erreur  que  de  se  figurer  qu'il  en  est 
toujours  ainsi  :  Hoffmann  a  ses  partisans  enthousiastes,  et 
leur  vénération  pour  le  maître  semble  parfois  exclure  une 
appréciation  mesurée  des  critiques  d'autrefois  :  on  se  moque 
maintenant,  parfois  avec  une  certaine  verve,  des  Gervinus, 
des  Schérer,  et  de  tous  ces  «  philistins  allemands  »  qui,  avec 
beaucoup  de  longueurs  et  peu  d'esprit,  ont  porté  sur  Hoff- 
mann leurs  doctes  jugements  (Istel,  Hoffmanns  musikalische 
Schriften,  Einleitung).  Chose  plus  grave  :  voici  qu'on  met 
Ellinger  lui-même  au  nombre  de  ces  «  philistins  »,  car  «  le 
pire  pour  Hoffmann,  c'est  d'être  loué  de  travers  dans  des 
livres  mal  écrits  »  (Franz  Blei,  Insel  1900).  D'ailleurs  les 
Français  seuls,  dit-on,  auraient  compris  Hoffmann,  parce  que 
leur  culture  est  esthétique  :  «  ils  aiment  en  lui,  dit  Franz 
Blei,  l'artiste  qui  pour  sou  art  fit  systématiquement  de  sa  vie 
une  vie  pathologique.  Les  Allemands  n'ont  point  d'estime 
pour  cela,  car  ils  ont  peut-être  une  culture  littéraire,  mais 
n'ont  point  de  culture  artistique  ».  Et  l'on  aime  à  rappeler 
les  jugements  de  Baudelaire  sur  Brambilla,  et  l'on  se  figure 
un  peu  naïvement  que  la  masse  des  lecteurs  français  partage 


218  LES  SOURCES  DU  MERVEILLEUX 

l'enthousiasme  de  l'auteur  des  «  Curiosités  esthétiques  ». 
(Hans  von  Mùller,  Màrcheu  der  Serapionsbruder,  1906). 
Aujourd'hui,  c'est  l'enthousiasme  allemand  qui  déborde. 
Déjà,  avant  le  travail  si  pondéré  d'Ellinger  (1894),  Reichel 
faisait  d'Hoffmann  «  la  figure  la  plus  originale  de  la  littérature 
allemande  »  (die  Ostpreussen  in  der  deutschen  Literatur, 
1892,  p.  48).  Un  aliéniste,  Otto  Klinke,  prélude  sur  un  ton 
lyrique  à  l'analyse,  au  poiut  de  vue  médical,  de  l'œuvre  de 
notre  poète  (E.  T.  A.  Hoffmanns  Leben  und  Werke,  1903). 
Depuis,  la  note  lyrique  va  s'accentuant  ;  elle  ne  détonne  point, 
il  est  vrai,  dans  l'introduction  d'Istel  aux  œuvres  musicales 
d'Hoffmann  ;  encore  est-ce  faire  beaucoup  d'honneur  à  Hoff- 
mann que  de  l'appeler  «  un  des  plus  nobles  esprits  alle- 
mands ».  Quant  aux  études  de  Wolzogen  (Bayreuther  Blâtter, 
1893-6,  passim)  et  de  Schaukal  (1904),  la  fantaisie  s'y  donne 
librement  carrière. 

Quelle  est  la  valeur  intellectuelle  de  la  personnalité  d'Hoff- 
mann ?  Nous  avons  vu  que  ses  lectures  furent  nombreuses, 
mais  désordonnées,  et  qu'il  lut  avec  plaisir  beaucoup  de  livres 
insipides  ou  sans  valeur  aucune,  de  vieux  traités  démodés 
sur  le  sommeil,  sur  la  folie,  des  catalogues,  des  répertoires 
de  toute  sorte.  Il  conut  peu  de  philosophes  :  Schelling,  Nova- 
lis,  Schubert,  Hufeland,  sont  les  seuls  qu'il  nomme.  Que  doit- 
il  en  général  à  ses  sources  ? 

Tout  d'abord  des  faits  piquants,  des  anecdotes,  les  histoires 
de  la  raie-torpille,  de  la  voix  du  diable,  et  autres  semblables, 
et  jusqu'à  des  noms  propres  :  à  ce  point  de  vue  les  plus  mé- 
chants auteurs  lui  fournissent  autant  et  plus  que  les  philo- 
sophes. Peu  importent  les  idées  :  ce  sont  les  faits  et  les  noms 
qui  l'intéressent,  et  qu'il  retient. 

Aux  philosophes  il  doit  sa  conception  du  mythe,  et,  notam- 
ment à  Schubert,  l'idée  de  trois  époques,  et  d'un  dualisme 


CONCLUSION  219 

général  finalement  absorbé  dans  la  connaissance  parfaite. 
C'est  le  «  Vase  d'Or  »  qui  manifeste  de  la  façon  la  plus  appa- 
rente cette  influence  des  philosophes  du  temps.  Hoffmann 
s'en  délivra  vite  ;  car  il  n'était  ni  panthéiste,  ni  optimiste  ;  il 
garda  comme  des  thèmes  poétiques  certaines  idées  de  Schu- 
bert, parla  d'Atlantide  et  des  voix  de  Ceylon  ;  néanmoins  la 
nature  qu'il  concevait  n'était  pas  l'Isis,  la  Mère  commune,  le 
grand  Tout,  l'Ame  universelle  et  immanente,  mais  une  puis- 
sance transcendante,  hostile  à  l'homme  qu'elle  écrase  sans 
rémission  sous  la  loi  d'airain  de  la  Fatalité.  S'il  trouva  déjà 
dans  Schubert  et  dans  Novalis  la  théorie  des  états  d'exalta- 
tion et  des  médiateurs,  et  de  leur  rôle  dans  la  connaissance, 
du  moins  il  présenta  ses  médiateurs  comme  des  démons  et 
non  comme  des  dieux,  et  la  connaissance  mystique  et  para- 
disiaque d'Atlantis  devint  chez  lui  la  possession  démoniaque, 
la  résignation  à  la  fatalité,  l'acquiescement  à  la  volonté  de  la 
Puissance  sombre. 

En  somme  sa  conception  de  l'univers,  bien  que  formée  et 
soutenue  d'éléments  étrangers,  reste  dans  l'ensemble  origi- 
nale. Car  l'influence  des  idées  des  autres  fut  toujours  minime 
sur  sa  personnalité  :  d'ailleurs  il  les  repensa  peu  sous  leur 
forme  abstraite,  son  tempérament  d'artiste  lui  fournissait 
une  base  si  solide  pour  édifier  sa  «  Weltanschauung  »  qu'il 
serait  plus  juste  de  parler  de  son  esthétique  que  de  sa  philo- 
sophie. Ce  qui  fait  sa  valeur  propre,  ce  qu'il  doit  à  lui-même, 
c'est  sa  conception,  ou  si  l'on  veut,  —  en  vertu  d'un  sixième 
sens  analogue  à  celui  que  Spallanzani  découvrait  chez  les 
chauves-souris,  —  sa  sensation  du  merveilleux.  Il  affirma  le 
merveilleux  parce  qu'il  en  avait  l'intuition  directe,  et  arriva 
par  l'expérience  même  à  sa  thèse  favorite  :  le  merveilleux 
existe  pour  l'esprit  qui  le  perçoit.  Autrement  dit  :  il  n'y  a 
point  de  merveilleux  hors  du  moi. 


220  LES  SOURCES  DU  MERVEILLEUX 

Cela  détermina  toutes  ses  idées  littéraires  ;  il  se  moqua  du 
merveilleux  factice  des  romantiques,  des  accessoires,  du  bric- 
à-brac  de  sorciers  et  de  revenants,  dont  il  ne  fut  pas  tou- 
jours exempt  lui-même;  il  rejeta  ces  «  produits  misérables, 
où  apparaissent  des  lourdauds  d'esprits  sans  esprit,  où  s'en- 
tassent sans  cause  ni  effet  miracles  sur  miracles  »  (VI,  83). 

Il  définit  le  merveilleux,  ce  qui  semble  dépasser  les  lois  que 
nous  avons  cru  trouver  dans  les  choses  (II,  217),  c'est-à-dire 
l'inexpliqué,  «  ce  qui  semble  contrarier  la  marche  ordinaire 
de  la  nature  »  (III,  134).  Mais  il  va  plus  loin  :  que  nous  expli- 
quent en  dernière  analyse  les  lois  établies  par  la  science? 
C'est  la  routine  de  l'expérience  quotidienne  qui  émousse  notre 
sens  du  merveilleux  :  car  le  merveilleux  est  partout  autour 
de  nous,  seulement  nous  n'avons  plus  d'yeux  pour  lui  :  «  Ne 
voyez-vous  donc  pas,  dit  maître  Abraham,  que  rien  ne  se 
passe  naturellement  dans  le  monde,  absolument  rien  ?  Ou 
croyez-vous  que,  parce  que  nous  sommes  en  état  d'amener 
un  effet  déterminé  par  les  moyens  qui  sont  à  notre  disposi- 
tion, le  mystérieux  organisme  nous  a  clairement  révélé  la 
cause  de  cet  effet  ?  »  (X,  149).  Donc  nous  ne  pouvons  con- 
naître que  les  causes  apparentes,  superficielles,  la  cause  pro- 
fonde nous  échappe.  Si  nous  en  restons  à  ces  causes  superfi- 
cielles, nous  avons  l'illusion  que  le  merveilleux  n'existe  plus  : 
c'est  le  point  de  vue  des  rationalistes,  de  Leuwenhœck  et  de 
Mosch  Terpin.  Mais  une  telle  conception  est  l'indice  d'un 
manque  total  de  «  connaissance  ».  «  Croyez-moi,  les  miracles 
n'ont  jamais  cessé,  c'est  l'œil  humain  qui  s'est  aveuglé  dans 
un  coupable  sacrilège,  c'est  lui  qui  n'est  plus  en  étal  de 
reconnaître  la  grâce  de  la  Puissance  éternelle,  lorsqu'elle  se 
manifeste  en  phénomènes  visibles  »  (X,  298).  Mais  nous 
savons  que  cette  «  porte  de  grâce  »  n'est  pas  fermée  à  tous  ; 
il  y  a  encore  sur  terre  des  gens  pour  qui  le  merveilleux  existe, 


CONCLUSION 


221 


Hoffmann  entre  autres  (XIII,  156).  Il  en  conclut  logiquement 
que  le  merveilleux  est  un  mode  de  perception  inhérent  au 
sujet,  non  une  qualité  de  l'objet,  et  qu'il  serait  arbitraire  de 
«  partager  en  merveilleux  et  en  non-merveilleux  les  phéno- 
mènes de  notre  être,  qui  ne  sont  proprement  que  nous-mêmes, 
et  qui  nous  conditionnent  comme  réciproquement  nous  les 
conditionnons  »  (XII,  85j . 

En  littérature  il  estime  qu'il  n'y  a  point  à  proprement  par- 
ler de  thèmes  merveilleux,  car  «  l'effroyable  réside  dans  la 
pensée,  bien  plus  que  dans  les  faits.  La  «  mendiante  de  Lo- 
carno,  »  de  Kleist,  comporte  pour  moi  du  moins  le  maximum 
d'épouvante,  et  pourtant  quelle  simplicité  dans  l'invention  !  » 
(IX,  175).  C'est  Anselme  seul  qui  crée  l'Atlantide. 

Dès  lors  ce  qu'il  y  a  de  merveilleux  et  de  seul  intéressant 
dans  cette  création  n'est  plus  l'objet  créé,  mais  la  faculté 
créatrice  :  et  du  coup  voici  Hoffmann  bien  loin  et  bien  au- 
dessus  des  mesquines  chicanes  des  rationalistes  et  des  mys- 
tiques crédules.  Hoffmann  ne  se  demande  point  si  un  fan- 
tôme-objet correspond  au  fantôme-hallucination  ;  et  ce  n'est 
pas  lui  qui  passerait  derrière  l'automate  pour  voir  s'il  y  a 
quelqu'un  de  caché  :  comme  Kreisler,  il  tient  trop  à  son  illu- 
sion, et  déteste  les  soi-disant  explications  naturelles  (X, 
147-8).  Mais  cette  illusion  même,  d'où  vient-elle  ?  Qui  la 
produit?  Pourquoi  se  joint  à  cette  simple  représentation  une 
série  de  phénomènes  affectifs  intenses  :  l'effroi  ?  Voilà  ce 
qu'une  explication  naturelle  ne  nous  expliquera  point,  —  et 
c'est  là  précisément  ce  qui  intéresse  Hoffmann  ;  il  est  parti  du 
fait  d'expérience  psychologique,  de  sa  propre  sensation,  de 
son  épouvante  en  présence  de  certains  phénomènes,  et  il  a 
voulu  trouver  les  causes,  non  de  ces  phénomènes,  mais  de 
sa  propre  peur  :  accordons  aux  rationalistes  qu'il  n'y  ait  ni 
spectres  ni  esprits  élémentaires  hors  de  notre  imagination, 


222  LES  SOUUCES  DU  MERVEILLEUX 

ni  automates  répondant  spontanément  aux  questions  qu'on 
leur  pose,  —  mais  pourquoi  avons-nous  ces  hallucinations, 
pourquoi  croyons-nous  à  la  réalité  de  ces  apparitions,  en  vertu 
de  quelle  force  inconnue  une  simple  illusion  nous  efîraie- 
t-elle  jusqu'à  rendre  fous  des  individus  (Elementargeist),  ou 
mêmes  des  familles  entières  (Spukgeschichte)  ?  Et  en  vertu 
de  quel  principe  psychique  la  personne  cachée  dans  l'auto- 
mate devine-t-elle  mes  propres  pensées  ? 

Hoffmann  crut  trouver  la  solution  dans  sa  conception  du 
dualisme  :  nous  sommes  en  présence  de  deux  faits  certains  : 
d'abord,  nous  avons  l'assurance  que  le  merveilleux  est  fonc- 
tion du  sujet,  que  l'apparition  doit  être  considérée  unique- 
ment comme  phénomène  psychologique,  que  l'hallucination 
provient  du  sujet  même,  et  du  sujet  seul  ;  d'autre  part,  nous 
ignorons  absolument  à  quelle  activité  interne  rapporter  ce 
phénomène  de  représentation  et  les  phénomènes  affectifs  de 
croyance  et  d'épouvante  qu'il  comporte  :  le  sujet  est  une 
énigme  pour  lui-même  ;  à  côté  du  moi  conscient  il  pressent 
un  moi  inconscient,  qui  agit  sans  et  malgré  le  premier  moi  ; 
c'est  l'origine  du  sentiment  du  «  fremd  »  et  de  l'effroi 
(Grauen),  si  fréquents  chez  Hoffmann,  et,  nous  le  savons  par 
ses  biographes  et  sa  correspondance,  absolument  sincères.  En 
dernière  analyse  la  cause  profonde  de  la  peur  est  le  contraste 
dans  la  duplicité  :  le  contraste  du  moi  mort  et  du  moi  vivant, 
car  la  machine  humaine,  qui  d'ordinaire  est  soumise  à  la 
pensée,  se  révolte  parfois  soudain  et  domine  brutalement  ; 
d'autre  part,  la  machine  recèle  aussi  à  son  tour  un  peu  de 
pensée,  quelque  chose  d'humain  ;  l'horreur  pour  Olympia  et 
les  automates  est  de  même  nature  que  la  peur  du  lieutenant 
de  l'«  Elementargeist  »  en  présence  de  son  hôtesse  endormie 
qui  tricote  en  dodelinant  de  la  tête.  D'où  l'effroi  que  nous  ins- 
pirent certaines  personnes  à  nature  indécise,  dont  on  ne 


CONCLUSION  223 

saurait  dire  si  elles  sont  mortes  ou  vivantes,  machines  ou 
êtres  pensants,  comme  la  vieille  baronnesse  du  «  Vampyr  »t 
dont  les  doigts  osseux  ont  la  raideur  de  la  mort,  qui  vous 
«  fixe  avec  des  yeux  qui  ne  voient  pas,  et  semble  dans  ses 
vilains  habits  bariolés  un  cadavre  attifé  «  (IX,  178).  D'une 
façon  générale  tout  contraste  est  une  source  de  peur  :  rien  de 
plus  inquiétant  que  Lindhorst  parlant  d'un  ton  calme,  indif- 
férent, pendant  que  ses  yeux  lancent  des  éclairs,  ou  que  le 
vieux  major  O'Malley  qui  semble  rire  quand  il  est  en  colère, 
et  paraît  en  colère  quand  il  rit.  De  là  naît  ce  «  merveilleux 
journalier  »  qu'Ampère  analysa  jadis  si  finement  à  propos 
d'une  traduction  d'Hoffmann  (Globe,  2  août  1828),  et  qui 
repose  au  fond  sur  la  duplicité.  «  Il  faut  en  convenir,  oui, 
c'est  le  voisin,  dans  son  habit  du  dimanche  bien  connu,  cou- 
leur cannelle,  avec  ses  boutons  de  soie  d'or; —  mais  quel 
diable  a-t-il  donc  au  corps,  qu'il  se  démène  si  follement?  » 
(IV,  89).  Ce  qui  provoque  la  peur  n'est  pas  un  phénomène 
particulier,  précis,  mais  la  conscience  que  nous  avons  d'un 
inconnu  indéterminé,  indéfinissable,  que  nous  traînons  par- 
tout et  toujours  en  nous-mêmes,  et  qui  soudain  nous  sub- 
jugue alors  que  nous  n'y  prenons  garde  :  c'est  la  peur  de  la 
Puissance  Sombre,  de  la  puissance  «  étrangère  »  en  tant 
qu'elle  nous  est  inconnue,  mais  qu'au  fond  de  nous-mêmes 
nous  retrouvons  parfois  avec  terreur,  de  la  puissance  spiri- 
tuelle qu'il  ne  faut  pas  frôler  de  trop  près,  car  elle  fait  expier 
la  «  connaissance  »  qu'elle  procure,  par  la  folie  ou  par  la  mort. 

L'évolution  d'Hoffmann.  —  Y  a-t-il  eu  évolution  dans  la 
conception  qu'Hoffmann  se  fit  du  merveilleux  ?  Dans  un 
article  intitulé  «  das  Schauerliche  bei  E.  T.  A.  Hoffmann  » 
(Frankf.-Zeitg,  11  mai  1907)  le  professeur  Paul  Hensel 
(Erlangen)  distingue  à  ce  point  de  vue  trois  périodes  dans 
l'œuvre  d'Hoffmann  :  dans  la  première  période  le  merveilleux 


224 


LES  SOURCES  DU  MERVEILLEUX 


serait  cantonné  dans  certains  endroits  déterminés,  châteaux 
en  ruines,  cloîtres  solitaires,  montagnes  sauvages  :  «  au  «  quo- 
tidien »,  dit  l'auteur,  appartient  presque  toute  la  terre,  et 
tout  y  va  d'une  marche  tranquille  et  logiqne...  mais  en  cer- 
tains lieux  écartés  régnent  de  tout  autres  lois  »  ;  et  en  der- 
nière analyse  le  merveilleux  est  déclaré  illusoire,  «  un  bon 
baquet  d'explications  naturelles  est  vidé  sur  le  lecteur  fié- 
vreux »  et  la  saine  raison  reprend  ses  droits.  C'est  le  temps  des 
a  Elixiere  ».  —  De  l'établissement  à  Berlin  daterait  une  seconde 
période  :  «  Murr»  et  la«  Brautwahl  »  sont  les  types  d'une  con- 
ception nouvelle  :  le  merveilleux  n'a  plus  de  lieu  assigné,  et 
n'est  plus  expliqué  rationnellement.  Nulle  part  on  n'est  sûr  de 
lui,  et  il  a  «  exactement  la  même  réalité  que  la  réalité  quoti- 
dienne »  ;  l'homme  se  trouve  devenu  «  un  citoyen  de  deux 
mondes  ».  —  Enfin  dans  une  troisième  et  dernière  période,  à 
laquelle  appartiendrait  le  «  groupe  desécritsoù  se  trouvent  le 
Vase  d'Or  et  Maître  Floh  »  Hoffmann  serait  parvenu,  sous 
l'influence  de  Novalis,  à  un  subjectivisme  conséquent:  il  n'y  a 
plus  qu'un  monde,  ou  plutôt  il  y  a  autant  de  mondes  que  de 
sujets  qui  les  créent.  Plus  d'explication  naturelle  :  ironie  et 
dédain  à  l'égard  de  la  science. 

De  cet  article  intéressant  et  habilement  écrit,  nous  retien- 
drons la  caractéristique  de  la  troisième  période  ;  l'auteur 
insiste  avec  raison  sur  l'influence  de  Novalis  que  les  critiques 
antérieurs  avaient  mal  discernée.  —  Mais  comment  nous 
donner  une  idée  de  l'évolution  d'Hoffmann  si  l'on  néglige  à 
ce  point  la  chronologie  ?  La  première  période,  celle  des 
Elixirs,  serait  donc  postérieure  à  la  troisième,  celle  du  Vase 
d'Or?  Et  comment  faire  rentrer  dans  le  même  «  groupe 
d'écrits  »  le  «  Goldne  Topf  »  et  «  Meister  Floh  »,  précisément 
les  deux  publications  extrêmes  d'Hoffmann?  Il  faut  alors 
renoncer  à  une  explication  psychologique  du  développement 


CONCLUSION  225 

et  de  l'évolution  de  la  personnalité  du  poète.  L'influence  de 
Novalis,  nous  l'avons  vu,  s'exerça  précisément  au  début  de  la 
carrière  littéraire  d'Hoffmann  ;  —  d'autre  part  Hoffmann  ne 
crut  jamais,  même  dans  ses  années  de  Bamberg,  que  le  mer- 
veilleux fût  soumis  à  des  conditions  de  lieu  et  de  temps  ;  les 
châteaux  en  ruines  et  les  lieux  écartés  interviennent  il  est 
vrai  dans  certains  récits,  mais  justement  dans  les  plus  faibles, 
écrits  à  la  hâte  pour  le  libraire,  c'est-à-dire  en  fait  surtout  à 
la  fin  de  l'œuvre  :  tels  l'Esprit  élémentaire,  le  Vampire  — 
avec  la  description  du  cimetière,  —  les  Brigands.  D'ailleurs 
même  les  meilleures  nouvelles  ne  sont  pas  exemptes  de  ce 
merveilleux  factice  :  les  opérations  magiques  de  la  vieille 
Lise  du  «  Vase  d'Or  »  ont  lieu  dans  la  nuit  de  l'équinoxe,  à 
partir  de  onze  heures  précises.  Dira-t-on  que  c'est,  en  pleine 
«  troisième  période  »,  un  résidu  de  la  première? 

La  conception  du  merveilleux  chez  Hoffmann  ne  paraît  pas 
être  devenue  de  plus  en  plus  intime  et  spiritualisée,  puisque 
justement  le  Vase  d'Or,  où  l'on  croit  trouver  l'épanouissement 
de  cette  conception  et  le  terme  de  son  évolution,  est  une  des 
premières  créations  du  poète.  En  général,  l'œuvre  d'Hoffmann 
ne  donne  nullement  l'impression  d'un  progrès  et,  s'il  y  a  évo- 
lution, c'est  plutôt  dans  le  style,  qui  s'alourdit  de  manières 
fâcheuses,  que  dans  l'ensemble  des  idées l.  En  fait  depuis  le 

1.  Citons  entre  autres  la  manie,  très  sensible  dans  les  dernières 
œuvres,  de  répéter  invariablement,  après  les  parenthèses  du  dialogue,  les 
mots  qui  précèdent  immédiatement  ces  parenthèses.  Absente  du  Vase  d'Or 
(p.  ex.,  I,  211  :  dièses,  sagte  der  Archivarius  Lindhorst,  ist  vor  der  Hand 
Ihr  Arbeitszimmer),  cette  manie  commence  à  apparaître  dans  les  Eiixirs. 
«  Ruhig,  Viklorin  »  sprach  Euphemie,  «  ruhig  kannst  du  sein  »  (II,  61), 
surtout  vers  la  fin  du  roman  :  «  Was  mich  hertreibt?  sprach  Belcampo, 
was  mich  hertreibt?  Wahnsinnige  Liebe...  ;  hait  ein,  rief  ich,  hait  ein,  du 
grauenhafter  Narr!  »  (II,  243).  Au  temps  des  Serapionsbrùder,  c'est  un 
procédé  constant.  Par  exemple  dans  les  «  Bergwerke  »  :  VI,  170  :  «  Ach  », 
begann  er  endlich,  wie  sich  besinnend,  «  ach,  mit  meiner  Freude...  »: 
172  :  «  ei  »,  sprach  der  alte  Bergmann,  «  ei,  du  wirst  bald  wieder  in  See 
stechen  ».  A  partir  de  Brambilla,  Hoffmann  en  fait  un  abus  intolérable  : 


Sucher. 


15 


220 


LES  SOURCES  DU  MERVEILLEUX 


Vase  d'Or,  l'arrêt  de  la  culture  intellectuelle  d'Hoffmann  est 
facilement  sensible.  A  Berlin  Hoffmann  lut  peu,  et  n'eut  pas 
le  temps  de  lire  :  s'il  fut  l'employé  consciencieux  qu'on  nous 
décrit,  et  si  d'autre  part  il  mena  la  vie  de  cabaret  dont  parle 
Hitzig,  il  faut  même  s'étonner  qu'il  ait  pu,  en  si  peu  d'années, 
fournir  une  œuvre  si  considérable,  et  qu'il  ait  eu  le  loisir  suf- 
fisant à  la  simple  rédaction  de  ses  nouvelles.  Aussi  ne  se 
tient-il  plus  au  courant  des  faits  scientifiques  dont  il  continue 
à  parler;  le  livre  le  plus  récent  qu'il  ait  lu  sur  le  maguétisme 
est  la  Symbolique  de  Schubert  (1814),  ouvrage  qu'il  connut 
vraisemblablement  à  Leipzig.  Ce  qu'il  lut  à  Berlin,  c'est  Arpe 
et  Wiegleb. 

D'ailleurs  la  représentation  qu'il  se  faisait  du  merveilleux 
répondait,  non  pas  à  un  système  d'idées  abstraites,  mais  à  sa 
manière  de  sentir,  à  son  tempérament  d'homme  et  d'artiste  : 
elle  fut  vraiment,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  conditionnée 
par  un  organisme  psychique  particulier  »  (XIII,  156)  —  et  l'on 
sait  que  tout  ce  qui  est  organisme,  physique  ou  psychique,  se 
modifie  beaucoup  plus  lentement  que  le  contenu  de  la  pensée 
abstraite.  Si  d'autre  part  on  considère  qu'Hoffmann  est  entré 
tard  dans  la  littérature  —  il  avait  près  de  quarante  ans  quand 
il  publia  son  premier  recueil,  —  donc  à  une  époque  où  son 
tempérament  était  formé,  et  que  sa  carrière  littéraire  fut 
remarquablement  courte,  puisqu'il  mourut  six  ans  après  l'ap- 
parition des  «  Fantasiestùcke  »,  —  on  ne  s'étonnera  pas  que 
les  traits  de  sa  physionomie  n'aient  guère  changé.  Au  con- 
traire il  se  répète  en  s'affaiblissant,  reprend  éternellement  le 

XI,  7  :  «  was  hat  »,  erwiderte  die  Alte,  «  was  hat  unsere  Armut...  ?  »  12 
«  ich  bin  »,  sprach  die  Gôttin  sich  mir  nahend,  «  ich  bin  die  Prinzessin  ». 
Le  premier  membre  de  phrase,  arbitrairement  mutilé,  est  souvent  incom- 
préhensible :  XI.  28  :  «  Ihr  wundert,  «  sprach  er  den  Jungling  an  «  Ihr 
wundert  Euch  wohl  ».  «  Meister  Floh  »  à  cet  égard  ne  laisse  rien  à 
désirer.  Le  plus  curieux  exemple  sera  sans  doute  cette  phrase  du  «  Feind  » 
(XIV.  216),  «  Im  »,  spach  rer,  «  im  steten  Andenken  ». 


CONCLUSION  227 

thème  du  «  Vase  d'or  »,  revient  au  «  Magnétiseur  »,  de  son 
propre  aveu,  dans  le  «  Unheimliche  Gast  »  (VIII,  131)  sans 
égaler  d'ailleurs  son  premier  essai  ;  il  allait  subrepticement 
réintroduire  Médard  dans  le  «  Chat  Murr  »  (l'histoire  obscure 
du  moine  Cyprianus,  X,  360  sq.).  Bon  nombre  des  dernières 
nouvelles  sont  sans  valeur  :  die  Geheimnisse,  die  Irrungeu, 
die  Doppeltgànger,  die  Ràuber.  Même  les  grandes  œuvres  de 
la  fin  de  sa  vie  sont  souvent  faibles,  comme  ce  roman  de 
«  Maître  Puce  »,  mal  composé,  aux  figures  indécises,  flot- 
tantes, «  ohne  Haltung  »  disait  Heine.  Le  héros  ne  nous  inté- 
resse pas,  la  psychologie  de  Tyss  dépasse  toutes  les  notions 
que  l'expérience  peut  nous  fournir  :  Tyss,  grand  enfant  de 
treute-six  ans,  reçoit  ses  jouets  à  Noël,  et  cherche  ardemment 
parmi  eux  une  chasse  à  courre  ;  quand  il  la  reçoit  par  hasard 
de  Gamaheh,  son  cœur  bat,  «  il  serait  difficile  de  décrire  les 
sentiments  étranges  qui  se  croisèrent  dans  l'âme  de  Peregri- 
nus  ».  Tout  d'un  coup  nous  apprenons  que  l'enfant  est  sen- 
suel, qu'il  passe  des  nuits  agitées  à  songer  à  Gamaheh  (X,44). 
Maintenant  pourquoi  attribuer  subitement,  à  la  fin  du  récit 
(XII,  97  sq.)  sans  qu'on  s'y  soit  attendu  le  moins  du  monde, 
à  cet  enfant  vieillot  ou  à  ce  vieillard  puéril  —  qui  d'ailleurs 
est  un  homme  dans  la  force  de  l'âge  —  le  cœur  d'or  qui  ren- 
dra heureux  Pepusch,  Gamaheh,  Maître  Puce,  et  ouvrira  à 
Tyss  les  portes  de  la  connaissance?  Si  amusante  que  soit  la 
fable,  il  fautbien  reconnaître,  avec  Heine, qu'elle  ne  tient  pas, 
que  les  personnages  restent  totalement  inconnus  et  les  événe- 
ments non  motivés. 

Hoffmann  commençait  à  s'intéresser  aux  questions  sociales 
vers  J822.  —  Les  «  derniers  contes  »,  composés  pendant  la 
maladie,  redeviennent  sincères,  riches  en  fines  observations 
morales  :  tels«  la  fenêtre  du  cousin  »,  «  Maître  Wacht  ».  Hoff- 
mann semble  vers  la  fin  de  sa  vie  s'occuper  de  plus  près  de 


228 


LES  SOURCES  DU  MERVEILLEUX 


problèmes  sociaux;  Maître  Puce  devait  être  uue  satire  des 
procès  intentés  aux  démocrates  ;  Maître  Wacht  est,  plus  net- 
tement encore  que  le  «  Tonnelier  de  Nuremberg  »,  une  des- 
cription émue  de  l'inconsciente  tyrannie  d'un  père  sur  sa 
fille;  —  «Datura  Fastuosa  »  abonde  en  considérations  d'ordre 
social  qui  jadis  ne  se  trouvaient  guère  sous  la  plume  d'Hoff- 
mann ;  et  c'est  à  une  nouvelle  historique  (der  Feind)  qu'il  tra- 
vaillait quand  il  mourut.  Peut-êtré  Hoffmann  était-il  arrivé, 
vers  1822,  à  un  tournant  de  sa  carrière  littéraire.  En  tout  cas 
sa  conception  du  merveilleux  était,  alors  encore,  restée  sen- 
siblement la  même  qu'au  début  de  son  œuvre. 

Hoffmann  et  la  culture  nationale.  —  Il  ne  faut  jamais  oublier, 
quand  on  étudie  Hoffmann,  qu'il  fut  pendant  longtemps 
musicien  de  sa  profession,  et  qu'il  resta  «  enthousiaste  »  de 

1.  Portée  sociale  des  dernières  nouvelles.  —  «  Datura  Fastuosa.  »  Eugenius 
a  épousé  la  vieille  veuve  de  son  ancien  professeur;  pour  punir  les  railleurs 
il  se  bat  en  duel  avec  l'un  d'eux  ;  à  ce  propos  la  vieille  Frau  Professor 
lui  dit  :  «  Mon  Helms  [son  premier  mari]  a  dû  se  battre  une  fois  aussi 
pour  moi...,  il  en  est  ainsi,  bien  que  je  n'aie  jamais  pu  saisir  pourquoi  il  en 
est  ainsi.  Mais  il  y  a  bien  des  choses  que  la  femme  ne  peut  comprendre..., 
et  qui,  si  elle  veut  être  femme,  et  conserver  son  honneur  et  sa  dignité  de 
femme,  doivent  lui  rester  inaccessibles  et  obscures  ;  dans  une  pieuse  rési- 
gnation elle  doit  croire  ce  que  l'homme  raconte,  sans  chercher  plus  loin!  » 
(XIV,  69).  C'est  une  donnée  d'ordre  purement  social  que  celle  de  «  Da- 
tura »:  l'impossibilité  pour  un  jeune  homme  de  conclure  une  union  du 
genre  de  celle  d'Eugenius  :  ce  dernier  succombera  facilement  aux  ten- 
tations de  Fermino.  D'ailleurs  la  vieille  Frau  Professor  est  très  respectable 
et  veut  être  respectée.  Elle  se  révolte  quand  Eugenius  veut  rompre  avec 
elle,  elle  a  conscience  de  ses  droits  et  de  sa  dignité  morale  :  «  C'est  moi, 
ta  mère,  que  tu  veux  livrer  aux  railleries,  aux  rires  insultants  des  mé- 
chants? »  (XIV,  96). 

Signalons  encore  dans  «  Floh  »  un  passage —  un  hors  d'oeuvre  —  témoi- 
gnant de  préoccupations  qui  furent  étrangères  au  Hoffmann  de  Bamberg 
et  des  Sérapions,  ou  du  moins  qu'il  n'exprima  pas  encore  alors  :  Floh 
blâme  Tyss  d'avoir  donné  de  trop  beaux  jouets  aux  enfants  de  son  relieur  ; 
ils  n'en  sentiront  que  plus  vivement  leur  pauvreté  :  «  Avec  la  connaissance 
de  dons  plus  brillants,  qui  dans  la  suite  leur  demeureront  refusés,  s'est 
implanté  en  eux  le  germe  du  mécontentement  »  (XII,  65).  Ces  quelques 
indications  montrent  au  moins  qu'Hoffmann  —  peut  être  sous  l'influeucc 
de  son  métier  de  juge  —  s'intéressait  de  plus  en  plus  à  ces  sortes  de 
questions. 


CONCLUSION  229 

musique.  Son  œuvre  littéraire  nous  révèle  un  homme  pour 
qui  le  monde  des  sons  existe  et  pour  qui  la  vie  se  traduit 
spontanément  en  rapports  musicaux.  On  n'exagérerait  point 
en  disant  que  la  sincérité  de  ses  nouvelles  est  en  rapport  de 
leur  caractère  musical  ;  les  perceptions  auditives  dominent 
dans  le  «  Vase  d'or  »  et  dans  les  «  Elixirs  ». 

Si  nous  avions  à  donner  un  jugement  d'ensemble  sur  Hoff- 
mann, nous  nous  garderions  de  faire  fi  des  «  philistins  alle- 
mands »  de  jadis,  car  au  nombre  de  ces  prétendus  philistins, 
il  nous  faudrait  mettre  tout  d'abord  Gœthe,  dont  on  connaît 
le  sentiment  sur  l'œuvre  de  notre  poète  :  «  Quel  partisan  fidèle 
et  soucieux  de  la  culture  nationale  a  pu  voir  sans  tristesse 
que  les  œuvres  morbides  de  ce  malade  eurent  une  si  longue 
influence  en  Allemagne,  et  que  de  pareilles  aberrations  furent 
inoculées  à  des  âmes  saines  comme  d'importants  et  nouveaux 
éléments  de  culture?  »  Jugement  partial,  étroit,  mais  qui 
nous  aiderait,  plus  que  les  dithyrambes  de  certains  apôtres 
modernes  d'Hoffmann,  à  déterminer  la  place  de  notre  poète 
dans  la  littérature  allemande  :  Hoffmann  n'apporta  point 
d'idées  nouvelles,  ne  créa  pas  de  formes  nouvelles  :  Reichel 
lui  fait  sans  doute  trop  d'honneur  en  disant  qu'il  fut  «  dans 
un  certain  sens  le  premier  nouvelliste  de  style  moderne  »  ;  au 
moins  faudrait-il  préciser.  Il  y  a  plus  :  ce  Prussien  n'eut  pas 
l'àme  allemande,  il  n'eut  pas  le  sentiment  du  traditionnel,  du 
populaire  :  il  fut  exclusivement  artiste.  «  Ce  Hoffmann  avec 
tout  son  esprit  m'est  antipathique  du  commencement  jusqu'à 
la  fin  »,  disait  Wilhelm  Grimm.  Ceci  n'a  point  la  prétention 
d'être  un  jugement,  ce  n'est  qu'une  impression,  mais  c'est 
celle  d'un  grand  Allemand. 

Nous  aurions  tort  de  demander  à  Hoffmann  d'avoir  été  ce 
qu'il  ne  fut  pas  ;  mais  avant  d'en  faire  un  géant  de  la  culture 
allemande,  il  faut  reconnaître  que  ses  forces  furent  très  limi- 


230  LES  SOURCES  DU  MERVEILLEUX 

tées.  Il  fut  avant  tout  un  tempérament  :  c'est  par  la  sensa- 
tion qu'il  vaut,  par  le  vif  et  profond  sentiment  qu'il  eut  du 
merveilleux,  et  sa  fidélité,  sa  sincérité  absolue  dans  la  tra- 
duction de  son  émotion.  On  a  dit  souvent  qu'il  était  plus  Ita- 
lien qu'Allemand,  voulant  exprimer  par  là  que  la  sensation 
domine  dans  son  œuvre  :  c'est  pourquoi  cette  œuvre  est  pro- 
prement esthétique,  et  dépasse  de  beaucoup  les  limites  de  la 
culture  exclusivement  nationale;  on  s'explique  ainsi  qu'il  ait 
été  jadis  classique  en  France,  et  qu'il  ne  le  soit  pas  encore  en 
Allemagne,  et  l'on  voit  ce  qui  manque  au  jugement  de  Goethe, 
d'ailleurs  exact  dans  son  étroitesse  même.  Hoffmann  fut, 
sinon  «  le  plus  grand  artiste  de  la  littérature  allemande  » 
(Reichel),  comme  le  veulent  ses  admirateurs  contemporains, 
au  moins  un  très  grand  artiste,  sincère  et  habile,  un  impres- 
sionniste, et  par  là  véritablement  un  moderne. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 


Bibliographie 


PREMIÈRE  PARTIE 

LES  FAITS  ÉTRANGES 

CHAPITRE  PREMIER 
LECTURES  D'HOFFMANN 

CHAPITRE  II 
HOFFMANN  ET  LE  MAGNÉTISME  ANIMAL 


1° 
2° 
3» 


Histoire  du  magnétisme .... 
Les  phénomènes  et  les  procédés 
Explication  du  magnétisme  .  . 


15 
19 

35 


CHAPITRE  III 
LA  PERSONNALITÉ 


3» 


Sympathie  

Pressentiment  .  

Rêve.  

Le  sentiment  du  déjà  vu  ...  . 
Perte  de  la  personnalité  

Folie  

Idée  fixe  

Dédoublement  de  la  personnalité 


42 
51 
53 
59 
Cl 
62 
67 
72 


CHAPITRE  IV 
L'AU-DELA 


Les  revenants 


232  TABLE  DES  MATIÈRES 

Les  esprits  élémentaires   92 

Les  automates   104 

Conclusion.  —  Attitude  d'Hoffmann   108 


DEUXIÈME  PARTIE 

LES  THÉORIES 

CHAPITRE  V 
HOFFMANN  ET  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE 


Psychologie  d'Hoffmann   114 

Dualisme  de  la  nature   119 

Rapports  entre  l'homme  et  la  nature   121 

CHAPITRE  VI 
LA  CONNAISSANCE.  —  LE  MYTHE 

Théorie  des  trois  époques   124 

L'âme  du  monde,  les  moments  cosmiques   132 

Le  monde  des  mythes   140 

Le  mythe  dans  : 

Le  Vase  d'Or  '  146 

Maitre  Puce   148 

Princesse  Brambilla   154 

L'hglise  invisible   158 

CHAPITRE  VII 
LA  CONNAISSANCE  MÉDIATE 

Le  médiateur   159 

Le  magnétisé   167 

Leurs  rapports  : 

Possession  amicale.  Le  Vase  d'Or   171 

Possession  hostile.  Mines  de  Falun   177 

Rapports  du  médiateur  et  de  la  destinée   192 

Le  médiateur  infidèle   193 

CHAPITRE  VIII 
LA  PUISSANCE  SOMBRE 

Les  Elixirs  du  diable   196 

Conclusion   217 


ÉVREUX,  IMPRIMERIE  CH.  HÉRISSEY,  PAUL  HÉRISSEV,  SUCC 


"  •  # 


•  v* ***** 


0  . 


LIBRAIRIE  FÉLIX  ALCAN,  108.  Boulevard  Saint-Germain,  Paris,  6*. 


BIBLIOTHEQUE  DE  PHILOLOGIE  ET  DE  LITTÉRATURE  MODERNES 


ÉTUDES  SUR  SCHILLER 

Le  «  sieur  Giller  »,  citoyen  français.  —  Le  pessimisme  de  Schiller. — Deux 
sources  médiévales  de  la  «  Fiancée,  de  Messine  ».  —  Schiller  et  Fichte.  — 
Schiller  et  Sovalis.  —  Schiller  et  Camille  Jordan.  —  Schiller  et  la  jeune 
Allemagne.  —  Schiller  et  Hebbel.  —  Schiller  et  V Autriche.  —  Schiller  et 
F. -A.  Lange.  —  Schiller  jugé  par  Wagner.  —  Schiller  et  Heinrich  von  Stein, 
par  Ch.  Schmidt,  A.  Fauconnet,  Ch.  Andler,  Xavier  Léon,  E.  Spenlé, 
F.  Baldexsperger,  J.  Dresch,  A.  Tïbal,  A.  Ehrhard,  Mm"  Talayrach 
d'Eckaudt,  H.  LlCHTENRERGER,  A.  LÉVY. 

1  volume  in  8  4  fr. 


ÉTUDE   CRITIQUE   SUR  LES 

RELATIONS  D'ERASME  et  de  LUTHER 

PAU  ANDRE  MEYER,  ancien  élève  de  l'École  normale  supérieure. 

1  volume  in  8.  Préface  de  Ch.  Andler  4  fr. 


LES  «  AFFINITES  ELECTIVES  »  DE  GŒTIŒ 

i'A r  ANDRÉ-FRANÇOIS  PONCET 

1  volume  in-8.  Préface  de  H.  Lichten berger.'  5  fr. 


CAROLINE  DE  GUNDERODE 

(1  780-1806) 

par  GENEVIÈVE  BIANQUIS,  agrégée  d'allemand,  docteur  Je  l'Université  de  Paris. 
1  volume  in-8,  accompagné  de  lettres  inédites.  ....    10  fr. 

L'ÉVOLUTION  MORALE  DE  GŒTHE 

T.ES   ANNÉES   DE   LIBRE   FORMATION  1749-1794 
PAR  H.   LOISEAU.  maître  de  Conférences  à  l'Université  de  Toulouse. 

1  fort  volume  in-8"  15  fr. 


LES  CONTES  DE  CANTERBURY 

DE  G.  CHAUCER 

Traduction  française  arec  une  introtwtion  et  des  notes 
par  Th.  Bahans,  J.  Bauchet,  Ch.  Bastide,  P.  Berger.  L.  Bourgogne, 
M.  Castelain,  L.  Cazamian,  Ch.  Cestre,  Ch.  Clermont,  J.  Delcourt, 
J.  Derocquigny,  C-M.Ga.rmer,  R.  IIuchon,  A.  Koszul,  L.  Làvault, 
K.  Legouis,  L.  Morel,  Ch.  Petit,  W.  Thomas,  G.  Vallod,  E.  Wahl. 

1  fort  volume  grand  in-8  12  fr. 


ROBERT  I1ERRICK 

CONTRIBUTION  A  l'ÉTUDK  DE  LA  POÉSIE  LYRIQUE  EN  ANGLETERRE  AU  XVII*  SIÈCLE 
PAR  F.  DELATTRE,  docteur  ès  lellres,  professeur  au  lycée  Charlemagne. 

1  volume  in-8  12  fr. 


105-12.  — 


Coulommieis.  Paul  BKOUAKD.  — 


1-12.